XXXV

 

BOULEVARD des Pyrénées. La terrasse de L’Aragon. Je fumais lentement une Dunhill bleue. La lumière de mai. Le funiculaire. Les Pyrénées. Deux putes couvertes de bijoux prenaient leur petit-déjeuner. Des dames chapeautées se rendaient à la messe…

Sur ma table, le pétrolier, quelques feuilles blanches, un verre, une bouteille d’eau vide de Seltz, Terre de Diamant de Kenneth White, et une lettre de Laure. Elle m’écrivait de Paris. Elle participait au stage de danse de Rick Odums, le chorégraphe noir qui dansait avec Julia Migenes Johnson, lors de son Grand Échiquier. Laure danse. Jazz uniquement. Elle profite des vacances scolaires et des week-ends prolongés qu’offre le mois de mai pour danser à Paris Centre, à Nice, à Toulouse, à Pau ou à Cannes chez Rosella Hightower. Ses chorégraphes préférés, ceux dont elle suit les cours, sont Rick Odums et Rita Moreno, la fiancée brune et racée de George Chakiris dans West Side Story.

Je rédigeais un portrait de Kenneth White, l’écossais de San Fransisco. Le garçon de café passait régulièrement pour me servir une nouvelle Suze dans laquelle je versais moi-même un peu d’eau de Seltz. Le tabac fait du mal aux poumons. La Suze, apéritif à base de gentiane, fait du bien aux bronches. Le poison et le contre-poison…

Je tirai une dernière fois sur ma cigarette et relus à voix basse la phrase inaugurale de mon texte :

— Kenneth White, qui n’est pas le demi de mêlée du quinze d’Écosse, est le véritable auteur de Terre de Diamant, paru chez Grasset…

J’accouchais, une fois de plus, d’un article structuraliste…

J’ai connu White à Tarbes, dans les studios d’Adour FM. Marin de l’âme, il m’avait parlé de « rivages », de « dérives » et de « monde blanc ». Maçon de sons, je lui avais parlé de l’Occitanie, de Nougaro, de René Nelli et de Bernard Lubat. Il connaissait l’œuvre de René Nelli, aimait tout particulièrement Sing Sing Song et avait rencontré Lubat à Saint-Jean-de-Luz. On s’était revu souvent, chez lui, à Pau, avenue Nitot, Résidence d’Aspin III.

L’appartement de White à Pau. On sonnait. On attendait quelques secondes. La porte s’ouvrait à peine. Un œil scrutateur, presque menaçant, apparaissait. Une voix rassurée disait : « Ah, c’est toi, vieux ! » On entendait aussitôt un bruit de chaîne et la porte s’ouvrait totalement. Kenneth White vivait barricadé de la sorte depuis qu’un vendeur d’aspirateurs s’était engouffré dans son appartement, alors qu’il composait son Ode à la Bretagne blanche. Il possédait depuis deux aspirateurs et vivait dans la hantise du troisième.

Chez White, on devait se déchausser en entrant. On passait une heure ou deux dans son salon. On parlait de la poésie. On refaisait le monde en chaussettes.

White écrivait dans sa pièce peinte en blanc. Sa table de travail, blanche également, était appuyée contre un mur auquel étaient épinglés des papiers, adresses, trouvailles verbales nocturnes, rendez-vous, poèmes à revoir, courrier en attente. Les manuscrits étaient posés par terre, paquets de feuilles d’épaisseurs diverses. Sur chacun d’eux, une pierre luisante que White avait dû ramasser au cours de ses pérégrinations dans le Col de Marie-Blanque. Il me parlait souvent de ce petit col des Pyrénées, ignoré des touristes et, souvent, des Pyrénéens eux-mêmes, col paisible, silencieux et profond auquel il avait consacré un poème, publié dans Terre de Diamant, intitulé Prose pour le Col de Marie-Blanque.

À Pau, White écrivait beaucoup et tricotait lui-même ses pulls bleu marine. Il était capable de parler de René Char sans cesser pour autant de tricoter. De temps en temps, il posait son ouvrage, proposait un autre verre de scotch, et reprenait le fil de sa pensée, toujours aiguë, toujours séduisante.

White a quitté Pau. Je lui enverrai mon texte à Trebeurden. Je pensais au col de Marie-Blanque. J’allumais une cigarette et ouvris Terre de Diamant, à la page 220. « Prose pour le col Marie Blanque. » Version anglaise. Version française. Ce texte, bite d’âne, je vais le traduire en gascon! Aujourd’hui même! Je l’enverrai à White dès que possible, et surtout je le donnerai aux élèves qui suivent le cours d’occitan. Ils présenteront White en gascon au Bac. Manciet et White : enracinement et ouverture.

Je bus une dernière Suze et regardai ma montre. Je n’avais pas envie de rejoindre l’hôtel. Je préfèrais déjeuner ici, avec, sur ma feuille, la longue route rouge, chère à Kenneth White et, devant les yeux, les Pyrénées longues et immobiles, blanches et bleues. De plus, une des deux putes assises à la table voisine ne cessait de me regarder.