XVI
— GILBERT, encore merci d’avoir accepté ce direct téléphonique! Ton concert à Pau, c’est pour bientôt, dans quinze jours exactement, Radio Tripot sera là évidemment! On se quitte en écoutant Hello Boby, c’est un hommage à Boby Lapointe, et c’est extrait de L’Année du Rat, ton tout dernier album. Salut, Gilbert!
Je retirai mon casque, direction la régie. Freddo me tendit le combiné. Je remerciai Gilbert Laffaille, une dernière fois, avant de raccrocher. Freddo était satisfait. Gilbert Laffaille en direct, à quelques heures de sa dernière au Théâtre de l’Escalier d’Or à Paris, et à deux semaines de son passage à Pau : le scoop!
Je regardai ma montre : onze heures cinquante-six!
— Derrière Laffaille, tu envoies le générique. Je me casse!
— O.K.! répondit Freddo, tu embrasses Laure…
Laure m’attendait à l’hôtel Continental. J’avais
quitté la chambre à dix heures pour rejoindre les studios. Laure dormait. Elle avait dû prendre son petit déjeuner à onze heures et suivre l’émission dans son bain, en chantonnant Le Mâle Aimé. Laure aime beaucoup les chansons de Gilbert Laffaille, Neuilly blues bien sûr, mais aussi Gilou ou encore La Chine.
La pluie froide. Je courus jusqu’à la voiture, avec mes disques sous le bras. Contact. Essuie-glaces. Autoradio. Allume-cigare. Cigarette. Cendrier. Direction le Continental. Marcel Schwarz, descendu de Lille pour trois jours à peine, devait nous y retrouver. Marcel a enseigné à Muret pendant deux ans, en qualité d’auxiliaire, avant de passer l’agrégation. Reçu, il a été nommé dans le Nord. Pas de retour à Toulouse avant dix ans. Il le sait.
Il m’attendait au bar de l’hôtel. En me voyant, il ajusta son monocle imaginaire, se redressa, dit « Ach! » et me serra la main. Tempes rasées, menton toujours relevé, pantalon toujours dans les bottes, Marcel Schwarz se prend pour Eric von Stroheim. À Toulouse, à la fac, son look original dérangeait les gauchistes qui faisaient la révolution dans le hall d’entrée de l’U.E.R. de Géographie. À ceux qui l’interpellaient, il répondait toujours en allemand. Des insultes aussitôt fusaient : elles faisaient son bonheur. Ach, les manants, disait-il, à qui l’accompagnait, ach, les manants! On n’accompagnait pas Marcel Schwarz sans se compromettre. J’aimais accompagner Marcel Schwarz qui, politiquement, se définissait comme un libéral devancé. Ce dandy féroce qui lisait Gœthe et Céline, et n’écoutait plus que de la musique punk, fréquentait les putes et, de temps en temps, couchait avec quelques lycéens toulousains. « Je ne couche qu’avec des élèves du privé…» disait-il, pour se faire pardonner.
Laure descendait l’escalier. Nous la regardâmes descendre. Laure, pull Georges Picaud, sac besace, pantalon de cuir. Un pull ample et ras le cou, sans bijou, sans foulard. Un sac besace souple et lisse, sans coutures apparentes. Un pantalon de cuir très chic que je ne lui connaissais pas. Laure.
Laure commanda un porto blanc, Marcel un bourbon. Je commandai une Suze cassis. Marcel offrit des cigarettes blondes.
— Et Saint-Sernin ? demanda-t-il à Laure, en posant son briquet sur la table.
