Mais ses derniers mots se perdirent dans un gargouillis innommable, tandis que les veines bleuâtres éclataient. En quelques instants, le corps du malheureux ne fut plus qu'une masse informe agitée de soubresauts où se mélangeaient des chairs marbrées et un sang épais et foncé. Une odeur infernale se répandit dans l'amphithéâtre.

Nelvéa se détourna, l'estomac dans la gorge. Ainsi son père avait-il tué le roi d'Ismalasie, Hadgar del Tihiz, plus de trente ans auparavant.

Mais personne n'avait jamais fait mention de cette... putréfaction instantanée des chairs. Ces êtres possédaient-ils la force de l'esprit, un shod'l loer aussi développé que celui de ses parents?

Pourtant, elle n'avait pas détecté, comme c'était le cas pour Dorian et Solyane, d'onde mentale assez puissante pour tuer un homme. Peutêtre utilisaient-ils une technique sophistiquée, une forme de télépathie artificielle.

Devant les spectateurs qu'un début de panique commençait à gagner, les trois autres rebelles furent amenés et subirent le même sort. Seul fut épargné celui qui, au dernier moment, avait renié ses amis. Il n'y eut pourtant aucune réaction de mépris ou de dégoût. Les imaginations avaient été trop durement frappées. La grâce du traître avait une signification précise. Le simple fait de montrer de manière tangible que le repentir n'était pas un vain mot inciterait les autres à éviter de trahir à leur tour. La pitié des Kaïsords ferait du renégat un serviteur des plus zélés. Il n'en écraserait que mieux ses anciens complices.

Lorsque l'horrible sacrifice prit fin, les domesses vinrent emporter les restes des malheureux, nettoyèrent la place, et la vente reprit, tandis que les Kaïsords s'installaient à la place de leurs victimes.

Cependant, l'atmosphère qui avait précédé l'arrivée des Kaïsords avait disparu. Il fallut toute l'habileté et le verbiage d'Harald Kohn pour ramener un semblant d'animation dans la halle.

La petite voyageuse brune, après des enchères serrées, fut adjugée à un magnifique seigneur blond d'une trentaine d'années, dont le physique rappelait celui des chevaliers des légendes amanites.

- Tu vois, dit-elle d'un air triomphant en passant près de Nelvéa.

Celle-ci se garda bien de lui révéler ce qu'elle avait surpris dans l'esprit de son acheteur, c'est-à-dire qu'il comptait faire d'elle un objet de plaisir pour ses gardes personnels.

On amena ensuite une superbe blonde, une sauvageonne capturée au cœur des vallées élevées de l'Hercy. La crinière léonine et indocile, la mine farouche, la belle montagnarde toisait d'un regard de reine une assemblée médusée par son corps sculptural. Harald Kohn la dévoila entièrement, suivant un rite savant, parfaitement calculé, qui ramena le silence dans l'amphithéâtre. Les Kaïsords ne la quittaient pas des yeux.

La fille ne bronchait pas, mais une froide détermination l'habitait.

Nelvéa frémit lorsqu'elle comprit ce qu'elle voulait faire. Elle s'appelait Chris.

Une compétition acharnée opposa un moment plusieurs Hackenmahariens. Elle s'interrompit sur le signe d'un Kai'sord. Le porteparole déclara aussitôt: - Le maître offre le double de la dernière somme, soit dix mille maraks.

Les enchères prirent fin aussitôt. Il était évident qu'aucun des participants, même s'il en avait les moyens, n'éprouvait l'envie de se mesurer aux Kaïsords.

Par respect des coutumes, Harald Kohn réitéra la dernière proposition.

Bien entendu sans succès. La belle montagnarde fut adjugée.

A ce moment, la fille s'avança sur le devant de l'esplanade, superbe dans sa nudité de déesse. Sans savoir pourquoi, Nelvéa remarqua les deux grains de beauté qui ornaient son flanc gauche, contrastant avec la pâleur de sa peau. Chris leva fièrement la tête vers les Kaïsords et clama d'une voix forte, en ankos: - Regarde-moi bien, seigneur! Regardez-moi bien tous, chiens couchants de Hackenmahar! Votre maître vient de m'acheter une fortune.

Il escompte se divertir de mon corps, de sa chaleur, de la douceur de sa peau. S'y vider de son désir! Mais cela ne sera pas! Je préférerais être dévorée vive par les loups plutôt que de lui céder!

Vous n'êtes tous que des rats assoiffés de sang et d'ordure. Vous n'êtes pas dignes de la boue que vous foulez. Les seuls hommes dignes de ce nom sont morts tout à l'heure, sous vos yeux. Et vous n'avez pas réagi!

Curieusement, personne n'osait intervenir. Même les Kaïsords attendaient patiemment qu'elle eût terminé. Sans doute parce que personne ne comprenait sa langue. De plus, la proximité de la mort donnait à la fille une force invincible tout entière contenue dans sa voix. Harald Kohn s'avança vers elle, leva son fouet neuronique, mais elle l'arrêta d'un geste péremptoire.

- Arrière, démon! Il te restera peut-être mon corps, qui te pourrira entre les doigts, mais mon âme demeurera libre!

Elle leva la main vers les Kaïsords et clama: - Vous, seigneurs de cette cité infernale, soyez maudits! Les dieux vous jugeront un jour! Ils sont déjà en chemin. Celle qui vous détruira est déjà dans vos murs.

Puis elle se tourna vers Nelvéa à qui elle adressa un long regard.

Celle-ci ne savait plus quelle attitude adopter. Mais, avant qu'elle n'ait pu faire un geste, Chris se précipitait vers un garde qu'elle frappa avec une violence inouïe. Elle lui arracha son gonn, tourna l'arme contre elle et tira.

Nelvéa détourna les yeux. Un hurlement d'hystérie monta de la foule. Lorsque la jeune femme osa à nouveau regarder, une pieuvre humaine s'agitait autour du corps superbe, affalé comme une fleur coupée. La tête avait disparu. Nelvéa dut se mordre les lèvres pour ne pas crier.

Au prix d'un violent effort de volonté, elle parvint à se calmer.

Lentement, elle s'avança vers le corps de Chris. Celle-ci avait fait preuve d'un grand courage. Mais son geste désespéré était inutile.

Mieux valait mourir en combattant, ou en tentant de s'évader.

S'évader? Peut-être Chris s'était-elle évadée, de la seule manière possible? Une vague de résignation coula en elle. Certaines conversations surprises parmi les esclaves lui revinrent en mémoire. Jamais personne n'avait réussi à fuir Hackenmahar. Même les citadins n'avaient pas le droit de quitter la ville sans autorisation des Kaïsords.

Et l'on murmurait que ceux qui pénétraient dans leur enceinte sacrée n'en ressortaient jamais.

Soudain, les regards se portèrent vers elle. Les seigneurs la contemplaient avec attention.

- Montre-nous celle-ci! dit le porte-parole à l'adresse d'Harald Kohn.

Il était vain de résister. Tandis que l'on emportait le corps de Chris, le maître des esclaves la dévoila. Nelvéa ravala sa honte.

Et soudain la paix fut en elle. C'était comme si elle se dédoublait.

Une part d'elle-même souffrait le martyre d'être ainsi livrée nue aux fantasmes de l'assistance. Mais une autre se séparait de son corps pour considérer la scène d'un esprit froid et lucide, dépourvu de sensibilité.

En une fraction de seconde, elle sentit naître au cœur de cette jumelle imaginaire une puissance formidable, un peu irréelle, qui se fondit dans le néant lorsque retentit la voix de l'interprète.

- Cette fille est très belle. Tu la donneras au Kaïsord pour le dédommager. Et tu feras porter le corps de l'autre au Palais sacré.

Très vite!

Harald Kohn ne chercha pas à comprendre, et se cassa en deux en affirmant qu'il en serait fait selon les désirs du bienveillant seigneur.

Nelvéa observa son nouveau propriétaire. Une intuition lui affirmait que sa beauté n'était pas la véritable motivation de son acquisition.

Il avait voulu s'assurer d'elle PARCE QU'IL L'AVAIT RECONNUE.

Nelvéa se laissa rhabiller sans mot dire. Elle ignorait ce qu'il adviendrait d'Astrid et de Myriam, demeurées dans les coulisses.

Les gardes noirs vinrent la chercher et l'amenèrent près de son nouveau maître. Elle leva les yeux vers lui et l'entendit murmurer à l'adresse de ses trois compagnons: - C'est bien elle. Cela ne peut être qu'elle.

