XVII
— MARSAN, passe-moi ton classeur, que je puisse mettre à jour le cahier de textes. Ça me prendra dix minutes, profitez-en pour relire le texte de Le Clézio que vous deviez préparer pour aujourd’hui…
— Je n’ai pas mon classeur, m’sieur…
— Écoute, Marsan, tu pourrais de temps en temps amener en français ton classeur de français, tu ne crois pas?
— Je ne l’ai pas oublié, m’sieur, c’est Mlle Le Vergé qui me l’a pris!
— Ah bon, tu fréquentes cette chère Mlle Le Vergé, maintenant?
Marsan se mit à rire :
— C’est pas ça, m’sieur, c’est à cause du contrôle de français, y a des élèves de sa classe qui lui ont dit qu’on avait fait le sujet avant, avec vous, alors elle vérifie…
— Je vois, Mlle Le Vergé fait sa petite enquête, bien, bien… Qui a son classeur? Èlle n’a quand même pas ramassé tous les classeurs, Annie?
Annie Saurel se leva et m’apporta le sien.
Je mourais d’envie de la scalper sur place, en public, devant les élèves, la petite Anne Le Vergé, la ronsardelette, connellette responsable du français en second cycle, la Chantai Goya du contrôle commun à toutes les premières : quatre heures, pas de récréation, un seul sujet, pour le choix duquel je n’avais même pas été consulté, ce qui évidemment m’innocentait dans cette gravissime affaire des fuites…
J’étais en proie à une rage tout intérieure, je feuilletais le classeur d’Annie Saurel, quand on frappa à la porte. Trois coups légers.
— Entrez! dis-je.
La porte s’ouvrit. Dans l’embrasure, une adorable gosse. Jeans moulants. Ceinture rose. Baskets roses. Badge David Bowie : un vrai sucre d’orge, une Lolita en vadrouille dans le couloir des premières.
— Qui es-tu, que veux-tu, le sait-on? demandai-je en pointant mon doigt vers elle, à la manière d’Alain Decaux.
— Je voudrais un morceau de craie, s’il vous plaît!
— Pour qui le morceau de craie ? demandai-je en me levant.
— Pour Mlle Le Vergé, répondit-elle innocemment.
Mon sang ne fit qu’un tour :
— Je ne prête pas de craie, ni aux profs de maths, ni aux faux profs de lettres! Dis-le à qui t’envoie ! À bientôt, ma chérie !
Et Lolita disparut, enchantée, je suppose, d’être au centre d’un incident diplomatique.
Un incident de plus, pour tout dire, et qui, soyons franc, m’agaçait plus qu’il ne m’amusait. Il y a deux ans, lors de mon arrivée au Collège, j’aurais bondi dans la classe d’Anne Le Vergé et j’aurais saccagé de mes griffes sa gueule fade. Aujourd’hui, j’étais fatigué. Combattre la mesquinerie est d’autant plus épuisant qu’au moment de l’affronter, j’ai déjà laissé toutes mes forces à communiquer en classe ma passion pour la littérature, et à noircir, chez moi, les grandes pages glacées de mon cahier Clairefontaine à la clarté de ma lampe d’écrivain.
J’ai dégusté, je vous le dis. Petit Poucet semeur de rêves, agitateur chaleureux des boucles adolescentes, j’ai reçu des coups de lacet dans les jambes. Aujourd’hui, je le sais : un passionné n’a même pas sa place dans l’Éducation nationale, microsociété, reproduction miniature d’un État aux mains de la pègre d’État. Je nomme ainsi tous les fans des discours sommaires, tous les petits gérants de l’éphémère, tous les briseurs de rêve dont Ursula Ossi est un exemplaire souriant et mal épilé. J’ai dégusté, je vous le dis ! Je suis rentré dans le chou de la vie, muni d’un enthousiasme par lequel Schwarz a prédit que je périrai. Je suis rentré dans le chou de la vie, et, ce faisant, j’ai découvert mon flanc. Ils ont su où porter le fer, je vous le dis. Rappelez-vous, provocateur par goût du vivre, bref, un dandy fragile, l’anti-Schwarz.
