IV

 

CIGARETTE au bec, J’épluchais des légumes en écoutant Sarah Vaughan. La fumée m’obligeait à cligner des yeux. La fumée bleue de ma Dunhill bleue. J’usais de mon économe avec dextérité. Pommes de terre, navets, carottes, je mettais les chairs à vif avant de les plonger dans l’eau bouillante de la cocotte minute, où les attendaient un morceau de gîte, un oignon piqué de clous de girofle, quelques poireaux, un peu de sel et du thym. Je vissai le couvercle de la cocotte et réglai l’intensité du feu, de sorte que la vapeur sortant de la soupape émit un sifflement léger et régulier.

Direction le mini-bar dans le salon aux couleurs fauves. Cuirs. Merisier. Métal doré. Verre fumé. J’ai installé le mini-bar dans le prolongement de la bibliothèque. Assis sur l’un des tabourets, je peux me servir une Suze cassis ou prendre, sans faire le moindre mouvement latéral du buste, Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq. Le confort. La vie à portée de la main. Et la vie, dehors, étant hors de prix, je ne pars jamais en vacances. Seulement quelques week-ends, de temps en temps. En France. Dans des hôtels de luxe. Hors saison. Avec Laure. Et le camping? me direz-vous. Vous plaisantez! J’ai horreur de chier par terre entouré de moustiques, ou en public, caché par une porte branlante derrière laquelle s’agglutine une bande d’ahuris ventrus et congestionnés. Ici, à Lannemezan, ville natale du général Lannes – je vous raconterai cette histoire plus tard –, je dispose de toilettes haut de gamme. Eau bleutée. Parfum permanent. Faïence fraîche. Tuner. Magazines. Cendriers. Papier spécial peau sensible. Paix de l’âme. Bonheur du périnée.

Je me servis une Suze cassis et quittai le salon pour mon bureau. Devant moi, posé sur un paquet de buvards, mon verre de Suze. À ma droite, les premiers mots de Lait de Lune : « Longtemps, je me suis branlé de bonne heure, dans la forêt…» À ma gauche, un paquet de copies à corriger : Nadine Audran, 1re S3. Commentaire composé : Nocturne de Jean Giono. Le texte ou les copies?

Le travail ou les mots? Ai-je le choix? Les chers petits, il leur faut des notes, les parents attendent, s’inquiètent! Comment travaille Michel? Il lit beaucoup, vous savez! C’est le contraire de son frère! Éric n’a jamais ouvert un livre, mais vous n’avez pas eu Eric, je crois? Enfin, Michel vous aime beaucoup… Je n’ai pas le choix. Longtemps je me suis branlé de bonne heure : à dégager. À moins, à moins, j’y pense tout à coup, de se faire branler par Nadine Audran de 1re S3. Nadine Audran, mon Dieu, mon Dieu ! Sa jolie frimousse, son jean moulant! Hop, hop, hop, derrière l’étude des Terminales, une leçon de physique expérimentale, comme dit Voltaire dans le premier chapitre de Candide ! Je l’allonge. Je retire son jean. Je suis sur elle. Je pèse. Je bouge. Je lui mange les cheveux. Je lève les yeux. Horreur! Malheur! Une paire de chaussures noires! Plus haut, deux chevilles violacées ! Plus haut, des varices ! Plus haut, des genoux massifs! Plus haut, une jupe bleu marine! Plus haut, Ursula Ossi, directrice du collège Notre-Dame-de-la-Frondaison ! Je suis pris! Où courir? Où ne pas courir ? Elle va voir ma bite ! Je vais être vidé! C’est pas moi, mademoiselle! Elle ne me croit pas! Elle jouit du spectacle et de ses conséquences, la matheuse directrice ! Pensez donc, elle n’a jamais eu de rapports! Les seuls qu’elle connaisse sont ceux qu’elle signe. Le mien est prêt! Je le vois briller dans ses yeux. Triple exemplaire. Lettre recommandée. Porteur spécial. Directo le recteur. Christophe Laporte renvoyé, balancé, vidé, exilé, exclus. Fin d’une prometteuse carrière. Tant mieux! Je pourrai me consacreer à la rédaction du Lait de Lune. En fait, avalanche de soucis matériels, débâcle financière, chômage, bris du consensus social, super stress, la plume s’arrêtant d’elle-même. Total panne. Mots tués dans l’œuf. Car je ne suis pas fait pour la souffrance solitaire et silencieuse. J’adore me faire plaindre. Il faut que je puisse dire à Laure que je n’ai pas le temps d’écrire, que les copies m’envahissent, que les élèves m’ennuient, que les collègues puent, qu’Ursula Ossi me gonfle, bref, que « la vie sordide » menace « l’amour sublime ». Et Laure en liant me réconforte, me cajole, me dit que je suis un grand écrivain.

J’allumai une cigarette. Je pris mon stylo rouge. Nadine Audran, 1re S3.