Elle était pourtant certaine de ne pas connaître les individus qui se dissimulaient sous les masques effrayants. Les schemes mentaux qu'elle décelait lui demeuraient parfaitement inconnus. Alors, que signifiait tout cela?

LXII Nelvéa avait perdu la notion du temps. Dix jours, peut-être quinze, s'étaient écoulés depuis la vente. Elle n'avait revu ni ses compagnons, ni son acheteur.

Elle avait quitté la Halle aux Esclaves encadrée par deux solides Bakan Gahrs, qui l'avaient guidée jusqu'à une espèce de charrode à moteur. On l'avait enfermée dans une soute située à l'arrière, en compagnie du corps de la montagnarde conservé dans un grand bac de glace. Par les ouvertures étroites du véhicule, elle avait découvert la cité. Une cité tentaculaire, dont le monde amanite n'offrait aucun équivalent. Une architecture impressionnante qui défiait les lois de la pesanteur, élevait des arches immenses enjambant des voies de circulation.

Des immeubles vertigineux s'enchevêtraient les uns dans les autres, entrecoupés de parcs suspendus, étages sur plusieurs pans. Il eût été délicat de situer le véritable niveau du sol. Combien d'habitants pouvait abriter cette métropole? Sans doute plusieurs millions.

Le véhicule circulait vite, écartant d'autres charrodes par de stridents appels de trompe. Sans aucun doute, les Kai'sords possédaient la Connaissance. C'était peut-être pour cette raison qu'ils n'avaient jamais accepté d'alliance avec les amanes. Mais qui étaient-ils? Et d'où venaient-ils?

Peu à peu, le véhicule s'éleva. Nelvéa distingua, à l'écart de l'agglomération, une vaste zone déserte rappelant les ruines d'une cité antique.

Plus loin, au sommet d'une eminence rocheuse, une citadelle fortifiée dominait la cité, inquiétante, sinistre, découpée sur le ciel sombre du crépuscule. Le symbole même du pouvoir des Kaïsords, semblable à l'aire d'un aigle, écrasant la ville gigantesque de sa tyrannie.

Des murs épais et aveugles avalèrent le véhicule.

Elle se souvenait encore d'un palais reflétant un luxe inconcevable qu'elle n'avait fiait qu'entrevoir avant que les gardes silencieux ne l'entraînassent dans un lacis de corridors ténébreux, dans les profondeurs mêmes de la roche, jusqu'à cette cellule oubliée où elle croupissait depuis un temps indéterminé. A part un androïde fatigué et muet, personne ne venait jamais la voir. La machine humaine lui portait deux fois par jour une nourriture insipide qu'elle lui passait par l'intermédiaire d'un sas.

Aucune raison ne pouvait expliquer cet isolement total. Les plus grands criminels avaient droit à une explication, à un procès, à des défenseurs. Elle n'était même pas considérée comme un animal.

Jamais esclave n'avait été traité ainsi à sa connaissance. Que pouvait-elle représenter pour les Kaïsords? Et, surtout, qui avaient-ils reconnu en elle?

Afin de ne pas sombrer dans la folie, elle se parlait tout haut. Plusieurs fois elle se laissa aller à hurler son désespoir, tentant d'appeler, sinon de l'aide, du moins une présence. Même hostile, celle-ci eût été préférable à cette réclusion incompréhensible. L'enfer parfois évoqué dans les légendes amanites ne pouvait être pire. L'endroit était totalement privé de lumière, à part un petit lumignon que l'androïde lui portait avec sa soupe. Mais la chandelle ne durait jamais très longtemps.

Elle avait ainsi pu constater que sa cellule avait été creusée à même la roche, à cru.

Peu à peu, pourtant, une explication se fit jour en elle. Aux yeux des Kaïsords, elle ne représentait aucune valeur humaine. Elle n'était peut-être pas une esclave, mais un objet de laboratoire, comme un lapin ou un rat. Pour quelle expérience, ou quel horrible festin? Aussi absurde que cela pût paraître, l'idée n'était pas à écarter. Elle se rapprochait trop de son rêve prémonitoire. Les habitants de cette citadelle, quels qu'ils fussent, présentaient les symptômes d'une invraisemblable folie, celle que les Lonniens nommaient mégalomanie. Ils se considéraient d'une essence supérieure, et sans doute possédaientils certains pouvoirs. L'anthropophagie pouvait fort bien être un de leurs passe-temps favoris. Une sueur froide coula le long de son dos à cette perspective. Elle ne pourrait même pas se défendre à cause de ce maudit kark qu'on ne lui avait pas ôté.

Sa cellule ne comportait aucune autre issue que la petite porte blindée.

Quant à l'androïde, il n'y pénétrait jamais. Elle ne pouvait même pas lui saisir le bras pour le casser dans un geste de colère.

Elle avait tenté de communiquer avec lui. Sans résultat. Seuls quelques rats furtifs, égarés dans les profondeurs, lui rendaient parfois visite. Elle les entendait gratter de l'autre côté de la porte. Alors, elle les appelait, leur parlait.

Peu à peu le sursaut d'énergie qui avait précédé le jour de la vente s'était dilué dans le néant. Elle se griffait les paumes jusqu'au sang lorsqu'elle sentait la folie l'envahir. La douleur seule lui permettait de maintenir le contact avec la réalité.

Souvent des images atroces la hantaient, une gueule énorme hérissée de crocs acérés, la sensation de sa chair éclatant sous des mâchoires puissantes. Jamais elle ne pourrait supporter de finir ainsi.

En proie au désespoir le plus profond, elle en vint à délaisser sa nourriture. Elle sauta ainsi un repas, puis un deuxième. Elle n'absorbait que l'eau. Puis elle cessa de boire également. Alors,' le temps s'écoula différemment. Elle sombrait dans un sommeil léthargique où les visions les plus extravagantes venaient la hanter. Son corps semblait se fondre dans la roche environnante, tandis que son âme vagabonde se dissociait de sa chair. Quelquefois, elle avait l'impression qu'elle allait quitter la cellule maudite, traverser la matière rocheuse pour s'échapper vers le soleil.

A d'autres instants, elle plongeait en elle-même, à la limite des pensées élémentaires, de la démence. Des mots sans suite suintaient de ses lèvres desséchées. Une ivresse insolite s'emparait d'elle, un délire sans nom, comme si elle se heurtait à l'impossible, aux barreaux irréels d'une cage qu'elle aurait dressée elle-même. Elle avait déjà vécu une expérience semblable, des siècles auparavant, lors de l'Eschola. Cette fois-ci, elle aurait voulu aller plus loin encore. Mais toujours les barreaux de la cage lui faisaient obstacle.

Son amant nocturne revint la hanter, dans ce mélange ambigu d'extase et de souffrance. Lorsqu'il rejoignait le néant, une femme le remplaçait. C'était presque une jeune fille dont le visage inconnu lui semblait pourtant familier. Elle s'avançait vers elle, lui tendait la main. Ce n'était pas la première fois qu'elle rencontrait cette femme.

Mais, comme pour son amant mystérieux, un inexplicable blocage lui interdisait de répondre à l'invite, et la femme baissait le bras tandis qu'un sourire triste assombrissait ses traits. Qui pouvait-elle être?

Puis, un jour, ou peut-être était-ce la nuit, une angoisse immense l'envahit. La mort rampait vers elle, s'approchait inexorablement.

Elle se trouvait au centre d'un cercle de flammes, au cœur d'une vaste prison de roches illuminée d'une lumière couleur de sang. Et soudain, du fond de sa frayeur, naquit un espoir ténu, infime. Il lui sembla se dédoubler. La vision qui l'avait assaillie un court instant, lors de la vente, lui revint. Une part d'elle-même se recroquevilla, semblable à un foetus, tandis qu'une autre se redressait fièrement.

Une sensation de puissance invincible l'envahit, qui rejeta sa peur à l'infini. Peu à peu se profila en elle l'image d'une roche noire, de celles que l'on utilise pour faire du feu dans certaines régions d'Europania.

Lentement, le cercle de flammes se rapprocha, se resserra. Alors, son double étendit les mains, laissa les flammes l'envelopper, et la pierre sombre se mua en un cristal limpide, d'une pureté de diamant, qui se mit à resplendir d'une lumière irréelle.

LXIII Peut-être le temps lui sembla-t-il moins long après le songe du cristal.

Quelques heures, quelques jours, elle ne le sut jamais. Enfin, la porte s'ouvrit. Deux gardes noirs venaient la chercher. Elle ne leur opposa aucune résistance.

Alors même qu'elle s'attendait à ressentir une faiblesse due à son jeûne prolongé, elle éprouvait au contraire une impression de légèreté, de force latente. Cependant, la nature reprit ses droits, et elle fut prise de vertiges lorsqu'elle parvint à la sortie du labyrinthe souterrain.