Ce nouvel incident – je serai vraisemblablement convoqué dans le bureau d’Ossi – m’incite à vous raconter mes démêlés avec le KGB local. L’année de mon arrivée au Collège, n’ayant pas trouvé d’appartement à mon goût à Lannemezan, je m’installai dans une vieille chambre située dans l’aile du Collège où les professeurs ne vont jamais, celle qui abrite les chambres chauffées des Pères de la Communauté religieuse. Cette chambre devint très vite le rendez-vous de quelques élèves fous de littérature. Lassés des tirades classiques, des insupportables descriptions balzaciennes et de ce que Lautréamont nomme les « jérémiades lamartiniennes »; ils venaient goûter là Ionesco, Vian et Breton. Jacques Terré venait tous les jours. Il m’apportait ses poèmes. Nous en étudiâmes quelques-uns en classe. Mes propres recherches l’intéressaient beaucoup. Il avait découvert, chez un libraire, mon premier recueil de poèmes publié aux éditions Traverses, et se proposait d’en faire, en classe, un exposé. Je l’en dissuadai. Il revint à la charge, me proposant cette fois de créer ensemble une revue de poésie. J’acceptai. Ainsi naquit Charpentes, revue poétique et trimestrielle. Son père était imprimeur. Il nous aiderait. Pour la diffusion, on s’organiserait. On s’organisa très bien. Jacques Terré vendit le premier numéro à tous les internes. Le Départemental donna l’adresse de la revue, FR3 annonça sa naissance. Une centaine de personnes s’abonna. Charpentes prenait son envol dans le canton. Ursula Ossi me convoqua. L’entretien dura vingt minutes. Elle avait entre les mains un exemplaire de la revue qu’elle posa à plat devant elle, avant de croiser les bras. Elle allait parler. Elle parla. Elle n’évoqua à aucun moment le contenu de la revue. Elle ne parla que de son lancement.
— Tu aurais dû me prévenir, avant de t’engager dans cette aventure!
— J’ignorais, Ursula, que tu écrivais des poèmes, répondis-je, si j’avais su…
Elle me coupa la parole en bafouillant, mais, cette fois, réussit à ne pas rougir.
— Tu es dans un établissement qui a ses règles et ses habitudes…
— Mais Charpentes ne viole quand même pas le règlement ?
— Justement, justement, dit-elle, en tapotant la table et en baissant la tête.
Chez elle la répétition de « justement » annonce qu’elle a des atouts dans son jeu. Quand tel n’est pas le cas, elle répète « tu ne sais pas tout », formule qui plonge son interlocuteur dans un abîme de perplexité. J’attendais donc l’argument irréfutable, l’incontournable preuve. Elle arriva.
— J’ai vu Anne Le Vergé; des élèves demandent à leur professeur de français d’étudier cette revue en classe, bref, comme l’a justement dit Anne Le Vergé, tu interviens de façon indirecte dans le cours de tes collègues. D’un point de vue pédagogique, c’est gênant, d’autant plus gênant qu’au sommaire de la revue figure un texte dont tu es l’auteur.
Je ne sus que répondre. J’avais tout prévu sauf ça. Je m’attendais à ce qu’elle me reprochât le contenu de certains textes pour le moins antimilitaristes, ou la présence, page 12, d’un nu photographique, le corps d’une adolescente dont on ne distinguait pas la tête. Entre nous, le corps d’une élève de Terminale C, mais ça, j’étais le seul à le savoir… Je ne pouvais imaginer un seul instant qu’une revue de poésie pût poser, à des professeurs de français, un problème pédagogique d’une ampleur telle, qu’ils soient dans l’obligation de consulter leur directrice, autoritaire prof de maths, qu’aucune recherche esthétique, jamais, ne fera mouiller.
— Je te demanderai donc de veiller à ce que cette revue ne circule plus dans l’enceinte du collège, ajouta-t-elle, en souriant.
Le soir, de retour dans ma chambre, je m’en souviens, j’avais téléphoné à Laure. Je lui avais tout raconté par le menu. Laure avait cité une phrase que Marcel Schwarz nous avait dite un jour : « Dans l’Éducation nationale, il n’y a pas que le salaire qui t’incite à faire le minimum. »