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LE Petit Marrakech. Le jet d’eau. La brique rose. J’écrivais dans la bibliothèque de Laure. « Des meubles luisants, polis par les ans…» Je rédigeais un article pour la revue Jazz Hot, un portrait de Bernard Lubat. Jazz Hot préparait un numéro hors série consacré au jazz français, et Gérald Arnaud m’avait confié la page « Lubat ». À ce portrait, devait s’ajouter un compte rendu de L’Idiome Sandwich, l’album du grand Sachem d’Uzeste, paru au Chant du Monde. J’étais seul dans cette grande demeure liquide, seul aux commandes du Petit Marrakech. Laure donnait ses cours à Saint- Sernin. Marivaux, Steinbeck, Le Clézio… Elle serait là, à midi. Moi, j’étais malade. Huit jours de repos. Huit jours pour écrire. Certificat médical de complaisance. Je ne supportais plus les mesquineries du Collège, ce cancer quotidien, éminemment rongeur. Les attaques toujours déguisées d’Ursula Ossi, la condescendance avec laquelle le Père Elbeuf parlait de moi à des collègues attentifs, les lâchetés nappées de courtoisie cucul d’Anne Le Vergé me maintenaient sur le qui-vive, et, quoiqu’elles fissent – tout au moins le pensais-je – le régal de mon tempérament hargneux, commençaient à venir à bout de mon énergie et de mon optimisme. J’étais las, et cette lassitude me dérangeait dans ma vie d’écrivain. Au Collège, j’étais trop énervé pour profiter des heures creuses. Au lieu de m’enfermer à la bibliothèque, avec mon cahier Clairefontaine, sur lequel s’inscrivaient les paragraphes disjoints du Lait de Lune, je traînais dans les couloirs, dans la salle des profs, en fumant beaucoup. À Lannemezan, dans mon appartement, je faisais les cent pas. Je me servais des Suze cassis, je regardais les copies s’entasser sur mon bureau. Ne faire que le minimum : j’avais peur d’en arriver là.
Je pensais à Marcel, à son terrible « Nous, c’est trop tard! » Il employait cette expression pour désigner une génération, la nôtre, qui n’aura connu de la société de consommation que les critiques multiples dont elle aura été accablée. Nous, c’est trop tard pour le poème et la Californie. Fin de siècle. Toute la viande interne, tout le sang de l’esprit, stocké, étiqueté, en flacons, en sachets, en barquettes alu, sous vide, prix unique, vérifié, contrôlé, machine à démagnétiser, treize chiffres au bas du paquet. Mais cette mort est sans hoquet, ce poéticide est sucré. En douceur, in the baba, in the Ali Baba. Trigano, ouvre-toi! Mais Trigano ne s’ouvre plus! Nous, c’est trop tard. Assassinés, sans même avoir été gavés, canards absurdes. Je ne me suis jamais révolté. Je suis différent de Marcel. Cet assassinat à pas feutrés, Carrefour et Seguela, lui est insupportable. Un quotidien mou, l’Histoire lui passe sous le nez. Pour tout dire, Marcel aurait fait un bon général. Sa révolte résulte d’une nostalgie. La nostalgie des temps héroïques : Eric von Stroheim, Rommel, Marcel Schwarz, Le Graff von Spe… Victoire, échec, qu’importe! Tout sauf cette absence d’aventure ! Tout sauf cet insupportable SAMU social ! Je ne suis pas Marcel Schwarz. Je ne me suis jamais révolté. Suis-je résigné? Non! Mais, à tout prendre, je préfère la caverne d’Ali Baba, à toutes les saloperies historiques du style « Waterloo, Waterloo, morne plaine…» Je préfère la corné d’abondance et le bidet à ces immondes partouzes sanglantes et patriotiques, qui font bander les « bustes à pattes ». Je me suis peut-être trompé. Je croyais la société de gavage sans danger. J’étais ailleurs quoique dedans. En fait, mon socle céleste – je suis l’enfant d’un très ancien silence et d’un câlin de brume –, ce socle que Le Lait de Lune a pour mission de reconstituer, me préservait, on ne peut mieux, des sournoises pollutions sociales, dont je découvre aujourd’hui l’existence. Ce qui se passe à Notre-Dame-de-la-Frondaison participe d’un vaste complot. Le complot des cloportes. Je suis incapable de l’ignorer. Je suis incapable du sommeil des plus vieux lézards. Je ne suis pas Cioran. Je vais, autant que faire se peut, le dénoncer. Mais pas au nom des valeurs que défend Paul Guth. Pas question de dire, avec Sartre : « Les Français n’ont jamais été aussi libres que sous l’Occupation. » Le complot des cloportes ne me fera pas regretter le complot des tyrans. Je dénoncerai le KGB local, au nom du Lait de Lune, au nom de l’ombre et de la lune, au nom de Laure et du vent sous la queue.