Elle cligna des yeux sous la lumière trop vive des galeries supérieures.

Des hologrammes immenses s'ouvraient sur des panoramas fictifs. Une curieuse impression de déjà-vu l'envahit. Au-delà des images que lui transmettaient ses yeux, il lui semblait distinguer l'endroit avec un autre sens, inconnu jusqu'alors, comme si les murs étaient devenus transparents, inconsistants.

Suivant les deux gardes, elle parvint enfin, après avoir gravi de nouveaux étages, devant une porte métallique. Soudain, un écho se précisa en elle, un écho qui lui parut provenir d'ailleurs, d'au-delà de son propre esprit. « Garde confiance en toi! » murmurait la voix.

Puis tout s'estompa et les gardes la firent entrer.

La pièce était vaste, éclairée a giorno par des lectronnes mouvantes qui flottaient dans l'air sans support. Au centre et en contrebas s'étendait un bassin empli d'une eau d'un bleu d'azur curieusement luminescente.

Quatre personnes entièrement nues s'y baignaient. Deux hommes et deux femmes.

Les gardes la poussèrent au bord du bassin. Elle ne put retenir un cri d'horreur. Les quatre êtres auraient fait reculer les plus braves des chevaliers. Car, si tous les corps étaient superbes, les visages présentaient tous les signes d'un vieillissement prématuré et inexplicable.

De leurs yeux profonds et délavés, ils l'examinèrent comme si elle avait été un objet. Pour la première fois, elle entendit le son de leurs voix. Des voix instables, oscillant entre les graves et les aigus, ni mâles ni femelles. Tantôt souffle ou chuintement, tantôt grondement et tonnerre.

Simultanément, leurs pensées se précisèrent.

- Elle est belle!

- Jolie poitrine, affirma une femme au corps d'adolescente, mais dont les traits étaient ceux d'une vieille sorcière. Elle me plairait.

- Tu avais raison, Shamir. Il n'y a pas de doute possible. C'est bien elle!

- Que comptes-tu en faire?

- La tuer, et conserver sa tête pour l'usage que vous savez. Morte, elle constituera notre meilleure arme.

- Ou notre perte, hasarda le quatrième, un homme aux cheveux gris, mais dont le corps était celui d'un athlète. Pourquoi ne pas s'en servir comme porteuse? J'ai envie d'avoir un fils.

Tu le feras avec une autre, Vashkan! Cette fille est trop précieuse.

- Tu estimes que ce serait vraiment la meilleure solution?

- La seule capable de l'atteindre.

- Dans ce cas, elle est à toi, c'est toi qui décides.

Puis il sembla se désintéresser de la situation et se coula jusqu'à la deuxième femme. Tandis que les deux autres affichaient la plus parfaite indifférence, l'individu entreprit de s'accoupler avec sa compagne, une méduse au corps de sirène qui ondoyait à ses côtés.

Nelvéa ne comprenait rien à ce qui se passait. Qui voulaient-ils «atteindre»? Et pourquoi devait-elle mourir pour cela?

Mais ils se souciaient peu de lui fournir une explication. L'autre femme reprit: - Si elle doit périr, autant que cela soit de manière divertissante.

J'ai une idée à vous proposer.

- Nous t'écoutons.

- Quant ces deux-là auront terminé...

Puis elle s'enferma dans un silence boudeur tandis que le couple poursuivait ses ébats.

Fascinée par les évolutions erotiques de l'homme et de la femme, elle fut peu à peu envahie par une étrange sensation. Elle connaissait cette femme, ou plutôt son corps. L'impression se confirma lorsque son compagnon se hissa sur le bord de la piscine et plaça la femme à califourchon sur lui. Un long frémissement parcourut le corps féminin qui commença à se balancer d'avant en arrière en gémissant.

Nelvéa poussa un cri. Cette peau un peu pâle, ce corps souple et élancé et, surtout, ces deux grains de beauté sur le flanc gauche ne pouvaient appartenir qu'à la belle montagnarde qui s'était suicidée sous ses yeux, une éternité auparavant. L abjecte vérité lui apparut dans toute sa cruauté. Les Kaïsords n'achetaient pas des esclaves pour satisfaire leurs débordements sexuels, mais pour voler leur corps. Par une incompréhensible magie de la Connaissance, ils avaient trouvé le moyen de greffer leur tête sur des corps étrangers qu'ils choisissaient pour leur beauté et leur puissance. Un artifice monstrueux qui leur permettait sans doute de s'assurer une longévité accrue.

Elle ne s'étonna qu'à moitié lorsqu'elle constata que le deuxième homme, celui qui l'avait achetée, possédait en réalité les traits d'une vieille femme. Il leur était loisible de changer de sexe. Une onde de panique la parcourut. Ce n'était pas possible. Les dieux ne pouvaient permettre l'existence de tels êtres.

Enfin, la femme accouplée s'écroula dans un râle d'extase.

- Mais vous êtes tous fous, cracha-t-elle. De quelle race maudite êtes-vous donc?

- Silence! hurla soudain en ankos l'homme à la tête de femme.

Malgré sa voix de fausset, il ne serait venu à l'idée de personne de mettre en question son autorité. Sauf précisément à Nelvéa.

- Silence toi-même, être immonde! Je comprends mieux à présent la révolte de ces hommes, l'autre jour.

Elle ne put aller plus loin. Une violente décharge lui parcourut l'épine dorsale. Elle s'écroula, abasourdie. La vue brouillée par la douleur, elle entendit l'être asexué continuer de plus belle, en pointant le doigt sur elle.

- Meurs! Meurs pour avoir osé adresser de telles paroles à un Kaïsord!

Une des femmes l'arrêta.

- Cesse donc tes pitreries. Cette fille n'a pas été marquée.

La folie qui provenait de l'esprit perturbé glaça le sang dans les veines de Nelvéa. Elle se releva lentement, tandis que la femme poursuivit : - Il existe un moyen plus intéressant de la tuer. Que diriez-vous de la confier aux bons soins de Pangarth?

Le deuxième homme s'approcha.

- Voilà une suggestion amusante.

Sa compagne intervint.

- A mon avis, il n'en viendra pas à bout. Mais nous pourrions conserver les morceaux pour les montrer à notre ami.

- Quel ami? rispota Nelvéa.

Une nouvelle décharge la réduisit au silence. Étourdie, elle ne trouva pas la force de sonder mentalement les Kaïsords. Les gardes durent la porter lorsque l'homme à tête de femme leur fit signe de l'éloigner.

De retour dans sa cellule, Nelvéa s'effondra sur sa couche. Ces êtres immondes n'avaient plus aucune notion de ce que pouvaient être la pitié et la dignité humaine. Il fallait les détruire. Tous! Car il y en avait d'autres à l'intérieur de la Citadelle. Elle avait perçu leur présence alors que les Bakan Gahrs la ramenaient. Mais cette tâche ne lui reviendrait pas. Elle avait été condamnée à mort. Une mort qu'elle devinait horrible, au travers de ce qu'elle avait surpris dans les esprits déréglés des Kaïsords. Chris avait peut-être eu raison.

Pauvre Chris! Elle avait cru les berner en détruisant son visage.

Mais les monstres s'en moquaient bien. Ce n'était pas cela qui les intéressait.

Elle comprenait à présent pourquoi ils avaient tenu à récupérer son corps. Ils eussent été bien plus ennuyés si elle avait visé au cœur.

Mais qui pouvait être celui à qui les Kaïsords vouaient une haine aussi profonde? Son père? Dorian était-il parvenu jusqu'à Hackenmahar?

Elle n'avait pu capter d'idée précise.

Le soir, lorsque l'androïde lui apporta son brouet habituel, elle hésita puis se décida à manger. Elle devait reprendre des forces avant l'affrontement avec le mystérieux Pangarth. Elle n'était certes plus décidée à se laisser faire.

La nuit suivante, son double triomphant lui apparut à nouveau, et elle sut qu'il constituait sa seule chance de vaincre. Mais comment l'atteindre?

LXIV Un calme étrange s'était emparé de Nelvéa. Elle allait mourir. Du moins telle était la volonté des Kai'sords. Elle en ignorerait toujours la raison véritable, mais cette certitude était somme toute préférable au doute dans lequel elle vivait depuis sa réclusion au cœur de la montagne.

