XIX

 

— ASSIEDS-TOI, je te prie…

De nouveau dans son bureau. Ursula adore convoquer. Ça la rassure, ça lui rappelle qu’elle existe. Quelques mots écrits au feutre sur du papier recyclé plié en deux et agrafé; on trouve ça dans son casier, salle des professeurs, c’est le signal, branle-bas de combat, annulez tous les rendez-vous, direction le QG où le grand-chef attend. « Je souhaite te voir à mon bureau, mardi matin, entre onze heures et midi. » Tel était le contenu du message me concernant.

Je la remerciai en m’asseyant. Le téléphone sonna. Elle me demanda de bien vouloir l’excuser et décrocha.

— Oui… oui… oui… oui… oui… oui…

Ursula, c’est ça! Une succession de « oui », lisses, espacés, dits d’une voix chantante, laquelle masque un calcul permanent et glacé.

Comment est Ursula? O.K., je vous réponds pendant qu’elle est au téléphone! Un visage plutôt agréable, avec des yeux ronds et de larges trous de nez. Grande mais grosse. De gros seins, un gros cul. Son cul, je l’ai vu une fois. Elle était en pantalon. Elle marchait devant moi. Elle s’arrêta pour dire quelque chose à la bibliothécaire. Elle était arrêtée et son cul tremblait encore sur lui-même, comme fait le flan quand on le démoule. Bref, cellulite, goutte d’huile, culotte de cheval, peau d’orange, toute la panoplie, courrier des lectrices de Marie-Claire, conseils du docteur Machin Chouette, clinique privée, opération « Spécial Lipides »…

Elle raccrocha. Croisa les bras. Me regarda. Sourit et dit :

— Une élève est venue dans ta classe et tu l’as renvoyée en lui disant : « Je ne prête mon tampon ni aux profs de maths ni aux faux professeurs de lettres…» J’attends tes explications!

— As-tu ri? lui demandai-je.

Je pouvais y aller. Elle ne se met jamais tout de suite en colère. Elle se retient toujours. Elle se constipe les neurones, c’est sa stratégie. J’insistai, pour qu’elle explose, pour qu’elle récite sa leçon.

— Je voulais dire que tu avais dû bigrement te marrer quand on t’a rapporté ça…

— Je n’ai pas eu envie de rire, je te rappelle que tu fais partie d’une équipe pédagogique, et tu dois veiller à ce qu’elle puisse fonctionner harmonieusement.

Ursula Ossi commençait sa tirade. Elle a une prédilection pour l’adjectif « pédagogique ». Projet pédagogique, équipe pédagogique, autant d’expressions qui encombrent les innombrables circulaires, qu’elle fait distribuer par Marthe Legras, sa vaillante secrétaire. Quand le Père Asso dirigeait seul le Collège, elles étaient déjà ensemble au syndicat. Elles rédigeaient les tracts ensemble. Ensemble, elles sont passées du tract à la circulaire. Marthe Legras a une place privilégiée dans le cœur d’Ursula. Elle est, pour elle, plus qu’une secrétaire : une apparatchik.

— Écoute, je ne crois pas qu’un prof de maths se soit plaint. Ce n’était qu’un gag, une galipette verbale !

— Non, dit-elle sèchement, c’est de la dérision et ça, je ne peux le tolérer!

— C’est du rire, Ursula, du rire, un rire qui fait partie de mon one man show.

