XXVI
CE serait Austerlitz et les Thermopyles, Bir-Hakeim et Fort Alamo; je passais à l’assaut. Sus au Père Elbeuf.
Tous les mercredis matin, de huit heures à neuf heures, je fais cours dans la salle qu’il occupe de neuf heures à onze heures avec les Terminales A, qu’il gave de philosophie personnaliste. J’enseigne depuis cinq ans. Contrairement au Père Elbeuf qui, depuis trente-cinq ans, libère la salle au moment précis où la sonnerie retentit, je suis incapable de finir mon cours à l’heure. La sonnerie me surprend généralement au cours d’une envolée lyrique que je ne puis interrompre brutalement. J’occupe donc la salle quelques minutes supplémentaires, trois ou quatre maximum, le temps de trouver une chute, et sors en prenant soin de m’excuser auprès du collègue qui, dans la cour, attend. Le Père Dieudonné me répond : « Je vous en prie. » Marie-France Loriot, professeur d’anglais, me sourit d’un air pincé et bat des paupières. Simona Pataruc opine du chef et ajuste son imperméable. Alexis Lagalaye se secoue la cravate et dit : « Ça m’arrive aussi. » Elbeuf ne daigne pas me regarder, renifle et ne dit mot.
Quelle mouche l’avait piqué, je l’ignore. Toujours est-il que depuis quelques semaines il arrivait dans la seconde qui précède la sonnerie, et dès qu’elle retentissait ouvrait la porte sans prendre précaution de frapper. Quatre fois qu’il me faisait le coup ! Quatre fois que les élèves me regardaient stupéfaits. Une riposte s’imposait, Austerlitz et les Thermopyles, Bir-Hakeim et Fort Alamo.
J’entrai en classe plus excité que d’habitude. Gestes plus désordonnés. Parole plus hachée. Chorégraphie plus heurtée. La main plusieurs fois dans les cheveux. D’un bond sur le bureau.
— Bon, aujourd’hui, je lui rentre dans le chou! La provocation a assez duré! Peuple de 1er S3, ton honneur est en jeu, comme le mien. Ta dignité, comme la mienne a été bafouée ! Aux armes ! etc. Sus au tyran!
Les élèves reprirent en chœur :
— Sus au tyran!
Je fouillai dans ma poche.
— Regardez bien ceci, c’est un sifflet. Un sifflet de flic. Je vais lui crever tous les tympans, je vous le dis… Dans l’immédiat, on corrige l’essai littéraire. Nadine au tableau!
Nadine Puyo se leva.
Je pensais plus à mon coup de force qu’à ce que j’étais en train de dire à Nadine Puyo, qui recopiait au tableau le sujet du devoir. Mon plan était simple. Neuf heures moins le quart, on arrête le cours. Les chaises sur les tables. Les élèves en rang derrière moi, moi derrière la porte. Elbeuf arrive avec sa Samsonite. La sonnerie retentit. J’ouvre la porte avant qu’il ne l’ouvre. Coup de sifflet, les filles sortent une par une, en courant et en criant : « Bonjour, Père! » Second coup de sifflet, les mecs sortent à fond la caisse : « Au revoir, Père ! » Dans la cour tout le monde est plié de rire.
Neuf heures moins dix. Toutes les chaises étaient sur les tables.
— Vos gueules! Il faut un minimum d’ordre pour foutre le bordel.
Les élèves étaient en rang, entre le bureau et le tableau, trente élèves à la queue leu leu, cartable entre les bras, prêts à bondir. Marsan était au fond de la classe, et guettait par la fenêtre l’arrivée de la victime.
Je regardai ma montre. La sonnerie dans quelques secondes à peine. D’habitude, il est déjà là. Qu’est-ce qu’il fout?
— Il parle avec Bernardini, m’sieur, dit Marsan qui se tordait le cou pour mieux voir. Ça y est, il arrive !
La sonnerie retentit.
— Bougez pas! Vous attendez mon coup de sifflet!
Crâne d’œuf, grosse parka, Samsonite, Elbeuf se pointait. Je serrais la poignée de la porte. Il arriva à ma hauteur. J’ouvris la porte violemment. Il recula pour ne pas la prendre dans la figure. Quelqu’un éclata de rire. Je courus jusqu’au milieu de la cour, avant de m’arrêter, tourné vers la salle que je venais de quitter. Une vingtaine de mètres me séparaient d’Elbeuf. Premier coup de sifflet. Les filles sortirent en courant : « Bonjour Père, bonjour Père, bonjour Père…» Elbeuf regardait dans ma direction. Il fit mine de se diriger vers moi. Le second coup de sifflet l’immobilisa sur place. Tous les mecs dehors, un par un : « Au revoir Père, au revoir Père, au revoir Père…»
Les Terminales A se tournaient pour ne pas lui rire au nez. Le Père Elbeuf venait de perdre une bataille. En public. Il demanderait à Ursula de l’aider à gagner la guerre. Une guerre secrète…