Durant les heures qui la séparaient de l'ultime épreuve, elle demeura parfaitement immobile, descendant inexorablement en ellemême, dans cette transe extraordinaire qu'elle commençait à maîtriser parfaitement, vers ce lieu incompréhensible qu'elle avait découvert. Un lieu merveilleux où tout n'était que plénitude, d'où toute violence avait disparu. Plusieurs fois, elle fut tentée de rompre les liens qui l'enchaînaient à ce corps bientôt inutile qu'elle tramait comme un boulet de chair. Mais une émotion inexplicable la retenait.

Des visions de plus en plus précises l'assaillaient, des crocs effrayants, un monstre à visage humain, gigantesque, un avenir infranchissable, comme un mur qui se repliait sur elle, l'étouffait. Et pourtant elle ne connaissait plus la peur. Ces menaces n'avaient pour elle pas plus de consitance que des bulles de savon.

Était-ce de la résignation? Ou bien autre chose?

Soudain, elle eut la sensation d'une présence à ses côtés. Elle se redressa et scruta les ténèbres, bien entendu sans succès. Rêvaitelle?

Elle sentit distinctement une main saisir la sienne. Elle frémit.

- Qui... qui êtes-vous?

Mais elle avait déjà reconnu les schemes mentaux de l'inconnue, une trame douce et rassurante qui la ramena bien loin en arrière.

- Mère?

L'instant d'après, une lueur bleutée naquit, grandit et révéla la silhouette de Solyane. Nelvéa, stupéfaite, n'osait plus faire un geste. La main se serra sur la sienne et les yeux de sa mère se mirent à briller d'une lueur farouche.

- L'image du cristal t'est apparue! Tu es ce cristal! Alors, chasse le doute de ton esprit, ma fille! La Licorne ne doit jamais s'avouer vaincue.

Bats-toi!

- Mère!

Nelvéa voulut se jeter dans les bras de l'apparition, mais l'instant d'après celle-ci se fondit dans le néant, et la sensation chaude sur sa main s'évanouit, laissant derrière elle une douloureuse impression d'inachevé.

Avait-elle rêvé? Elle n'aurait su le dire. Tout avait l'air si réel...

Elle secoua la tête et essuya ses larmes. Elle n'avait pas rêvé. Plus que jamais, elle avait la certitude que Solyane n'était pas morte. Mais elle avait atteint un stade supérieur d'où elle n'avait cessé de veiller sur elle.

« La mort et la vie n'ont plus aucune signification pour eux... » Qui avait prononcé ces paroles?

Elle resta un long moment prostrée, indécise. Un jour, elle éluciderait tous ces mystères. Elle rejoindrait sa mère et son père. Et elle connaîtrait la vérité.

Mais il lui restait encore des obstacles à franchir. Il lui fallait traverser ce point nodal où la mort l'attendait, tapie dans l'ombre de cette cité maudite. Elle serra les dents et se concentra sur l'idée du cristal.

De toutes ses forces.

Deux jours peut-être s'écoulèrent encore avant que les gardes ne vinssent la chercher.

Enfermée dans les soutes du véhicule qui l'avait déjà amenée, elle franchit à nouveau l'enceinte de la Citadelle sacrée. Six Kaïsords étaient confortablement installés au-dessus d'elle en compagnie de leur porte-parole. Elle devinait mentalement leur présence. Dans une bulle située à l'avant, un androïde pilotait. Par les interstices, la jeune femme vit défiler des artères bondées de monde, encombrées de voitures malgré la nuit déjà avancée. Des lumières vives et multicolores les croisaient. D'autres provenaient des édifices gigantesques qui dominaient la cité tentaculaire. Jamais encore elle n'avait rencontré de métropole de cette importance. Lorsqu'on longea une corniche qui surplombait un vaste quartier de la cité, Nelvéa devina, au loin, une immense étendue ténébreuse, qu'elle supposa être un lac. Elle en eut la confirmation lorsqu'elle vit la lune s'y refléter en une myriade de constellations.

Le véhicule descendit, traversa encore plusieurs quartiers pour se diriger vers ce lac, abandonnant les artères principales pour emprunter des voies plus sombres, tortueuses, dans lesquelles il eut parfois peine à se frayer un chemin. L'endroit était animé.

L'engin s'arrêta. On la fit descendre. Une fraîcheur nouvelle la saisit.

Elle comprit qu'elle se trouvait dans les bas quartiers de Hackenmahar.

Les visages avaient encore changé. Ici s'étendait le royaume des noctambules, des fêtards de toutes sortes, des marginaux. Gwondaleya possédait aussi un lieu semblable, trouble, où il était peu prudent de se hasarder la nuit. Mais la lie de Hackenmahar dépassait largement ce que l'on pouvait rencontrer à Gwondaleya. On était loin des tavernes bruyantes et joyeuses des bords du Danov, ou des auberges vibrantes des récits des chasseurs de Veraska.

Une ambiance malsaine émanait de ce monde de la nuit. Autour d'elle s'agitait tout un peuple de femmes aux trois quarts nues, dévoilant sans pudeur des charmes fatigués, aux yeux fiévreux, battus par la drogue. Des hommes aux tenues vestimentaires plus que fantaisistes les abordaient, les entraînaient dans des recoins sombres. Ici, plus encore que dans la ville haute, chaque individu tentait d'attirer l'attention par une originalité quelconque. Tel ce géant aux yeux d'enfant qui se promenait entièrement nu, mais dont le corps était tatoué jusqu'aux sourcils. Ou cet autre qui s'était fait coudre dans la chair de minuscules fourrures d'animaux. Un autre encore arborait, insérées sous la peau, des plaques de métal brillant et de toutes formes. Plus loin, elle aperçut un personnage sans âge portant fièrement un collier de cuir sur lequel étaient enfilées des têtes de rats et de chats réduites.

Parfois, on butait sur des mendiants de tous âges, enfants ou vieillards, qui tendaient la main en psalmodiant de curieuses litanies.

L'un d'eux, en particulier, présentait un corps affreusement mutilé, curieusement rongé. Des pensées échappées des spectateurs lui firent comprendre que l'homme, dans un souci de mortification, se dévorait lui-même, avalant chaque jour un petit morceau de sa chair, prélevé dans les différentes parties de son anatomic.

Un autre avait planté dans sa main, bien des années auparavant, la graine d'un arbre. A présent, le végétal s'était développé et composait avec l'homme un être symbiotique d'allure effrayante qui rampait sur le pavé gras quémandant de l'eau et de la nourriture.

On ne dénombrait pas non plus les monstruosités humaines, comme ces siamois triplés unis par le ventre, qui se déplaçaient en une sorte de danse rituelle, ou encore cet homme à quatre jambes, centaure rachitique échoué dans la fange de l'impitoyable métropole.

Parmi tous ces phénomènes déambulaient des citadins pris de boisson venus se distraire, des individus furtifs, à l'affût d'une victime. On devait mourir facilement à Hackenmahar.

Sur tout cela régnait une atmosphère épaisse faite de fumée de nicot, de drogue et de relents d'alcool qui prenaient à la gorge.

Craintive, la foule s'écartait sur le passage des Kaïsords, Enchaînée aux deux gardes imperturbables qui suivaient leurs seigneurs, Nelvéa pénétra dans un bâtiment circulaire immense d'où s'échappaient de la musique et des cris.

Un homme obséquieux se précipita et se cassa en deux dès qu'il aperçut les masques des Kaïsords. D'emblée, on chassa d'une table un groupe de fêtards qui protestèrent vigoureusement, puis se pétrifièrent dès qu'ils reconnurent les maîtres de la cité. Mais ceux-ci ne leur accordèrent aucune attention. Le silence envahit la salle haute et enfumée, puis les clients se levèrent, tendirent leur bras droit en direction des arrivants et entonnèrent en choeur un chant guttural qui signifiait quelque chose comme: « Longue vie aux Kaïsords, nos dieux vivants!» Puis l'animation reprit.

A coups de fouet neuronique, un garde contraignit Nelvéa à se coucher aux pieds de son maître. Puis il lui arracha la cape qui la protégeait.

A nouveau elle se trouva nue. L'humiliation lui brûla le sang.

Mais elle serra les dents et se calma.

Elle étudia la taverne. Au travers des volutes épaisses, elle distingua une salle immense, à plusieurs niveaux enchevêtrés, encombrés de noctambules de toutes sortes. Sur une scène, une douzaine de filles nues se contorsionnaient, dans une exhibition purement pornographique, au son d'une musique sans beauté mais dont le rythme lancinant émoustillait les spectateurs. Parmi eux, un homme se leva, monta rejoindre les danseuses tout en se débarrassant de ses vêtements.

Un deuxième suivit bientôt.

