XXII
JE tutoie Ursula Ossi. Ce détail a dû vous frapper. Au collège Notre-Dame-de-la-Frondaison, il existe deux catégories de professeurs. Ceux qui tutoient Ossi, et ceux qui la vouvoient.
La tutoient ceux qui sont entrés au collège, avant qu’elle n’exerce, dans ce paisible établissement campagnard, les fonctions de directrice du second cycle. C’est mon cas. Lors de mon arrivée au collège, Ursula Ossi était professeur de mathématiques parmi d’autres, avec son cartable en simili cuir, une espèce de sac rigide à bretelles, qui pendait à son épaule, et qui, quand elle marchait trop vite, tapait sur son gros cul. Nous entretenions à l’époque des rapports humains remarquables. Nous nous croisions dans la cour. Quand il pleuvait, nous nous disions : « Il pleut! » Quand il faisait beau, nous nous disions : « Il fait beau! » Elle me souriait. À l’époque, je lui souriais aussi.
Un professeur de mathématiques parmi d’autres, mais pas comme les autres. Ursula Ossi, en effet, jouissait de l’estime du Père Elbeuf, ce que personne d’autre n’a jamais pu revendiquer. Elle en jouit encore. Elle est toujours la seule. Ça fait partie de son bonheur. De plus, elle était la patronne du syndicat. Elle s’agitait beaucoup, avec ses deux copines, Julie Dorgan et Claudia Cachot, tracteuses, afficheuses, punaiseuses, questionneuses tout terrain bref, de parfaites militantes. Je ne dis pas de base. Ce serait un pléonasme. Leur but : « transformer les structures du collège au niveau de la direction, chercher une nouvelle définition des rapports directeur/professeurs et professeurs/élèves, s’entendre sur l’existence ou non d’une spécificité du collège au sein de l’espace éducatif, poser la question : qui fait quoi, ici, et pourquoi ici. » Fin de citation. Ce jargon pédagogique, véritable écran de mots, masquait un projet machiavélique, dont les porteuses de valise d’Ursula, ignoraient jusqu’à l’existence : le déboulonnage pur et simple du Père Asso, directeur du Collège, tous cycles confondus. Aux yeux des copines d’Ursula, gavées de Canigou idéologique et de ronron culturel, le Père Asso était « out ». Le mot est de Julie Dorgan, professeur d’anglais. Il fallait « moderniser tout ça ». La formule est de Claudia Cachot, professeur d’espagnol. Pour Ursula Ossi, le Père Asso était de trop. Il lui barrait la route du pouvoir. Et le pouvoir, Ursula Ossi a toujours rêvé de coucher avec.
En prenant la tête du syndicat, elle devint intouchable et put, sous couvert de pédagogie, combattre le Père Asso, lequel avait transformé cette vieille institution comptant au départ trois cents élèves à peine, en un lycée moderne, dont l’effectif aujourd’hui dépasse le millier. Asso a réussi et s’est fait beaucoup d’ennemis. À l’extérieur du collège. Ça l’occupait. Avec Ossi, il en eut à l’intérieur. Ça le fit choir. Il démissionna. Elle prit sa place dans le second cycle, et Lagalaye devint directeur du premier cycle. Dans trois ans, il aura démissionné ou conduira les cars. Elle, elle s’accroche, s’incruste, prépare le grand putsch final. Ses amis syndicalistes savent aujourd’hui qu’elle s’est servie d’eux. Ils sont à la fois oiphelins et cocus. Ursula Ossi est invisible et omniprésente. Elle ne reçoit que sur rendez-vous et dialogue avec les professeurs par l’intermédiaire de circulaires que Marthe Legras fixe docilement avec des punaises sur le panneau central du tableau d’affichage, communément appelé « babillard ». Le syndicat n’a plus d’adhérents. Claudia Cachot et Julie Dorgan s’occupent d’Amnesty International, et le Père Asso de l’entretien de la chapelle.