— Comme sur des roulettes! Je n’ai que des premières « A » et je n’ai pas hérité, cette année, des « A » par défaut…
Que sont des « A » par défaut? Je vous explique ça en deux minutes! Je sais, c’est maladroit d’intervenir de façon aussi abrupte. Vous commenciez à goûter le climat, l’ambiance, l’apéritif, paroles feutrées, confort et, vlan, j’interviens manu militari. Je sais, c’est maladroit, pire, c’est impoli. Je sais. Mais je sais aussi que, quand on a quelque chose à dire, il faut le dire. Un petit putsch verbal est parfois nécessaire. Stendhal, lui, ne se gênait pas… Mais rassurez-vous, la ressemblance avec le Grenoblois s’arrête à ce détail. Je ne vous infligerai jamais d’étude de mœurs. Chez moi, pas de longueurs. Je ne suis pas du style à potasser une vie quotidienne dans l’Éducation nationale au temps d’Ursula Ossi avant d’écrire ma première page. Bon, les « A » par défaut, qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qui se passe? Il se passe que le « A » proprement dit, entendez l’élève ayant un profil littéraire, est sommé de disparaître. L’avenir n’étant pas pour lui, le ministre est contre lui. Qu’il se terre! Qu’il rase les murs! Dehors l’amant du Beau, dehors le Monde, dehors le concret! Overdose de maths, les maths pour tous, hors les maths point de salut! Conséquence : la première « A » n’est plus celle des fans d’Audiberti et de Tristan Tzara. Elle est un mouroir pédagogique, une espèce de terrain vague, un quai triste et désert où rôdent – il fallait bien les parquer quelque part – des élèves tout ahuris d’avoir raté le train des maths. Ce sont les « A » par défaut…
— La salle des profs du lycée où je massacre une centaine d’élèves par jour, est un lieu d’intense communication, expliquait Marcel, en allumant sa seconde cigarette. Faut voir ça, c’est hilarant! Le cloporte qui a attrapé l’agrégation ne salue qu’un agrégé, et ainsi de suite… Non, je vous assure, c’est hilarant!
Je restai silencieux. Laure également. Inutile d’interroger Marcel, de lui demander de poursuivre, et, a fortiori, de le faire mousser. Marcel est autonome et performant. Il n’a pas besoin d’un type servile pour faire son show.
Moi, évidemment, je ne salue personne! Pas de compromis avec la race humaine! Et puis je veux la paix. Celui à qui tu as le malheur de dire machinalement « Salut, comment ça va » saute sur l’occasion pour te balancer à la gueule son quotidien sordide et ses malheurs d’homme : « Ma femme a un polype au cul, je n’ai pas fini de corriger mes copies, mon fils a eu un accident de moto, mon chien adore Royal Canin…» C’est insupportable! Moi, je ne supporte pas, je dis : la paix! Tu comprends, chaque fois qu’un individu, sous prétexte qu’il est un collègue, t’adresse la parole, c’est ta faculté d’indifférence qui est maltraitée. Je fais mon boulot, mais pas question d’entrer dans la ronde infernale. Pas question de réveiller la concierge qui dort en nous. On débite suffisamment de conneries en classe, pour enfin se taire dans les couloirs… Quel enfer!
J’avais demandé qu’on nous servît d’autres consommations. Marcel allumait sa troisième cigarette. Laure l’observait en souriant. Elle savait qu’il allait se lever d’un bond, en répétant : « Quel enfer! » Marcel se lèverait parce que ses monologues pleins de soufre, ses décharges cyniques l’excitent, le soulèvent, l’aveuglent. Marcel Schwarz se leva et dit : « Quel enfer! »
Marcel Schwarz! Je ne le connais qu’à travers ses provocations. Ses provocations, je ne les comprends qu’à travers ses lectures, Céline surtout. Marcel Schwarz est célinien. La race humaine le fait souffrir. Le désespoir est sa patrie. Il provoque pour moins souffrir. Laure a raison de dire que nous sommes différents : je provoque pour vivre davantage.
Nous nous étions levés. Nous nous dirigions vers la salle de restaurant. Dans ma main, la main de Laure. Marcel Schwarz réajustait son monocle : le maître d’hôtel venait vers nous.