Une nausée incoercible envahit Nelvéa. L'odeur vinaigrée de la fumée épaisse n'y était sans doute pas étrangère. Partout régnait une débauche invraisemblable. Des hommes et des femmes s'accouplaient dans les coins sombres, d'autres s'enivraient consciencieusement, ou s'adonnaient à de curieux rituels pour absorber d'étranges substances hallucinogènes. Mais peut-être en était-il ainsi pour toutes les grandes cités au cœur desquelles les hommes perdaient peu à peu contact avec la nature. Quelques images puisées dans les mémoires anciennes que Nielsen avait réunies à Vallensbrùck lui revinrent à l'esprit. Il n'en était pas autrement dans le monde antique.

Elle constata que le nombre des spectateurs participant à l'orgie de la scène augmentait sans cesse. Des femmes, des hommes, des vieillards même jetaient leurs vêtements pour se joindre à l'enchevêtrement charnel qui, à présent, encombrait l'estrade et débordait peu à peu le long des gradins. Les autres clients ne s'en offusquaient pas et continuaient de boire et de bavarder.

Était-ce à une bacchanale de ce genre que les Kaïsords comptaient la faire participer? Avec le dénommé Pangarth? Mais ceux-ci ne bronchèrent pas. La main d'un homme s'était seulement égarée entre les jambes de la femme possédant le corps de Chris. Une irrésistible envie de tuer, qu'elle chassa à grand-peine, tenaillait Nelvéa. Elle devait éviter de gaspiller son énergie vitale avant l'épreuve.

Elle songea à Khaled et Lorik. Étaient-ils morts? Leurs corps avaient-ils reçu la tête d'autres Kaïsords? Et qu'était-il advenu de ses deux esclaves? Elle n'avait jamais su qui les avait achetées. Elle sentit à peine des larmes couler sur ses joues.

La saturnale prit subitement fin. Les fêtards, bousculés par les gardes de la salle, regagnèrent leur place tandis que l'on évacuait les danseuses. L'attention de Nelvéa se porta alors sur un endroit qu'elle n'avait pas encore remarqué, situé en contrebas de la scène, que surplombait la table des Kaïsords.

Aux paroles du présentateur, on comprit que le spectacle allait se poursuivre avec un combat de femmes esclaves.

- Un combat à mort! précisa-t-il.

Un murmure de satisfaction mêlée d'horreur courut dans la salle.

Les nerfs tendus, Nelvéa se rapprocha.

Elle frémit d'angoisse à la vue de la première des combattantes qui n'était autre qu'Astrid. Elle ne portait pour tout vêtement qu'un minuscule cache-sexe. Un poignard effilé pendait à son flanc. Une deuxième gladiatrice entra. C'était une femme fine et élancée, à la démarche féline. Les pensées de la foule apprirent à Nelvéa qu'il s'agissait d'une championne dont les armes consistaient en une paire de gants garnis, sur le tranchant des mains, de lames articulées, et d'ongles de métal longs d'une dizaine de centimètres. De larges cicatrices zébraient son corps superbe, preuve qu'elle n'en était pas à son premier combat. Nelvéa constata qu'il lui manquait un sein, sans doute arraché au cours d'un précédent affrontement.

La championne fit le tour de l'arène d'un air de triomphe anticipé, sans même un regard pour son adversaire. Des cris d'encouragement fusèrent dans la salle, par lesquels on laissait entendre qu'il serait très apprécié que la gladiatrice répande les tripes d'Astrid sur le sable de l'arène.

Nelvéa cria. Astrid se retourna.

- Souviens-toi de Daena et de Vallensbrùck! hurla-t-elle avant de recevoir une nouvelle décharge.

Elle se rassit, étourdie. Mais sa compagne l'avait reconnue. Un sourire passa sur ses lèvres. Elle eut un regard de feu. Elle aussi savait se battre. Et elle était décidée à le prouver.

Le présentateur remonta de l'arène et donna le signal du combat.

LXV Pendant un long moment, les deux gladiatrices tournèrent lentement l'une autour de l'autre, s'observant comme des fauves. Soudain, la championne porta une attaque imparable. Astrid hurla. Du sang gicla. Le gant d'acier avait déchiré l'épaule de la jeune femme. Elle bondit, roula sur elle-même et se retira hors de portée. Une rumeur de surexcitation monta de l'assistance. La championne attaqua de nouveau. Sans succès cette fois. Il s'ensuivit une succession de feintes, de coups violents, de parades, salués par les cris des spectateurs. Les deux femmes étaient de la même force. Leurs corps magnifiques et oints se couvrirent peu à peu du sang d'estafilades plus ou moins profondes.

Cependant, Astrid donnait d'inquiétants signes de fatigue. La championne portait des coups de plus en plus précis. Nelvéa poussa un cri lorsqu'une large blessure se découpa sur le ventre de sa compagne.

Des hurlements montaient des spectateurs survoltés, braillant d'excitation à la vue du sang ruisselant sur les deux statues de bronze et de chair.

L'instant d'après, il y eut un cri de stupeur, puis le silence se fit.

Chacun vit la championne se redresser, ouvrir la bouche sur un gémissement qui ne pouvait sortir. Puis elle s'écroula comme un pantin désarticulé. Le poignard d'Astrid resta planté dans sa gorge, la pointe sortant derrière la nuque sous un coup d'une violence extrême dans lequel la petite esclave avait jeté ses dernières forces.

Nelvéa poussa un soupir de soulagement. Épuisée, la jeune Veraskanne tituba vers l'ouverture noire qui bordait l'arène. Une ovation gigantesque jaillit. Des gens trépignaient, certains lui hurlaient d'éventrer son adversaire. La foule cruelle s'était découverte une nouvelle championne. Mais Astrid ne s'en souciait pas. Elle adressa un signe à Nelvéa, puis des gardes l'emportèrent. Après quelques instants, le maître de Nelvéa gronda sourdement: - A toi, maintenant!

Il désigna l'autre entrée de l'arène.

- Regarde!

Un être monstrueux fit son apparition. Il ne devait pas mesurer moins de trois mètres, et peser dans les quatre cents kilos. On eût dit un ours, mais c'était un homme, dont la tête énorme s'enfonçait dans les épaules comme celle d'un taureau. Deux petits yeux rapprochés et porcins trouaient son visage, reflétant la cruauté et la stupidité. Ses poignets devaient dépasser le tour de cuisse de Nelvéa. Lorsqu'il ouvrit la gueule pour saluer le public, elle se mit à trembler. Ses cauchemars venaient de prendre corps.

Le présentateur descendit dans l'arène et harangua le public.

- Ce soir, un spectacle de choix nous est offert par nos bien-aimés souverains, les Kaïsords, ces dieux vivants qui nous gouvernent. Vous connaissez tous Pangarth, cet homme qui, pour vous distraire, dévore chaque soir, devant vos yeux, des animaux vivants. Des rats, des lapins, des chats, des chiens, des cochons de lait, des daims. Vous connaissez tous son féroce appétit. Ce soir, cet appétit sera peut-être comblé. Car nos bien-aimés souverains lui offrent un mets de choix.

Une femme!

- Nooon! hurla Nelvéa.

Mais le présentateur poursuivit, imperturbable: - Sera-t-il capable de la dévorer entièrement? Les paris sont ouverts. Elle pèse cinquante-cinq kilos. Hormis la tête, que les Kaïsards désirent conserver, il devra tout avaler.

Il désigna le monstre, et conclut avec un grand éclat de rire: - Bon appétit, monsieur Pangarth.

Affolée, Nelvéa tenta de s'enfuir. Mais une décharge neuronique la persécuta de plein fouet. L'instant suivant, elle basculait au fond de l'arène. Elle roula sur elle-même, à demi étourdie. Mais la proximité de la mort la galvanisa et elle se redressa. Elle allait se réveiller, oublier cette horreur. Des êtres civilisés ne pouvaient se livrer à de telles abjections. Pourtant, le décor infernal refusa de disparaître. Elle ne rêvait pas. Tremblant de tous ses membres, elle observa la créature.

Celle-ci fit entendre un grondement caverneux. Comment une femme avait-elle pu engendrer une abomination semblable? Il n'était plus temps de se poser la question. Le monstre avançait dans sa direction.

Ses lèvres épaisses se découvrirent sur un vaste sourire, dévoilant un dentition effrayante, aux incisives taillées en pointe à la manière de certains guerriers ismalasiens. Nelvéa, en proie à la panique, tenta de bondir hors de l'enceinte. Mais des spectateurs aux visages congestionnés par un joie morbide la repoussèrent avec de grands rires. Alors, elle se tapit contre le bois comme si elle avait voulu s'enfoncer.

