VII
LES essuie-glaces tendus et silencieux chassaient les gouttes de pluie qui s’écrasaient sur le pare-brise teinté de mon coupé Lancia. Coup d’œil sur la montre à quartz. J’allumai l’autoradio.
Quotidien pluriel, Jacques Chancel!
J’entrai dans Toulouse. Je pris la direction « Centre Ville ». Chancel recevait Jean-Edern Hallier. Enfin une parole écumante sur les ondes! Un écrivain! Un homme rivé à son chant! Des mots! Des déflagrations! Des mensonges d’âme! Jean-Edern Hallier! Le contraire de ces petits romanciers de merde, racontant la vie de merde de leur personnage de merde, style : « Vous comprenez, Pivot, est-ce lui, est-ce moi, que puis-je bien vous répondre? Julien, je crois, existe avec son cœur à lui, ses habitudes à lui. Je suis chauve, comme vous pouvez le constater, or, Julien a des cheveux noirs, alors… Je vais vous faire une confidence : c’est à mon frère que j’ai pensé, ce frère qu’en fait je n’ai jamais eu. Et où est-il à l’heure où je parle dans cette émission que je ne rate jamais, car, il faut que je vous fasse ce compliment Pivot, vous avez réussi à marier la littérature et la télévision…» Suffit! Halte aux larves! Hallier toutes! Enfin un poète, un homme à crinière, un buveur d’enfance, un bouffon, un barbare! La presse, la sainte presse parle de compromission. Hallier ne serait plus « crédible ». O grand caca! Le mot « crédible » dans la bouche des journalistes! On aura tout entendu! Même Le Monde n’a pu se retenir. Les flanelles y ont été de leur misérable pointe assassine. « Un peu court, jeune homme! » Ali les taches, les monstres, les rats! Ces petits gérants de l’éphémère ne comprendront jamais nen à ce distributeur poétique de fausses nouvelles, à cet inventeur de vérités. J’ai tellement aimé Fin de siècle! J’aime les fables, la couleur qui fait sens, la pensée habillée, les phrases que je poursuis, les phrases qui me poursuivent, celle-ci, par exemple : « Nous étions un 13 août 1979, je volais toutes ailes déployées au-dessus des champignons de nuages blancs, sur le vélin de l’aube, vers la moisissure du temps perdu. » Cette phrase est murmure. Elle est méandre. Elle est pur voyage. Elle renvoie à l’enfance, à l’école, au maître d’école, à la dictée : « Nous étions un 13 août 1979. Point. Je volais toutes ailes déployées au-dessus des champignons de nuages blancs, virgule, sur le vélin de l’aube, virgule, vers la moisissure du temps perdu. Point. »
Je remontai le pont Saint-Michel, empruntai le toboggan, doublai le monument aux Morts, jetai un coup d’œil en direction de la Halle aux Grains et descendis les boulevards avant de m’engager dans une de ces petites rues donnant sur l’église Saint-Sernin, laquelle, depuis 1966, illumine le soir d’une fleur de corail que le soleil arrose.
Laure d’Astarac enseigne la littérature française en classe de khâgne au lycée Saint-Sernin. Je la revois préparant l’agrégation de lettres, chez elle, au Petit Marrakech. J’arrivais de Montréjeau, en fin d’après-midi. Je descendais la rue du Taur et garais ma voiture dans la cour intérieure de sa maison. La façade rose et le bruit arabe de l’eau. Elle avait hérité de cette maison, l’année de notre rencontre, à la mort de son père, avocat à Toulouse. Laure d’Astarac n’a jamais connu sa mère. Elle n’a d’elle qu’une photographie retrouvée dans le tiroir du bureau de son père, quelques jours après la mort de ce dernier. Pierre d’Astarac ne lui avait jamais parlé d’elle. Le tiroir où dormait la photo était toujours fermé à clé, la clé toujours dans la poche de son costume. Laure avait été élevée par sa tante Clara. Aujourd’hui elle vit seule dans cette superbe demeure aux boiseries chaudes, aux plafonds à moulures, aux cheminées de marbre ornées de précieux bibelots et de pendules dorées.
