XV

 

JE ne roulais pas vite, j’avais éteint l’autoradio et je rejoignais le Collège. Autour de moi, quatre mille hectares de landes, et, longeant par endroits la route grise, les immenses structures métalliques noires, enserrant au bout de leurs bras maigres les câbles à haute tension. Quelques maisons basses, des chevaux auréolés de leur propre haleine, le soleil froid, l’herbe luisante et blanche. Personne sur cette route étroite et gelée, qu’empruntent, chaque jour, les 504 diesel des professeurs du Collège. J’étais parti très tôt. J’étais donc seul sur cette lande maudite, la Lande du Bouc, haut lieu de la sorcellerie, territoire aigu et vide. Je m’aventurais seul sur ces terres inhospitalières, je traversais lentement ces hectares de ronces, pareil aux pèlerins de Saint-Jacques que détroussaient jadis, avant de les assassiner, les hordes de brigands. Mais moi je ne cours aucun danger. Car je suis de la race des brigands. Je suis leur descendant direct et secret, leur bâtard fidèle et cruel. Je vous l’ai dit plus haut : ce pays est mort. Plus d’aventure. Nous fûmes brigands, aventuriers en Louisiane, danseurs de tango à Buenos Aires et nous rêvons de finir CRS ou Préfet. Mais moi j’éclate d’un rire terrible. Car je sais que tout n’est pas perdu : reste la Lande du Boue. Le vent souffle sur elle comme sur une cendre chaude. La flamme jaune brille dans l’œil du crapaud. Et moi, qui, dans les Barronies, terres vertes et grasses, empale impitoyablement les dernières bergères, membres de la tribu des néoruraux, adolescentes à la croupe maculée d’écume adolescente, je fomente, ici, sur la Lande du Bouc, l’insurrection des crapauds géants. La langue gasconne regorge de mots pour désigner le crapaud. Sapo et Harri dans nos montagnes, avec accent tonique sur l’avant-dernière syllabe. Chirpe au fond des landes, chez Bernard Manciet, prononcez tchirpé. Je descends du crapaud. Quand j’étais gosse, ma grand-mère me faisait sauter sur ses genoux, en fredonnant : « Harri, harri, chivalet, per la lana d’Escobet, quan i passa bueus e vacas, e garias dab savatas e capons dab esperons, harri tu qu’es moquiros! » Harri tu! Je fus harri. Je bavais comme un harri. J’ai vécu accroupi comme les harris (n’oubliez pas l’accent tonique et prononcez fortement le « s » final) et, j’y pense tout à coup, je n’aurais pas supporté les couches Pampers. Surtout pas Pampers! Rien entre la peau blanche du ventre et les feuilles! Direct terre! Comme les harris\ Je veux devenir harri que je fus : ventre et boue, tête et brumes.

L’insurrection des crapauds géants! Je n’en parle à personne, me dites-vous! J’éclate d’un rire terrible. Mais, bite d’âne, à qui voulez-vous donc que je me confie ? Avec qui partager ce rêve vital ? Avec les gardiens de la langue gasconne. Jamais! Regardez-moi ces loques, ces puristes, ces flics! Les Félibres : des pétainistes, des passéistes, des obsédés du béret, des connards édentés, gâteux, séniles, des adeptes du « bon vieux temps », des inconditionnels du « coin du feu », des fossiles, un immonde musée Grévin gascon! Il faut les aider à mourir, je le dis tout haut! Qu’on les pousse dans l’escalier, qu’on leur coupe le chauffage à l’hospice ! Pas de compromis avec ces mecs qui se font dessus! S’il faut mourir, que ce soit d’une mort splendide, en plein soleil, le cœur rongé par un vers luisant!

Et les militants! Les militants occitans? J’éclate d’un rire terrible! Les gentils militants, le SAMU occitan, je les ai connus à la Faculté! Je me souviens de leur gueule rance, de leurs gros pulls tachés, ils étaient écolos, ils sentaient sous les bras, avaient les cheveux collés. Leurs femmes étaient maigres, fumaient des gauloises sans filtre, ne se maquillaient jamais, ne portaient jamais de soutien-gorge, leurs poitrines étaient tristes et basses. Un ramassis de petits couillons : trois slogans, quatre affiches et volem viver au païs. Ah les taches! Quand ils n’étaient pas au chevet d’une langue qu’ils massacraient derrière leurs gencives pourries, ils cherchaient sur des cartes routières la capitale de l’Occitanie. Ils hésitaient les pauvres. Toulouse, Carcassonne, Montauban? Ils étaient joliment patriotes, ces minus! Et le patriotisme, fût-il teinté de révolution, c’est la mort! Et moi je crois à la vie, à la Lande du Bouc, au vent sur la braise. Je vous promets, moi Bébé d’Oc, de beaux plasticages, des préfectures en feu, un désordre éternel, je vous promets de grands naufrages, l’abordage des plus lourds galions. Le tic-tac de ma bombe parle d’un monde d’avant les patries. En ce temps-là, chaque hiver, nous pillions Toulouse, nous chevauchions des chevaux sauvages, nous inventions le viol qui est l’amour de la vitesse, nous allumions des feux en plein vent, nous parlions le gascon qui est le patois des loutres, des femmes se donnaient sur des rochers imbibés de soleil, leurs membranes – miroir de pluie – étaient craquantes comme des dragées. Non, je ne parle jamais de ça à personne, mais de ça Laure me parle. Car Laure, femme superbe et sophistiquée, est à la proue du plus lointain navire, et d’un revers de fard, cosmétique et cosmos, elle salue le dieu le plus ancien.