Mon one man show. Je lui rappelais, par ce mot, de mauvais souvenirs. Une pré-rentrée difficile. Sa première pré-rentrée, en qualité de directrice. Je dis bien « pré-rentrée », car les profs rentrent toujours une semaine avant les élèves, qu’on se le dise… Donc Ursula nous avait réunis pour parler effectifs, emploi du temps, mutations, comme le fait n’importe quel directeur d’établissement scolaire. Mais Ursula Ossi a quelque chose en plus. Elle a un projet pédagogique, Ursula. Elle est abonnée au Monde de l’Éducation. Elle lit Science & Vie. Le Bulletin Officiel de l’Éducation nationale est son journal préféré. Tout ça pour dire qu’elle nous avait proposé une « table ronde, par niveau et/ou par matière, le choix restant à définir, avec, comme problématique, le professeur et l’élève, l’élève et le professeur », bref « le rapport à l’autre », comme s’était empressée de dire Anne Le Vergé, qui est toujours la première à comprendre. Je me souviens encore des mots qui avaient été les miens ce jour-là, un feu d’artifice, une bastonnade verbale :

— Une entrée en classe, c’est une entrée en scène. Vos discours, c’est du vent. Il n’y a de vrai que les trente paires d’yeux qui remarquent tout de suite que, manque de pot, vous avez la braguette ouverte… Il faut leur faire un numéro aux chéris, il faut leur branlocher l’âme, sans quoi ils ne retiennent rien, moi je vous le dis. Un cours, c’est un one man show. Parfois, on fait un malheur. Parfois, on prend un bide. Et pour prendre un bide, il suffit d’appliquer les consignes données par le B.O. ou les inspecteurs pédagogiques régionaux… Enseigner, c’est débarquer sur la planète des gosses, et sur la planète des gosses, il n’y a de place que pour les contes et pour les souvenirs. Pour leur faire comprendre Baudelaire, je leur raconte qu’il ne fréquentait que les poètes et les putes…

— Ça s’appelle de la démagogie, avait dit Ursula Ossi, qui, depuis quelques secondes, cherchait l’occasion de m’interrompre…

— Ça s’appelle de l’amour! avais-je rétorqué. Amour des mots, amour du théâtre, amour des gosses, et quand on ne les aime pas, ils le sentent, et quand ils le sentent, on va chercher le Père Elbeuf pour sauver son cours!

La gifle! Ursula Ossi était devenue toute rouge. Nombreux étaient ceux qui connaissaient l’histoire. À ses débuts, les élèves lui tapaient un boxon d’enfer. Et le Père Elbeuf, à l’époque Préfet de Discipline, assistait à ses cours, pour éviter le moindre chahut. Ursula Ossi a commencé par échouer. Je l’ai constaté : ceux qui choisissent de devenir directeur ou inspecteur, le font, soit pour masquer un échec professionnel, soit par goût du pouvoir. À ce niveau, Ursula cumule…

Elle ouvrit les tiroirs de son bureau. Elle en sortit un classeur. En couverture, un portrait en couleurs de Jacques Higelin. Le classeur de Marsan.

— Le contrôle commun de français portait sur Sartre; un sujet bien précis, et tu as traité avec tes élèves un sujet analogue, dans la semaine précédant le contrôle : j’attends tes explications.

— Des explications sur quoi, au juste ? Sur le laps de temps séparant les deux épreuves, ou sur leur similitude ?

— Les autres élèves, notamment ceux d’Anne Le Vergé, ont été perturbés par…

— Pourquoi? Ils n’ont pas pu copier sur les miens pendant l’épreuve? ricanai-je.

Tu te trompes de ton, Christophe, tu te trompes de ton!

Elle affectionne l’expression « tu te trompes de ton », qu’elle emploie toutefois bien moins que « tu ne sais pas tout ».

— Écoute, où est le problème, je veux dire le problème pédagogique, bien sûr. Le contrôle commun n’est pas un concours. Il n’y a pas de classement. Je ne vois pas ce qui gêne Anne Le Vergé. Que lui importent les notes qu’auront mes élèves! Mais que t’a-t-elle dit, au juste, je crois que je ne sais pas tout…

— Eh bien, le problème, c’est que les élèves, au niveau de l’épreuve, n’étaient pas placés dans les mêmes conditions!

— Qu’importe, Ursula, il ne s’agit pas d’un concours, il s’agissait de faire travailler les élèves en temps limité, c’est tout. Les miens avaient traité avec moi une question semblable, et alors ! Je vais bien voir s’ils ont su ou non réutiliser ce qui a été dit et fait en classe. C’est très intéressant, d’un point de vue pédagogique!

