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D’UN geste je fis comprendre à Freddo que je n’avais rien dans le casque. Il appuya sur un bouton. Mon pouce en l’air lui répondit « ça baigne ». Freddo vérifia sur l’une des platines que mon indicatif était bien calé. Une page de pub : Bijouterie Ajame, Parfumerie Madiot. Le Café Rétro, Télé-Dépannage, Librairie Point Virgule, Auto-école Feu Vert. Le voyant rouge, placé à côté du micro, se met à clignoter. Dans le casque, les premières mesures de mon indicatif, La Girafe mambo, de Guem et Zaka Percussion. Je laissai le disque tourner un moment, puis, sans regarder Freddo, levai la main :

— Onze heures-midi, sur 92, African Cebar, la jungle de la musique et la savane des mots! Mon invité aujourd’hui, Serge Momy, fondateur des éditions Encoches. Tout de suite, un vieux Salvador, Le blouse du Dentiste.

92 MHZ : la fréquence de Radio Tripot, à Pau. Entre RPB, Radio Pau Béarn, la voix de son maire, et Païs FM, la radio des Béarnais bornés. Radio Tripot, seule, sans trop de fric, face aux militants locaux et aux patoisants confits et poussiéreux. Radio Tripot. Deux ans de vie, de survie, sur les coteaux de Saint Faust, dans le grenier de l’immense maison d’Adrien Tourneur, écrivain paysan qui travaille la vigne, déteste le rock, et adore la musique de Bernard Lubat. Radio Tripot. Fondateur : Freddo. Je l’ai connu au lycée technique de Gourdan Polignan, à côté de Montréjeau. Nous surveillions les dortoirs ensemble. Nous buvions du café dans sa chambre, en écoutant les délires verbaux de Marcel Schwarz lequel, carte à l’appui, commentait pour nous les péripéties du Front russe. Marcel Schwarz préparait l’agrégation d’histoire et, quand il ne citait pas Fernand Braudel, pratiquait le coup d’éclat permanent. Il ne racontait jamais d’histoires belges. Il jugeait vulgaire ce genre de plaisanteries. Marcel Schwarz préférait de loin se moquer des pauvres et des ouvriers, de préférence en présence du délégué syndical. Marcel Schwarz était insomniaque. Il faisait les cents pas dans son dortoir, à trois heures du matin, coiffé d’un casque de spéléologue équipé d’une puissante torche, ce qui lui permettait de lire Georges Duby en marchant et sans trop déranger les élèves dans leur sommeil. Parfois, il en réveillait quelques-uns pour faire un tarot. Ils jouaient avec lui, dans sa chambre attenante au dortoir, en fumant des cigarettes et en buvant du whisky dans les gobelets en plastique de la machine à café. Tous les jeudis matin, Marcel me rejoignait à la bibliothèque du lycée dont aucun élève, jamais, ne franchissait la porte. Il venait me voir pour que je lui parle d’André Breton. Toute anecdote relative au surréalisme le passionnait. Il détestait Proust, adorait Céline et mettait Salo de Pasolini au-dessus de tout. Freddo faisait, grosso modo, des études de sciences-éco et, plus concrètement, revendait des moteurs de 2 CV qu’il récupérait à Toulouse. Il sillonnait la ville rose avec sa 4 L, repérait les voitures plus ou moins abandonnées et revenait, la nuit, avec sa caisse à outil pour bosser. Freddo bossait seul. Il utilisait de temps en temps les machines du lycée pour rectifier quelques pièces. Il voulait monter un garage à Saint-Gaudens. Il a monté Radio Tripot à Pau.

— Serge Momy, vous avez fondé les Éditions Encoches, et le titre déjà me plaît. Parce qu’il sonne : encoche, coche, hoche, brèche, flèche, j’encoche la flèche, je vise l’azur, j’atteins l’écorce du chêne. Voilà ce que j’entends dans Encoches. Vous êtes, vous aussi, sensible à la chair des mots, au son qui fait sens?

— Tout à fait!

— Il parlait en se frottant les cuisses :

Je suis écrivain, vous le savez, donc j’aime les mots, et puis j’aime ceux qui les aiment, c’est pour cette raison que je suis devenu éditeur, et je sais…

Je faisais jouer la hampe souple de son micro pour qu’il parle bien dans l’axe. Cette manipulation le perturba au point qu’il se mit à bafouiller. Il arrêta de se frotter les cuisses et me regarda, sans me voir, à l’écoute des mots qui ne venaient plus. Pour le sortir de la situation délicate dans laquelle, involontairement, je l’avais placé, je m’appuyai immédiatement sur sa phrase restée en suspens :

— Éditeur, éditeur, c’est-à-dire colporteur de mots! les mots de qui, par exemple?

— Ceux de Manciet, répondit-il, en se caressant de nouveau les cuisses, et en parlant, cette fois, dans l’axe du micro!

— Manciet, dis-je, certains de nos auditeurs connaissent, c’est un poète. Un poète gascon. Ça se vend beaucoup?

— Ça se vend, ça se vend, en tout cas, avec Encoches, ça se publie. Vous parliez à l’instant d’arbre, d’écorce, eh bien, avec Manciet, on est dans la sève, dans la vie, et la vie il ne faut pas l’étouffer. Et puis, si c’est pas nous qui publions Manciet, qui le fera?

— Vous vous définissez comme un éditeur régional?

Alors ça, de vous à moi, c’est la question dure dure, le test enfoiré type. Ou le mec bondit et te balance à la gueule sa réplique super torchée, ou il acquiesce, le minus, couplet misérabiliste, refrain régionaliste, Montagnes Pyrénées – Henri IV – Simin Palay and Co. Serge Momy bondit :

— Je ne suis pas un éditeur d’ici, je suis, ici, un éditeur !