La Lande du Bouc. Des sorciers, des sorcières et celle dont on ne parle plus, celle que l’Église romaine poursuit de sa haine apostolique : la déesse Fellassia.

La déesse Fellassia, dit la légende, les nuits de pleine lune, taillait des pipes aux bergers pubères. Le rituel était fort simple. Elle entrait, de nuit, dans la cabane de branches du jeune berger qu’elle avait choisi. Elle lui caressait le front tout en le débarrassant de son fourreau phallique. L’adolescent, réveillé, plongeait ses yeux dans les yeux purs de Fellassia, laquelle achevait de le déshabiller avant de le savamment sucer. Fellassia rejoignait alors, au fond du lac, sa demeure de schiste et d’eau, et vomissait, sur sa couche d’algues, l’humaine semence qu’elle avait goulûment avalée. L’eau du lac ainsi fécondée, toujours selon la légende, donna naissance à ces poissons argentés dont le ventre blanc et nacré coupe en deux l’eau fraîche des torrents.

L’Église catholique, dès le Moyen Age, partit en guerre contre la déesse Fellassia, et contre le culte populaire qui lui était rendu. Les fontaines sacrées où les jeunes bergers venaient prier Fellassia afin qu’elle les visitât, furent déclarées maléfiques. Les parchemins sur lesquels étaient inscrits, en langue gasconne, les poèmes érotico-mystiques que les jeunes filles vierges récitaient au cours des cérémonies d’initiation furent brûlés sur la place de Castelnau-Magnoac, en 1219. Les cérémonies d’initiation duraient sept nuits, les sept nuits précédant celle du solstice d’été. Sept nuits durant lesquelles les jeunes filles vierges apprenaient l’art de la pipe. Elles s’entraînaient sur des baguettes de châtaigniers, reproductions exactes du sexe masculin en érection. La nuit du solstice, chaque tribu allumait un feu sur la Lande du Bouc et dansait autour du Grand Os Noir, immense phallus en acacia, totem superbe et noirci de fumée, que l’on saluait par des chants et des vociférations obscènes. Les danses finies, dans le silence retrouvé, à l’heure où blanchit la campagne, les bergères taillaient des pipes aux bergers.

Ce culte typiquement gascon a disparu, ou ne survit plus qu’à travers quelques pratiques de sorcellerie, du côté de Monléon-Magnoac. Le culte a disparu, mais la déesse Fellassia hante encore les chaumières. Les psychanalystes estiment que la forme éminemment phallique du Rocher des Pyrénées, succulent gâteau cuit au tourne-broche, renvoie au culte de Fellassia. Une étude sociologique, récemment publiée, a également démontré que, dans les années soixante, Serge Gainsbourg a proportionnellement vendu plus de Sucettes à l’anis à Lannemezan qu’à Paris…

J’empruntai le chemin mal goudronné qui mène au grand parking du Collège. Je reconnus Alexis Lagalaye. Le Départemental sous le bras, il surveillait l’arrivée des cars de ramassage scolaire. Je l’observai un bref instant avant de descendre de ma voiture. Il regardait nerveusement sa montre, faisait semblant de tousser, invitait quelques élèves à presser le pas et, d’une main experte, réajustait le nœud de sa cravate. Son nœud de cravate n’est jamais de travers mais Alexis Lagalaye le vérifie toujours. Un acte existentiel, sans doute…

On frappait à la vitre de ma Lancia. C’était Marsan. Je ne l’avais pas vu arriver. J’appuyai sur le bouton qui commande électriquement ïa descente des glaces. Marsan avait l’air préoccupé.

Qu’est-ce qui t’arrive?

Bé, voilà, c’est pour l’interro de français, on n’a pas eu le temps de bosser, alors on voudrait vous demander de la reporter!

Je vois! Le problème, c’est que je n’ai pas amené mes cours, je n’ai rien prévu, tu comprends ?

Nous, si! répliqua Marsan en se tordant le bras.

Ah bon! Explique-moi ça!

Bé, y a Cioran qu’a sorti un nouveau bouquin, on pensait que vous pourriez nous parler de Cioran!