Je reposai mon pétrolier, me passai la main dans les cheveux et relus quelques phrases, afin de mieux goûter la justesse de leur tempo. Je marche au gueuloir. Je reste fidèle à Flaubert. Je traque le hiatus. Je gomme les relatifs. Les premiers mots envoient la mélodie. Je m’occupe de l’orchestration et des arrangements. Rythmique. Tissage. Texte. Texture. Vérifications multiples. Je sculpte. Je lime. Je cisèle. Je scelle mon rêve flottant dans le bloc résistant…
Je cherchais, en vain, tout en refermant mon grand cahier Clairefontaine, le paquet de cigarettes. J’avais oublié que j’étais chez Laure. Laure ne fume pas. Il n’y a, sur son bureau, ni cigarette ni cendrier. Mes Dunhill étaient restées dans la cuisine. Je me levai.
Sur le guéridon, devant la fenêtre, un cahier rouge. Le manuscrit inachevé de La Peau liquide. Mon premier roman. Mon cul-de-sac. Mon impasse. Mon échec balzacien. Laure relisait La Peau liquide, je le savais. Laure croit en ce roman. Elle pense que je dois le reprendre suivant de nouvelles perspectives, notamment en disant « je ». Ce « je » auquel j’avais naïvement renoncé sous prétexte que j’écrivais un roman. La Peau liquide : un roman avec un « je » qui joue mon jeu. Laure y croit. Nous verrons.
Le long couloir, sombre et craquant. La poignée ronde de la porte blanche donnant sur la cuisine en rotin laqué. Sie Matic. J’allumai la radio. Macao, par le Grand Orchestre du Splendid. Une cigarette. « Ça sent lé sa-ang, é-car-la-té…» Les voyants du four étaient allumés. Laure avait programmé la cuisson du rôti. Super cuisine accueillante et blonde, électronique et rotin des Philippines. Sie Matic. Si j’ai le Goncourt, je parlerai des cuisines Sie Matic dans mes interviews. J’enverrai un exemplaire dédicacé au siège social de la firme. Pour me remercier de cette publicité hautement culturelle, ils m’offriront la Sie Matic de mon choix. Je choisirai la Sie Matic en rotin laqué des Philippines. Double page dans Madame Figaro. Photo couleurs super léchée. Ambiance super clean. Commentaire super cucul. La photographie me représenterait, assis dans ma cuisine. Tricot Lacoste. Chemise à fines rayures. Cravate en soie. À ma droite, sur la table, une pile de livres, avec le bandeau rouge Goncourt. À mes pieds, un sac postal : le courrier de mes admiratrices. À ma gauche, sur la table, une bouteille de Suze, une d’eau de Seltz, et, sur le mur, au-dessus de ma tête, un poster publicitaire Suze, en sépia. Tous les élèves du collège auraient cette photo sur leur classeur : Ursula Ossi refuserait de la mettre dans son bureau. La Ligue anti-alcoolique porterait plainte : pas de pub pour l’alcool! Roland Topor prendrait ma défense dans Le Canard Enchaîné. La conclusion de son article : « Évitons de sombrer dans Vanti-alcoolisme primaire! ». L’adaptation cinématographique de mon roman passerait chez Berlusconi, entrecoupée de pub Dunhill, Suze, Sie Matic, Canon, Mont Blanc et Dior lingerie fine. Les films, bientôt, seront tous entrecoupés de pub. L’écrivain doit en tenir compte. À lui d’imposer ses sponsors, en les nommant habilement dans son texte, ce que je fais dans ce livre, ou, plus simplement, en jouant des ressemblances et des échos. Exemple : film porno, super soleil, sable, fente, gros plan sur un clitoris, aussitôt : pub pour les cacahuètes Benenuts… Autre exemple : reportage sur les sévices sexuels en Centrafrique, la première lame rase les couilles, la seconde coupe le gland avant qu’il ne se rétracte, aussitôt : pub rasoirs Gillette Mes Deux… À l’artiste, romancier devenu scénariste, de comprendre la poésie de son temps, comme dirait Seguela…
