XIV

 

J’AVAIS promis de vous parler d’Alexis Lagalaye : allons-y! Il est donc directeur du premier cycle. Sa stature, comme son ambition, est locale. Alexis Lagalaye veut réussir dans le département. Il fait de la politique. Il est déjà conseiller municipal et maire-adjoint à Barbazuc-Rivière, à vingt kilomètres de Lannemezan. Il songe à devenir maire. Pour ce faire, il se défonce depuis dix ans. Il serre toutes les mains, va chez les vieux, fréquente les Monuments aux Morts, connaît personnellement l’évêque et monte souvent à Paris au siège du Mouvement, ce qui, au Collège, impressionne les trois ou quatre pimbêches qui, au refectoire, partagent sa table. Elles mangent toutes en tendant l’oreille. Surtout Simona Pataruc, prof d’italien qui, de face, ressemble à un petit cochon, et, de profil, à un autre petit cochon. Assise, l’imperméable posé sur les épaules pour faire distinguée, elle écoute les récits d’Alexis, en avalant des rondelles de saucisson. Simona Pataruc adore la charcuterie. Chaque fois qu’Alexis, mains jointes et paupières baissées, fait des révélations sur l’avenir du département, elle se penche vers lui, opine maintes fois du chef et, dès qu’il a fini de parler, jette un coup d’œil derrière elle, aussi discrètement que possible, afin de s’assurer que personne n’écoutait. Le soir, de retour chez elle, elle attend d’être à table pour expliquer à son mari, lecteur impénitent de Midi Olympique, que le département aussi connaît la crise et qu’il faut dire la vérité aux Français.

À Barbazuc-Rivière, Alexis Lagalaye a fait sa place. Le maire lui a notamment confié les affaires culturelles de la ville et l’a fait nommer président de Pétanque et Fusil, association régie par la loi dite de 1901. Sa mission est de promouvoir à Barbazuc l’esprit sportif et patriotique. Alexis Lagalaye assiste à toutes les cérémonies commémoratives, débloque les fonds pour l’achat des gerbes et l’entretien des drapeaux, et anime avec Léon Casenave les célèbres Jeudis de Barbazuc. Tous les premiers jeudis du mois, et ce pendant trois mois, Barbazuc reçoit un invité vedette, pour une soirée poétique, musicale ou scientifique. L’année de sa prise de fonction, Alexis Lagalaye n’a pas craint de placer la barre un peu haut : Poésie avec Michèle Torr, musique avec la fanfare du 1er Régiment de Hussards Parachutistes, science avec Jean-Claude Bourret pour son livre sur les OVNI. Alexis Lagalaye avait, il est vrai, préalablement et amplement commenté ses choix dans les colonnes du Départemental : « Je ne suis pas élitiste, je choisis la qualité, c’est tout…»

Alexis roule beaucoup. Il n’est jamais chez lui. Rencontre par-ci, réunion par-là, toujours sur la brèche. Alexis Lagalaye, un jeune homme auquel le dynamisme tient lieu de personnalité et qui monte dans la hiérarchie locale du Mouvement.

Alexis Lagalaye s’habille correctement, presque avec recherche et, depuis qu’il est directeur du premier cycle, entre au réfectoire par la porte, comme tout le monde, mais s’arrête au milieu de la salle, comme lui seul sait le faire. Il reste un instant immobile, le menton en l’air comme un chien d’arrêt flairant le gibier, ou comme un clébàrd plus ordinaire pris d’une soudaine, quoique légitime, envie de pisser. Ensuite, conscient d’avoir été vu par tous, il se dirige vers la table où l’attend Simona Pataruc, en feignant d’ignorer le bruit sec des déclencheurs photographiques qui, de toute évidence, accompagne son entrée.