La créature s'avançait de son pas pesant, sans hâte, se délectant de la frayeur de sa victime. Nelvéa le fixa dans les yeux et se redressa, prête au combat. Elle pesait huit fois moins que lui, et elle était sans arme. Soudain, le souvenir de l'apparition de sa mère revint la hanter.

«Bats-toi!» avait-elle dit. Il lui sembla qu'elle était là, toute proche, à ses côtés. Une paix étrange descendit en elle. Sans comprendre véritablement ce qu'elle faisait, elle se concentra sur l'image du cristal. Elle devait mourir. Ainsi en avait décidé le Destin.

Il ne pouvait se tromper. Le point nodal était tout proche, à présent.

Elle le percevait presque physiquement, superposé au faciès rebutant du monstre. La petite Nelvéa allait cesser d'être. Fixant toujours son ennemi, elle se força à calmer les battements de son cœur emballé.

Elle avait les moyens de vaincre. Elle le savait. Elle le savait sans doute depuis toujours.

« Tu ne dois compter que sur toi! », se répéta-t-elle. « Seul les êtres faibles restent soumis au Destin! Mais tu es de la race des seigneurs, des prédateurs. Tu dois dominer le Sort. Il reculera devant ta volonté! » Comme dans un rêve, son être se dédoubla, alors que le monstre n'était plus qu'à deux pas. Quelque part au fond d'elle-même, une jeune femme se replia, s'unit au néant. Simultanément, un flot puissant jaillit, irradia jusqu'à la moindre fibre de sa chair. Elle n'avait plus, face à elle, que des êtres fragiles, faits de papier et de cendre.

Une illusion de réalité qu'elle pouvait repousser, supprimer d'un simple geste. C'était comme un délire éveillé, comme si une vieille cuirasse s'effritait, tombait lourdement de ses épaules. La petite Nelvéa, qui doutait d'hériter un jour des pouvoirs de ses parents, était en train de disparaître.

Elle fit front. La créature était tout près. Elle vit les mains énormes se tendre, vouloir la saisir. Une mâchoire de cauchemar s'ouvrit.

Alors, vive comme l'éclair, elle décocha un terrible coup de pied dans le menton du monstre, puis bondit, roula sur elle-même et courut se réfugier à l'autre bout de l'arène. Pangarth, furieux, poussa un barissement terrifiant, qui impressionna la salle entière. Du sang coulait de sa gueule. Il s'était mordu la langue sous le choc.

Nelvéa revint vers lui et se planta solidement sur le sable. Autour d'elle, le sol se mit à vibrer sous ses impulsions mentales. Les clameurs hystériques des spectateurs se calmèrent pour céder la place à une vague d'étonnement. On ne comprenait plus ce qui se passait.

D'où venait ce tremblement qui agitait verres et flacons sur les tables? Et pourquoi le Dévoreur, ainsi qu'on le surnommait, se mettait-il soudain à tituber?

Avec stupéfaction, on vit le monstre trembler, puis gronder de douleur.

Sans raison, il porta les mains à sa tête. Le temps sembla s'allonger, s'étirer. Pangarth gémissait, crachait. Peu à peu, son visage bestial se mit à ruisseler de sang. Tout à coup, une force inconnue le projeta en arrière, comme un vulgaire fagot de bois. Il percuta violemment les murs de l'arène et s'effondra lourdement sur le sable qui se teinta immédiatement d'écarlate. Il eut comme un étrange soubresaut, et retomba, inerte. Un silence de mort s'étendit sur la salle embrumée de vapeurs d'alcool et de drogue, puis les spectateurs les plus proches se mirent à hurler, terrorisés. La poitrine de Pangarth avait explosé, perforée par une arme étrange, inconnue. Sous les yeux hébétés des spectateurs, une blessure inexplicable se forma, une plaie qui aurait pu être provoquée par une corne monstrueuse.

Nelvéa relâcha son étreinte mentale. A présent, toute frayeur l'avait fuie. Elle possédait les pouvoirs de ses parents. Alors, elle écarta les bras dans un geste de triomphe et leva les yeux vers le ciel. Un ciel qu'elle percevait à présent, au travers des murs de cet endroit sinistre. Elle hurla: - Vallensbrùck, je t'offre ce sacrifice!

Puis elle projeta d'un coup toute sa puissance sur le corps du monstre que de faibles soubresauts agitaient encore. Il explosa en miettes, éclaboussant la salle entière, créant un véritable mouvement de panique. Une sorte de joie sauvage l'inonda devant l'épouvante qui régnait autour d'elle. Elle revint devant les Kaïsords.

- Chienne, hurla son maître. Gardes! tuez-la! Cette fille est une monstruosité! Servez-vous du kark!

Mais il arracha le fouet neuronique au garde éberlué, et le dirigea contre la jeune femme.

Celle-ci ne ressentit qu'une légère irritation et sourit.

- Tu ne peux plus rien contre moi, Shamir! Tu es maudit! Comme tous les tiens tu portes le poids du sang de tous ceux que tu as fait périr pour conserver ta misérable existence. Mille morts ne suffiraient pas pour expier tes crimes.

L'autre, écumant de fureur, triturait le fouet, le braquant désespérément sur elle. Un vent de folie et de frayeur emporta Nelvéa. Pour la première fois les Kaïsords ne détenaient plus le pouvoir absolu. La panique les gagnait. Lentement, Nelvéa intégra sa puissance nouvelle à l'anneau maléfique, l'arc-bouta... Le kark se pulvérisa en une fine poussière qui retomba en pluie sur le sable. Elle était libre.

Des cris montèrent de l'assemblée, tandis que des clients fuyaient déjà vers les issues. Ivre de fureur, d'impuissance trop longtemps contenue, Nelvéa laissa jaillir le flot d'énergie qui grondait en elle.

Une vibration inquiétante fit trembler les piliers de soutènement, se répercutant jusque dans les fondations. Les spectateurs affolés s'amassaient devant les portes, se piétinant mutuellement. Mais une puissance mystérieuse bloquait les ouvertures, refermant un piège inexorable sur la foule. Des lustres s'effondrèrent, clouant leurs victimes au sol. Des lézardes apparurent dans les murs, tandis que des tentures s'embrasaient en divers endroits. La colère de Nelvéa ne connaissait plus de bornes. Le souvenir de Vallensbrùck ne l'incitait pas à la pitié.

Se détournant des spectateurs, elle se concentra à nouveau sur les Kaïsords. Ceux-ci, comme saisis par une main gigantesque, furent projetés au fond de l'arène, semblables à des pantins désarticulés. En proie à une terreur sans nom, ils sentirent les vibrilles implantées dans leur cerveau s'arracher, rouler dans la poussière. Puis leurs masques éclatèrent, dévoilant leurs visages hideux. Les apercevant, les spectateurs se mirent à hurler de plus belle. Du sang coula de la bouche et des yeux des monstruosités.

- Combien d'hommes et de femmes avez-vous ainsi sacrifiés pour assurer votre immortalité?

Des gardes noirs voulurent intervenir. Ils braquèrent leurs gonns sur Nelvéa. Elle riposta immédiatement. Une brusque et violente pression mentale les réduisit en bouillie de ferraille et de chair.

- COMBIEN?

Mais les Kaïsords étaient hors d'état de répondre. Certains spectateurs, subjugués malgré eux, revinrent sur leurs pas. Pour la première fois, un être venu de l'autre monde tenait les seigneurs, les dieux vivants en échec. Leurs visages avaient enfin été dévoilés.

Impitoyable, Nelvéa sentit sa haine se durcir face à la lâcheté qu'elle découvrait chez ces êtres mégalomanes dont la puissance ne reposait que sur des leurres, sur une technologie ultra-sophistiquée grâce à laquelle ils avaient asservi tout un peuple.

Dans un mouvement de rage, elle projeta son acheteur contre le mur de pierre de l'arène. Puis elle s'acharna sur lui, le comprimant dans un étau mental qui l'étouffa lentement. Les yeux du vieillard s'exorbitèrent, sa bouche s'ouvrit sur un cri qui ne pouvait sortir.

Augmentant encore son étreinte, Nelvéa le broya comme on écrase un oeuf dans la main. Sans cesse les images de l'incendie de Vallensbrùck passaient devant ses yeux, mêlées aux souvenirs de sa souffrance lorsqu'elle avait perdu le second enfant de Nielsen. Des larmes glissaient sur ses joues tandis qu'une joie sauvage l'inondait à la vue des Kaïsords se tordant de douleur sur le sable. Une à une, elle fit sauter les têtes qui roulèrent sur le sable de l'arène. Quelques soubresauts agitèrent encore les corps enfin libérés, puis ils s'immobilisèrent définitivement. Hébétée, Nelvéa contempla les yeux vides des vieillards, figés dans des expressions d'horreur au creux des visages arrachés.