Ce qui m’embarrasse, concernant l’adaptation cinématographique de mon roman, c’est le choix des acteurs. Pour moi, pas de problème. Un beau brun, intelligent, qui écrive et qui danse, ça doit se trouver. Laure est introuvable. Laure vient d’un autre cinéma. Laure est mystérieuse et distante, le feu sous la glace, Laure n’a de place que chez M. Hitchcock. Et ça, c’est fini… Regardez nos stars, plus aucun mystère! Elles n’arrêtent pas de se foutre à poil. Physiquement d’abord. Ça encore, c’est pas grave, on découvre leurs trous auréolés de lumière et d’ASA, c’est le mystère visible. Ce qui est insoutenable, c’est la mise à poil de l’âme. Elles sont toutes bavardes. Elles se racontent. Elles veulent plaire à la connasse qui, tous les ans, se réabonne à Femme Pratique. Pour ça, elles sont prêtes à se trouver des défauts. Quel gâchis! Quel assassinat! Aux dernières nouvelles, Adjani avoue ne pas toujours s’aimer. C’est pire qu’un mensonge, c’est une idiotie. Toutes se mettent à poil. Elles brisent sans vergogne le rêve dont elles sont porteuses, mais qui ne leur appartient pas. Il suffit de les voir défiler durant cette pénible nuit des Césars pour comprendre. Il n’y a que Deneuve qui s’en sorte. Deneuve, c’est Deneuve. Mais elle ne peut jouer le rôle de Laure. Laure n’a pas trente ans. Elles ont des éclats distincts, l’éclat d’âges séparés.
La nuit des Césars, c’est la débâcle de la Beauté. Rien ne m’est plus insupportable que d’entendre Sophie Marceau dire « Bonsoir! » Il y a Charlotte Gainsbourg, heureusement. Charlotte est une enfant. De vraies larmes d’enfant coulent sur ses joues pâles, agacées de mèches. Charlotte est adorable, mais n’a rien de Laure. Si je tombais sous le charme d’une de mes élèves, Charlotte pourrait parfaitement jouer le rôle de cette élève. Mais ça, ce n’est pas dans mon scénario interne… Non, la nuit des Césars, quel enfer! Binoche and C°, manque de classe. Miou-Miou? Ah non, surtout pas Miou-Miou, son nom d’artiste pue le café théâtre. Quelle horreur! Et puis sa voix geignarde, mini sanglot infernal… Et puis ses déclarations fracassantes et métaphysiques me gonflent. Jugez plutôt : « Duras, elle a tout compris, cette femme…» Pas de ça chez moi! Je les entends piailler, les crétines aux Césars. Pourquoi n’attaquez-vous que les femmes? Et les hommes, espèce de lâche, vous n’avez rien à dire sur les hommes? Non, mesdames, précisément, je n’ai rien à dire! Silence total! Je ne parle que des femmes. Soit, disent-elles, mais la femme a des droits, non ! Ça y est, nous y voilà ! La grande ronchonnerie fin de siècle. Les droits de la femme. La femme à mes yeux, n’a qu’un droit : le droit de me faire souffrir. Le reste, c’est le discours social, c’est-à-dire Royal Canin, et je ne vais pas me laisser taquiner le prépuce par la bande à Roudy…
À l’évidence, il n’y a que Laure qui puisse jouer le rôle de Laure. Classe, silence et voix. Laure. J’entends son pas. Elle arrive. Je vous laisse…