Je la trouvais toujours, agrégation oblige, dans sa bibliothèque, en l’occurrence le cabinet de son père dont elle avait modifié en partie le mobilier. Elle avait remplacé son bureau Empire par un bureau Louis-XVI, placé près de la cheminée une bergère de même style et installé une bibliothèque en merisier massif dans laquelle trônait l’intégrale de Balzac, romancier qu’elle défendait pour m’agacer en citant Baudelaire; Hugo, bien sûr, et quelques Vernon Sullivan que je feuilletais, assis dans un fauteuil crapaud, devant la porte-fenêtre donnant sur la cour intérieure et le jet d’eau, pendant qu’elle compulsait La syntaxe du français moderne de Georges et Robert Le Bidois. Sa main blanche et fine marquait des croix dans la marge des pages, soulignait des paragraphes entiers, rédigeait des dissertations fleuve en respectant scrupuleusement les lois du genre, thèse-antithèse-synthèse, et en inventant si nécessaire quelques citations dont le correcteur n’avait aucune raison de remettre en cause l’authenticité. Un faux Camus lui avait même valu une remarque des plus flatteuses. Laure, à sa table de travail. Laure, son emploi du temps, ses fiches d’anciens français, ses tasses de thé, ses pâtes d’amandes Régiblé. Laure qui voulait l’agrégation et qui l’obtiendrait.
Je m’arrêtai devant le lycée Saint-Sernin, juste à hauteur du portail. Laure apparut sur le perron du porche qui domine la cour intérieure du lycée. Laure sur le perron : son tailleur noir, sa veste épaulée, rehaussée par un foulard de soie bleu dur. Laure descendait les marches du perron. La tige noire et souple de son bras, sa main gantée frôlant la rampe en fer forgé. Laure maintenant dans la cour. Sa jupe droite et fendue, ses longues jambes, ses bras, la finesse de ses chevilles. J’étais descendu de ma voiture. J’allais à sa rencontre. Elle me souriait. Je posai mes lèvres sur sa bouche fraîche. Je lui pris la main. Je l’invitai à rejoindre la voiture. Elle serrait contre sa poitrine, poitrine dont je vous parlerai plus tard, Le Bruit et la Fureur de William Faulkner.
Au Petit Marrakech. Je disposai en hâte mes vêtements sur le valet de chambre et, nu, me glissait entre les draps de satin. De la salle de bains me parvenaient des bruits féminins de flacons, cristaux, perles, laques, nacres, poudriers, barrette jetée sur la tablette en verre fumé, fixée aux carreaux noirs du mur, juste en dessous de la glace dans laquelle Laure, une dernière fois, devait se regarder. Une chambre baudelairienne. L’Invitation au voyage. Le tissu rose recouvrant les murs, les lourdes tentures d’un rose plus soutenu encadrant la porte-fenêtre, le croissant doré de la crémone, le mobilier précieux, les tiroirs de la coiffeuse, le silence rond comme une patte de chat, royaume de Laure.
Elle éteignit la lumière de la salle de bains et ouvrit la porte de communication. Elle ne portait qu’une culotte blanche légèrement brodée. La culotte blanche de Laure d’Astarac. Une précision! Elle s’impose! J’ai horreur des sous-vêtements de couleur. Ils trahissent un manque de classe. Ces soutiens-gorge vert pâle, bleu pâle, bleu marine, leurs bretelles trop larges, l’armature rigide encerclant les bonnets, pouah! Auréoles sous les bras, machineries sur le gras, bandaison sociale, orgasme Prisunic! Pas de ça chez moi, pas de ça chez Laure. La Femme, dès l’instant qu’elle accepte d’être une déesse, ne peut tolérer sur sa peau qu’une étoffe de neige, une étincelle sur la raie. Donc, la culotte blanche, que le cul soit bronzé ou non. Deuxième précision! Elle s’impose autant que la première. Que ceux et celles qui tiennent le discours social comme seul discours proprement humain aillent voter et referment immédiatement les pages de ce livre! Non, mais… Je n’écris ni pour eux, ni pour elles.
Syllabes de salive, dents luisantes de salive, salive première et pure, Laure maintenant dans mes bras. La balle de sa nuque dans la paume de ma main. La sueur du souffle, l’œillet du cul, les poils mouillés, l’ourlet fragile des lèvres. Je fouillais en elle avec mon bec tendu, ivre de viande et d’organerie, cherchant dans cette chair intime et vierge le secret du monde, ponctuant de mots abominables cette quête effrénée. Laure. Toute ma boue sur toute sa neige.