— Je te demanderais, dorénavant, de tenir compte de la notion d’équipe pédagogique…

— Écoute, Ursula, tu diras à ta copine qu’elle ne m’avait même pas consulté, pour le choix du sujet ! Salut! Bon appétit!

J’étais sorti de son bureau en claquant la porte. Travail d’équipe, travail d’équipe, pauvre conne! Je travaille seul, moi, avec mes élèves. Je ne demande de compte à personne, moi, et je t’emmerde Ursula! Je fais mon cours, comme je l’entends, toujours dans la viande, et je t’emmerde Ursula! Je te pisse au cul! Je te chie au nez, triple conne! Je t’aurai oui, je t’aurai! Car je vais l’écrire ce roman sur toi! Je vais te rentrer dans la cellulite, crois-moi ! Oui, un roman au vitriol, un fût de dioxyne, dirait Hallier! Son titre : Portrait de la Pétasse. Super ! Du Sollers, ce titre ! Du Sollers ! Un titre sollersien! Portrait de la Pétasse, c’est monstrueux !

— Qu’est-ce que je risque? Le livre marche, j’ai le Goncourt, interviews, conférences, Chancel, Pivot, Ockrent, 7 sur 7, Le Départemental, Le Monde, Le Figaro, Bonne Soirée, Télé 7 Jours, Paris Match, Jours de France, Point de Vue Images du Monde, VSD, Le Chasseur Français, La Vie Catholique, Le Figaro Magazine et… Le Jeu de la Vérité! J’hésite puis j’accepte. Costume bleu marine très foncé, dentifrice Émail Diamant, chaussures blanches, fume-cigarette, un soupçon de barbe, « classieux », dirait Gainsbourg. Côté chansons, à fond dans le show biz : Dalida, Vartan, Sheila, Sardou, Suza. Super taux d’écoute, tous les mongoliens rivés à la télé, un million d’exemplaires vendus. Cinq cent mille exemplaires de mieux grâce à la minute lyrique : Jacques Brel, Ne me quitte pas, document d’archives. Ça marche à fond, croyez-moi ! Martin, Sabatier, Lux font régulièrement le coup. Laisse-moi devenir l’ombre de ton ombre, ça plaît aux instituteurs et aux P.E.G.C. Pour toucher les parents d’élèves, c’est plus délicat… Cela dit, avec Lama et Mathieu, en principe, on assure! Pour les questions, pas de problème, j’assure aussi. Je fais la pute. J’suis pas con, je sais très bien que ceux qui téléphonent sont ceux qui écrivent dans le courrier des lecteurs de Télé 7 Jours.

— Bonsoir, Patrick, bonsoir, Christophe!

— Bonsoir, madame!

— Christophe, que pensez-vous du succès de La Valise en carton?

Lecteurs adorés, appréciez la réponse! Démagogie toutes!

— C’est un succès mérité. Linda a écrit un beau livre, un témoignage douloureux. Elle a fait des pages avec de la souffrance. C’est un livre sans artifice, qui colle à la vie, et c’est pour cela que le public l’a choisi, parce que le public choisit toujours la vie!

Je vous dis pas le tabac ! Tout le monde se lève et applaudit. Gros plan sur Linda de Suza qui chiale comme une madeleine, et qui, du coup, vend cinq cent mille exemplaires supplémentaires de son best-seller merdique. Et moi, pute, parmi les putes, je me lève, je pleure aussi, et je l’embrasse. Ensemble nous regardons la caméra. Patrick Sabatier nous sourit, il est ému, je dis : « Bravo, Linda, bravo! » Aussitôt hold-up dans les librairies, on s’arrache mon livre, je signe des millions d’autographes, j’achète une Porsche, une villa à Biarritz, Ursula Ossi devient folle.