XXVIII

 

JE remplissais en catastrophe les bulletins trimestriels. Le conseil de classe avait lieu à dix-sept heures quinze, soit trente minutes pour rédiger trente appréciations. Bien dans l’ensemble. En progrès. Peut mieux faire. Ne donne pas toute sa mesure. Attention au français écrit. Bien à l’oral. En baisse ce trimestre. Bon élève. Très bon travail…

J’aurais pu m’y prendre plus tôt. Le calendrier des conseils de classe était affiché depuis quinze jours sur le babillard. Quinze jours que les professeurs consciencieux avaient défilé dans le couloir, avec leur crayon et leur agenda, heureux de noter le jour et l’heure. Tous pareils, avec leur col fermé sans cravate, leur jupe fanée, leurs bottines fourrées, leur pipe qui pue, et leur petit sourire de contentement. Pensez donc, le moment de dire ce qu’ils avaient à dire était presque arrivé. J moins quinze. Dans quinze jours, on existe pleinement. On prend la parole. On dit « je voudrais aller plus loin ». On dit « je voudrais élargir le débat ». On a le pouvoir. On mouille. On jouit. On est assis à côté d’Ursula Ossi. On écoute ce qu’elle dit. Elle sourit, on sourit. On abonde dans son sens. On acquiesce avec la pipe. Un prof, c’est lâche. Ça n’arrête pas de lécher. Ça lèche les élèves, ça lèche le dirlo, ça lèche l’inspecteur. Ça a la trouille, au lieu d’avoir le trac. Un prof digne de ce nom devrait avoir tué au moins une fois dans sa vie. Un inspecteur par exemple, le jour de l’inspection. Quand on voit arriver ce malade mental, ce cocu du réel, ce petit flic, cet assassin propre, couvert par la Loi, on devrait sortir son colt Python 357 Magnum. Au lieu de ça, on le reçoit en grande pompe. On a sorti la cravate, la jupette bleu marine, on est passé au nettoyage à sec, on a demandé à Ossi une salle propre, bien éclairée, on a enlevé soi-même les papiers, on a demandé à Bernard Bernardini d’empêcher les élèves d’y fumer pendant la récréation… On le reçoit l’inspecteur, on lui désigne la jolie table qu’on lui a réservée, avec la jolie chaise, on l’a entouré des meilleurs élèves, on lui porte soi-même le cahier de textes de la classe… On est lamentable, larvesque. Au lieu de lui loger une bastos dans les entrailles, on le reçoit, tapis rouge, trouille au cul, et on se chie dessus pendant une heure, devant les élèves! La honte! Un prof, c’est lâche, ça ne tirera jamais sur un inspecteur. L’inspecteur le sait. C’est pour ça qu’il vient…

Manque de participation à l’oral. Doit se ressaisir. L’écrit laisse à désirer. Élève discret mais efficace. Bien dans l’ensemble. Des progrès restent à faire. Continuez… Je suis toujours en retard avec les carnets. Je les remplis au dernier moment. À chaque heure libre, à chaque cours qui saute, au lieu d’accomplir les tâches administratives qu’impose le métier de professeur, j’écris. Pareil à un junkie enfermé à double tour dans les chiottes d’un hôtel sordide, je me barricade dans une salle de classe vide qui sent la craie et le cheveu d’élève, je sors ma seringue, et, sous l’œil éberlué des blattes, je me pique aux mots…

Je rejoignis la salle d’audio-visuel, où se déroulent toujours les conseils de classe. Une salle froide et sans passé. Moquette beige et tables lisses, sans graffiti. Une salle sans poster aux murs, éclairée par des néons qui grésillent.

Les tables étaient disposées en U. Marthe Legras était déjà assise. À sa gauche, une chaise vide, celle qu’occuperait Ossi, et, sur la table, devant elle, les dossiers des élèves. La plupart des professeurs étaient arrivés. Marie-France Loriot demanda à Solange Durac si elle pouvait s’asseoir à côté d’elle. Elle s’assit. En attendant Ossi, elle penchait la tête alternativement à droite puis à gauche, en battant des paupières. Elle avait, sur les lèvres, ce petit sourire pincé, qui ne la quitte pas quand elle est enceinte. Je finissais de manger ma chocolatine, quand Ursula Ossi entra. Elle souriait. Elle avait mis son blouson blanc, celui qu’elle exhibe au printemps. Un blouson léger, en matière synthétique, avec des boutons pression aux manches, et qui lui donne un air rocker, un air de Joconde Lee Cooper.

Elle dit : « Bonjour. » Elle dit : « Je vois que tout le monde est là. » Elle dit : « On peut commencer. » Elle dit :

— Amar Jacques. Je vous écoute !

Solange Durac prit tout de suite la parole :

— C’est un élève très limité. Il n’a fait aucun progrès. J’ai convoqué ses parents. Ils ne sont pas venus. Tu peux le signaler dans l’appréciation générale, ajouta-t-elle, en agitant nerveusement sa main osseuse, blanchie par la craie.

Solange Durac donne des conseils à Ursula Ossi. Solange Durac est professeur de mathématiques. Elle a les lèvres fines, le nez crochu, les fesses plates, pense que le sex-appeal est un concept de droite et admet difficilement qu’un collègue puisse émettre un avis différent du sien. Elle incarne parfaitement l’impérialisme mathématique qui sévit dans l’Éducation nationale. Seule compte la pensée abstraite. Michel Serres, connaît pas. Elle rejoint le Père Elbeuf, pour qui le surréalisme c’est du folklore, et André Breton, un gratteur de guitare. Philosophie française. Haine des sens. Haine des sons. Haine du bois qui sonne. Haine de la corde tendue, funambulesque. Haine du cirque et des couleurs qui châtoient. Haine de l’odeur des bêtes. Philosophie française. Haine du corps et de la fibre. Haine de la sueur et du muscle. Haine des doigts dans la chevelure. Obsession du sec, du lisse. Haine de la pensée mouillée. Philosophie française. Défense de vibrer.

— Ce n’est pas qu’un simple manque de bases, disait-elle. Il veut devenir architecte, et il n’a pas la moyenne en maths. C’est complètement absurde!

Elle parlait d’André Moureux. Il a dix-sept ans. Elle sait déjà qu’il ne pourra être architecte. Qu’il a tort de s’entêter. Elle le lui a dit à plusieurs reprises. Elle s’étonne qu’il persiste. C’est un élève têtu. André Moureux veut devenir architecte.

— Ça suffit !

Je m’étais levé. Mon carnet de notes était tombé par terre.

— Ça va durer longtemps, cette plaisanterie? Vous aimez vraiment les tribunaux!

Solange Durac me regardait fixement. Ossi avait posé son stylo. Je sentais mes tempes qui battaient.

— Vous êtes vraiment des juges, des dingos du verdict! Moureux a une sensibilité énorme. C’est un architecte. Il suffit de lire le commentaire composé qu’il a fait de Correspondances de Baudelaire pour s’en persuader…

Solange Durac allait reprendre la parole.

— Ça suffit! C’est quoi un architecte pour toi? Une calculatrice, un ordinateur? Un ordinateur, ça fait Sarcelles, et la haine de toute folie qui te caractérise, ça fait Brasilia… Pour moi, un architecte, c’est un poète, un visionnaire, un amant de l’espace. Un mec qui balance son rêve dans le vide de l’univers. Ça fait les châteaux de Bavière… Eh bien, André Moureux, dans la tête, il a des châteaux de Bavière, il aime le Beau…

Je me baissai pour ramasser mon carnet de notes :

— Puisque c’est comme ça, je me casse! J’ai pas envie de rater Cocoricocoboy…