— Expliquez-vous!

— C’est très simple! Je publie les textes que j’aime, je les publie ici parce que le hasard des routes et des rencontres a fait que j’habite ici, c’est tout. Je suis arrivé avec certains textes, d’autres m’ont accueilli, ceux de Manciet notamment. Je publie Manciet parce que Manciet est un écrivain, je veux dire quelqu’un qui parle des hommes et du monde, le contraire, faut-il le rappeler, des écriveurs de sous-préfecture en manque de périmètre et de patrie!

— Patrie, vous n’aimez pas ce mot?

— Je le hais. Il est le prétexte toujours invoqué par l’homme pour satisfaire son besoin naturel de guerre.

— Je vous propose, Serge Momy, de faire une pause musicale, en compagnie de Claude Nougaro. On se retrouve tout de suite après pour parler d’Encoches.

Je retirai mon casque, le posai sur la table et sortis un paquet de cigarettes de la poche revolver de mon blazer. J’en offris une à mon invité. Freddo, de l’autre côté de la vitre, comme je le regardais, brandit son paquet de Marlboro. Inutile de me déranger pour lui en offrir une. Freddo, lui, en régie, au milieu des boutons et des potentiomètres, assis à la table de mixage avec, à ses pieds, des centaines de disques rangés dans des cartons de couches culottes Tendresse. Freddo, qui m’avait demandé de venir à Radio Tripot parler des livres, de la chanson que j’aime et de l’Occitanie basanée. Trois passions passant par les mots. Je deviens, aujourd’hui, à l’antenne, le conteur d’autrefois. Saveur et savoir mêlés. J’entends ma langue, mes langues, mes mots, je découvre ma voix, j’ai mon gueuloir.

Je remis mon casque sur mes oreilles, rejetai loin devant moi la fumée d’une dernière bouffée et, reconnaissant le crescendo final de Billes, levai lentement le bras en regardant Freddo. Le voyant rouge clignotait.

— Serge Momy, vous parliez tout à l’heure du besoin naturel de guerre, Claude Nougaro à l’instant dénonçait l’homme « dangereux » et j’ai, sous les yeux, un petit livre publié par les Éditions Encoches : les poèmes de Paul Déroulède. Un exemple de ce qu’il ne faut pas écrire?

— Absolument, dit-il en ajustant ses lunettes rondes. Nous voulions montrer jusqu’où peut aller la connerie humaine. Le prototype du texte patriotard et merdique!

— Et comme vous ne craignez personne, vous sous-titrez « aussi nul que Michel Debré »…

— C’est écrit, non?

— Oui, oui, notez que j’aurais pu remplacer Debré par Aragon!

Je fis immédiatement semblant d’être scandalisé. Un coup de klaxon moralisateur, une mise au point très France profonde :

— Vous n’avez pas le droit de faire une telle comparaison, et puis Aragon est mort, vous n’allez pas tout de même lui cracher dessus!

— Écoutez, je ne crache ni sur Aragon ni sur sa mort. Je crache sur ce qui, dans son œuvre, pue la mort. Je pense en l’occurrence à ses recueils nationalistes où il se réconcilie, lui le surréaliste, avec les valeurs les plus négatives, avec l’homme dangereux, précisément. Je pense à ces poèmes pétainistes qui encombrent les manuels de français à l’école, vous savez très bien ce que je veux dire.

— Je vous suis très bien, dis-je, et puis les morts, après tout, Aragon, du temps qu’il était écrivain, nous avait appris à les gifler, n’est-ce pas… Sur ce, musique please! Gainsbourg, Lemon Incest!

Aragon! Aragon, Éluard, Prévert. Les poètes préférés des profs de second cycle. Des poètes sacrés, intouchables. Touche pas à mon poète! Impossible, par exemple, de critiquer Aragon, auteur d’un chef-d’œuvre intitulé Le paysan de Paris, sans s’attirer les foudres d’Anne Le Vergé, professeur de lettres au Collège Notre-Dame-de-la-Frondaison. Anne Le Vergé, la pasionaria du lyrisme pour qui les plus beaux vers de la langue française sont les suivants, des vers d’Aragon précisément :

« Il est un temps pour la souffrance

Quand Jeanne vint à Vaucouleurs

Ah! coupez en morceaux la France

Le jour avait cette pâleur

Je reste roi de mes douleurs »

Anne Le Vergé m’en veut de les avoir un jour sauvagement maltraités. J’ignorais, à l’époque, qu’elle était fan de Louis. Je faisais un cours de seconde et, voulant, une fois de plus, taper sur l’art engagé, j’avais inscrit au tableau ces quatre vers, accompagnés du commentaire qu’en fait Benjamin Perret dans Le Déshonneur des Poètes :

« Un texte à faire pâlir d’envie l’auteur de la rengaine radiophonique française : Un meuble Lévitan est garanti pour Longtemps. »

Je n’efface jamais le tableau. Ce jour-là, le Destin voulut qu’Anne Le Vergé me succédât dans la salle 12. Elle entra en souriant. Elle lut en s’asseyant et cessa de sourire immédiatement. Son sang ne fit qu’un tour, le tour de la classe qu’au dire des élèves, elle arpenta nerveusement, elle qui, d’habitude, agrémente son cours d’adorables soupirs et de bonds gracieux. Elle parla de « l’affaire » à droite, à gauche, au réfectoire, ne m’adressa plus la parole et me taxa, auprès d’Ursula Ossi, d’anticommunisme primaire…