Des hurlements de terreur la ramenèrent à la réalité. Les murs se fissuraient, se lézardaient, alors que les portes demeuraient obstinément closes. D'un niveau supérieur tombait la lueur effrayante d'un incendie. Les tentures n'étaient plus que d'immenses torches, tandis qu'une vague de feu courait sous les poutres. Nelvéa, imperturbable, contempla les spectateurs terrorisés qui tentaient de s'enfuir, mais que sa volonté retenait prisonniers. Elle n'éprouvait aucune pitié pour ces êtres immondes qui, quelques instants auparavant, se réjouissaient de la mort abjecte qu'ils lui réservaient. Elle maintint sa pression sur l'édifice et s'agenouilla près du corps de Chris dont elle avait arraché la tête de vieille femme.

- Tu es vengée, ma compagne, murmura-t-elle. Que ton âme connaisse la paix, à présent.

Puis elle se dirigea vers le souterrain par lequel avait été emmenée Astrid. Derrière elle, l'incendie se propagea rapidement, tandis que les piliers de la taverne commençaient à céder.

LXVI Deux gardes apparurent devant elle. Une force invincible les projeta contre le mur où ils s'écrasèrent, les os pulvérisés sous l'impact.

La seule issue était le souterrain. Elle s'y engagea sans hésitation.

Derrière elle, le concert de cris et le grondement de l'incendie s'atténuèrent.

Elle se faufila parmi un dédale de corridors et d'escaliers qui menaient toujours plus bas. Dans les niveaux inférieurs, le fracas disparut. Elle s'arrêta, sonda mentalement les alentours. Elle perçut presque physiquement les énormes contraintes exercées sur les matériaux par l'immeuble ébranlé. Les étages supérieurs n'allaient pas tarder à s'effondrer. Elle reprit son souffle. Un nouveau garde approchait.

Il rugit de plaisir en découvrant qu'elle était seule, et entièrement nue. Une esclave en fuite. Focalisant son énergie sur lui, elle le transforma en une masse sanglante qui éclata sous l'impact. Elle ne se contrôlait plus. Une nouvelle fois, elle s'arrêta, sonda les souterrains.

Il fallait faire vite. Bientôt, les fondations allaient céder. Ellemême ne redoutait plus rien. Mais les prisonniers devaient être sauvés.

Enfin, elle les localisa, à deux niveaux au-dessous. Elle dévala des escaliers, pour déboucher comme une furie au milieu d'une demi-douzaine de gardes stupéfaits. Ceux-ci tentèrent de l'arrêter.

Mais rien désormais ne pouvait plus lui résister. Le corps disloqué, ils s'effondrèrent l'un après l'autre. Dans sa rage, Nelvéa en avait littéralement coupé un en deux.

Des rugissements de joie l'accueillirent. Les cages renfermaient une bonne centaine d'esclaves. L'un après l'autre, elle saisit à pleine mains les barreaux des portes et les arracha sans effort. Les prisonniers n'en croyaient pas leurs yeux. Mais ils ne cherchèrent pas à comprendre. Dans un état second, Nelvéa inspecta chaque geôle, cherchant Astrid et Myriam. Elles étaient là. Elle le sentait. Enfin, presque vers la fin, elle découvrit Astrid, à demi inconsciente, le corps couvert de sang. Les gardiens n'avaient pas pris la peine de la soigner, ni même de laver ses plaies. La jeune femme était allongée sur une litière que l'on ne devait pas changer souvent. Nelvéa s'agenouilla près d'elle et la secoua doucement. Astrid ouvrit des yeux fiévreux.

- Princesse! C'est vous?

- Viens vite! Il faut sortir d'ici. Tout va s'écrouler d'un instant à l'autre. Est-ce que tu peux marcher?

- Je vais essayer! Cette chienne m'a à moitié emporté l'épaule.

Regardez!

- Il faut te lever. Vite! Où est Myriam?

- Myriam?

Un flot de larmes brûla les yeux de la petite esclave.

- Myriam est morte il y a deux jours, tuée par cette vomissure du démon que j'ai égorgée tout à l'heure. Elle m'a... elle m'a décrit ensuite tout ce qu'elle avait fait avec son corps, pour distraire ces chiens de Hackenmahar.

Elle serra les dents.

- Je m'étais juré de la venger. C'est pourquoi j'ai trouvé la force de tuer cette charogne.

Nelvéa accusa le coup. Myriam la silencieuse n'était plus. Elle respira profondément. L'heure n'était pas choisie pour la pleurer. Il fallait fuir.

Un homme surgit près d'elle.

- Khaled!

- Je suis là, Aïnah Shean.

- Mais comment...

- Je fus acheté par le maître des jeux de cette taverne maudite.

Comme Astrid et Myriam. Il pensait que je serais tué rapidement, à cause de mon âge. Mais jusqu'à présent j'ai terrassé tous mes adversaires.

- Mon compagnon!

Elle se jeta dans ses bras et l'étreignit avec fougue. Mais il fallait se hâter. Astrid perdait son sang et ses forces. L'Ismalasien la prit dans ses bras et l'emporta comme une enfant.

- Où allons-nous, Aïnah Shean?

- Je ne sais pas!

Ils sortirent, suivis des prisonniers. Déjà, au-dessus d'eux, un grondement inquiétant se faisait entendre. Une lézarde fissura la voûte.

- Que s'est-il passé? demanda Khaled.

- Je t'expliquerai plus tard. J'ai... J'ai détruit ce nid de frelons.

Il renonça à comprendre.

Ils tentèrent de remonter un étage, mais devant eux un pan de mur entier s'effondra dans un fracas épouvantable, leur interdisant le passage.

Les esclaves se mirent à hurler. Nelvéa se concentra. Ils étaient faits comme des rats. Elle avait agi sous le coup de la colère, sans réfléchir. Mais avait-elle eu réellement le choix?

S'efforçant d'ignorer l'angoisse de ses compagnons, elle sonda les alentours et découvrit à proximité un autre espace, une galerie qui longeait une sorte de rivière souterraine.

- Les égouts! Ils sont là, de l'autre côté!

Elle concentra son énergie mentale sur l'un des murs. Sous l'impact, la paroi explosa, révélant une issue. Celle-ci s'ouvrait sur un quai sombre qu'éclairaient chichement de pâles lumignons très espacés.

Un canal aux eaux glauques s'enfonçait dans les ténèbres. Sans perdre de temps, les esclaves s'engagèrent par l'ouverture et sortirent de leur piège. Il n'était que temps. Dans un rugissement infernal, l'édifice s'effondra, alors que le dernier fuyard venait à peine de franchir l'accès. Un courant d'air froid gifla Nelvéa. Elle s'enveloppa dans la cape qu'elle avait récupérée sur le corps d'un garde et couvrit Astrid d'une deuxième. Celle-ci claquait des dents dans les bras de l'Ismalasien.

Il faut remonter dans la direction de l'arrivée d'air, dit Nelvéa.

Nous ne devons pas être très loin du lac.

Silencieusement, la petite troupe se mit en route, longeant le quai.

Les esclaves s'attendaient avec inquiétude à voir surgir des gardes.

Mais il ne se passa rien.

Peu à peu, la colère quitta Nelvéa. La proximité de la mort avait enfin éveillé en elle des pouvoirs qu'elle avait cru ne jamais posséder.

Et elle avait frappé, de toute sa puissance. Mais elle avait trop souffert.

Sa haine s'était exprimée de façon effroyable. De nombreux innocents avaient sans doute payé sa folie meurtrière de leur vie. A présent que le moment était passé, un grand froid la pénétrait, qui ne devait rien aux courants d'air humides et pestilentiels des égouts. Elle resserra la cape autour de ses épaules.

Au détour d'un croisement avec un autre canal, un nouveau danger surgit. Sous la lueur falote des lanternes, une masse grouillante leur barra le chemin, alors qu'au bout des ténèbres se dessinait une ouverture blafarde. Le lac.

- Les rats! hurla un des prisonniers.

LXVII Jamais encore Nelvéa n'avait rencontré de rats aussi gros. Le plus petit avait la taille d'un chat. Ils barraient le passage vers l'issue de î'égout, ouverte sur le lac, à peine deux cents mètres plus loin. Des sifflements aigus et inquiétants montaient de la masse de fourrure qui se répandait de part et d'autre du quai, utilisant des poutrelles, des aspérités, des restes d'échelles.

