XXXII

 

— Vous pouvez citer qui vous voulez ! Le correcteur, le jour du Bac, jugera le contenu de la citation, et surtout l’art d’amener cette citation… N’oubliez pas qu’une citation ne peut qu’épauler votre raisonnement! L’auteur que vous citez ne doit pas penser à votre place, il doit penser avec vous! La copie du Bac, c’est pas lui, c’est vous…

Je m’assis au bureau avant de reprendre la parole.

— Revenons à Glucksmann, j’aime Glucksmann, Mathieu, j’aime Glucksmann! J’aime bien ses colères, et le débat auquel tu faisais allusion dans ton devoir, je l’ai suivi moi aussi à la télévision. L’intellectuel et le pouvoir, tu penses bien que je ne pouvais pas rater ça! Eh bien, j’ai été déçu! Je m’attendais, naïf, à ce que l’on citât André Breton. Il avait en 1935 giflé Ilya Ehrenbourg, membre de la délégation soviétique, à l’occasion du congrès international des écrivains « pour la défense de la culture » organisé par le PC et, ce faisant, il avait montré ce qu’est un intellectuel : un être libre qui, loin des dogmes auxquels il botte systématiquement le cul, ne cesse d’intervenir et de questionner. Glucksmann a préféré ce soir-là citer Montand. À vrai dire, Breton gêne aujourd’hui Glucksmann, Montand and Co, comme il gênait hier Jean-Paul Sartre. Breton avait craché à la gueule du maître dès 1935. Nos intellectuels feignirent de ne voir dans cet acte qu’un blasphème, et ce, pour mieux s’engager à leur tour au côté d’un parti duquel Breton avait été exclu. Voilà comment on finit pécheur, pécheur carpette comme Aragon, pécheur repentant comme Montand… Écoutez, en préparant le corrigé de ce devoir, j’ai retrouvé une phrase de Bernard Frank, je vous la lis : « Si les écrivains entêtés et prolixes qui régnèrent dans nos cœurs après la Libération s’étaient mieux souvenus des textes politiques de Breton que des romans de Malraux, peut-être auraient-ils évité bien des pages inutiles, bien des silences sans gloire, et de prendre d’innombrables aller et retour de petits trains de banlieue pour des voyages en Chine. »

Je relus lentement la phrase de Frank, afin de permettre à quelques élèves de la noter.

— Et vous remarquerez qu’on a encensé Mao, comme on a encensé Staline! Comprenez-moi, je n’accuse ni ne juge, je m’interroge, c’est tout! Pourquoi l’intellectuel français ne parvient-il pas à l’âge adulte, pourquoi tourne-t-il le dos à Breton?

— C’est quoi parvenir à l’âge adulte, m’sieur? demanda Mathieu.

— Eh bien, parvenir à l’âge adulte, c’est pour un intellectuel, penser ailleurs qu’à l’ombre du tyran. C’est, comme le rappelle Kenneth White dans son Apocalypse tranquille, être un homme du vent et de l’éclair…

— Vous devez détester Sartre, n’est-ce pas!

— Pas du tout, Mathieu, pas du tout! Les Mots sont un beau livre. Cela dit, la vessie existentialiste n’est pas la lanterne surréaliste.