Nelvéa eut un mouvement de recul, qu'elle réprima aussitôt. Elle se concentra. Les animaux lui inspiraient un sentiment bizarre. Elle ne décelait en eux aucune trace d'hostilité, mais plutôt une intense curiosité. Comme une forme d'intelligence différente. Un rat s'avança par petits bonds et s'arrêta à deux mètres d'elle. Elle s'agenouilla et fixa les yeux jaunes du rongeur. Derrière Nelvéa, Khaled, qui portait toujours Astrid à demi inconsciente, et les autres évadés l'observèrent, intrigués.

- J'ai l'impression qu'il essaie de nous dire quelque chose! murmura-t-elle à l'Ismalasien.

Elle avait l'habitude de communiquer mentalement avec Fearn.

Les lionorses étaient les animaux les plus intelligents. Mais, selon les Lonniens, les rats n'étaient pas loin derrière. Surtout ceux-ci.

Lentement, pour ne pas l'effrayer, elle s'introduisit dans l'esprit de la bête qui couina d'un air étonné. Elle aurait pu utiliser ses pouvoirs pour balayer d'un coup la horde grouillante. Pourtant, une obscure intuition lui souffla de n'en rien faire. Après tout, ces animaux étaient sur leur territoire. Ils le défendaient, et c'était une attitude honorable, même si leur aspect n'était pas des plus engageants.

S'intégrant peu à peu aux schemes mentaux de l'animal, elle y découvrit une sorte d'interrogation. Apparemment, les rats de Hackenmahar avaient l'habitude des humains. Obéissant toujours à son intuition, Nelvéa imprima à ses sentiments la volonté de passer, de sortir de l'endroit sans l'idée d'un conflit.

- Nous ne vous voulons aucun mal, dit-elle.

L'animal la comprit-il? Un long frémissement parcourut la masse des rongeurs et, l'instant d'après, ils s'écartaient, ouvrant un passage vers le lac, vers la liberté.

- C'est... c'est de la sorcellerie, bredouilla un des prisonniers.

Nelvéa le reconnut. C'était un passager du Lôrenau.

Prudemment, les fugitifs s'avancèrent en file indienne, prenant garde d'éviter les animaux qui filaient comme des ombres furtives le long des murs. Un silence épais s'était abattu sur les fuyards.

Enfin, ils parvinrent à la sortie du canal. Celui-ci rejoignait un bras du lac à la limite de la ville nouvelle. Des ruines fantasmagoriques, vestiges d'un passé révolu, bordaient les rives jonchées de décombres.

Soudain, une voix étrange résonna près de Nelvéa, et un individu bizarre sortit de l'ombre.

- Que les dieux me grignotent! Comment avez-vous fait cela?

L'inconnu s'exprimait dans la langue gutturale de Hackenmahar, mais Nelvéa n'eut aucun mal à saisir le sens de ses paroles. C'était un bonhomme sans âge, vêtu de lambeaux de couvertures cousus ensemble. De ses yeux vifs et enfoncés dans des orbites charbonneuses, il observait le groupe qui se rassemblait sur la grève. Autour de lui, une douzaine de gros rats furetaient, sans songer le moins du monde à l'attaquer. Bien au contraire, il sembla à Nelvéa que les animaux l'eussent agressée si elle avait tenté le moindre geste d'hostilité.

Une onde de peur et de curiosité mêlées émanait de l'étranger.

L'un des captifs prit la parole, un petit bonhomme chétif aux yeux saillants. L'homme, rassuré, se mit à émettre des sons informes, ressemblant à s'y méprendre à des couinements de rat. L'instant d'après, la horde de rongeurs s'évanouissait dans la nuit.

Dans son langage rauque, le prisonnier expliqua leur fuite au personnage qui hocha la tête à plusieurs reprises. Un rapide sondage mental confirma à Nelvéa que le bonhomme n'avait plus toute sa raison.

Il n'était aucunement dangereux. D'ailleurs, lorsque le petit homme maigre eut terminé son récit, l'autre se racla la gorge, grogna, puis, sans plus se préoccuper d'eux, s'accroupit et tira de sa besace un morceau de racine qu'il se mit à mâchouiller consciencieusement.

Pour lui, l'événement avait perdu tout intérêt.

Les esclaves, épuisés, s'assirent sur la grève, parmi les débris. Peu à peu, ils prenaient conscience de cette liberté miraculeuse qui leur était soudainement offerte alors qu'ils avaient perdu tout espoir. Le lac s'étendait devant eux. La nuit tissait sur lui un manteau sombre que venaient troubler des ocelles de lumière. La lune triomphait dans un ciel de nuit limpide. Après la puanteur de l'égout, la fraîcheur nouvelle emplissait les poumons des fugitifs.

Neîvéa les étudia discrètement. Aucun d'entre eux ne se posait de question sur l'avenir. Ils étaient libres, et cela seul comptait.

Quant à elle, elle était bien en peine de prendre une décision. Où trouver refuge dans cette cité tentaculaire dont elle ne connaissait rien? Indiscutablement, ils s'en remettaient tous à elle. Puisqu'elle avait fait preuve de pouvoirs aussi étranges, elle devait savoir ce qu'elle faisait. Elle allait les sortir de là. Donc, pas de soucis à se faire.

Ils lui vouaient désormais une confiance aveugle.

Prudemment, elle escalada les monceaux de ruines qui longeaient la rive et se retrouva dans un terrain vague totalement défoncé envahi par une jungle miniature de ronces et de broussailles. Sur son pourtour se dressaient des immeubles lépreux, aux fenêtres aveugles.

Elle sonda les alentours. L'endroit était habité, mais les occupants étaient de la même veine que les marginaux rencontrés dans les ruelles obscures de la ville basse. Sans doute s'étendait-elle jusqu'ici.

Vers l'ouest, ce n'était qu'un champ de ruines, dont les vestiges inquiétants s'élevaient dans la nuit, souvenirs d'un passé grandiose à jamais disparu. Remontant vers l'est, vers le centre de la cité, elle distingua une lueur mouvante, reflet de l'incendie qui dévorait la maison de jeu.

A présent que le moment de Faction était passé, elle tremblait. Ses pouvoirs enfin révélés l'effrayaient. Elle s'assit dans les gravats, ignorant les ronces qui lui griffaient la peau, et resserra la cape sur ses épaules.

Certaines paroles de son père lui revinrent en mémoire: « Chasse la haine de ton cœur, ma fille! Détruis ton ennemi si tu y es obligée, sans pitié, mais sans colère. Car tu perdrais alors toute dignité humaine! » - Qu'ai-je fait? Dieux de bienveillance, protégez-moi!

Peut-être à cause de la proximité d'une mort qu'elle refusait de tout son être, ou peut-être à cause de l'expérience vécue au cœur du rocher de la Citadelle, ils s'étaient dévoilés d'un coup. Elle se mit à sangloter.

- Mais pourquoi? Pourquoi ont-ils détruit ma ville?

Au loin, très loin d'elle, les flammes infernales redoublèrent d'intensité. Des appels de trompe retentissaient, sans doute lancés par les secours. Des cris de panique s'y mêlaient, étouffés par la distance.

Elle imaginait, à l'intérieur, le brasier, l'haleine mortelle refermée comme un piège inexorable sur ses victimes.

Bien sûr, ceux qui avaient péri ce soir ne méritaient pas sa pitié.

Elle avait frappé de toutes ses forces, massacré sans remords, sous le coup d'une invraisemblable folie, ivre de sang et de souffrance, comme un fauve longtemps captif et qui, soudain libéré, détruit tout sur son passage.

Mais peut-être y avait-il des innocents parmi eux? S'il se trouvait un seul homme juste et bon au milieu de tous ces charognards, elle l'avait tué. Elle était une criminelle!

Bouleversée, elle leva les yeux vers la nuit, les étoiles scintillantes, lointaines, inaccessibles, indifférentes aux drames humains.

- Pardonnez-moi, murmura-t-elle, les yeux gonflés. Pardonnezmoi, j'avais si malSi ses pouvoirs s'étaient révélés plus tôt, jamais elle ne se serait abaissée à une telle sauvagerie. Mais elle avait trop souffert. Des images revinrent déchirer sa mémoire. Le visage de sa fille, les yeux de Nielsen, les hurlements de ceux de Vallensbruck. D'autres flammes, et du sang, partout, toujours. L'incendie de sa cité et celui de la maison de jeu se confondirent en un seul. Les hurlements étaient les mêmes. Cela ne finirait-il donc jamais?

Elle possédait à présent une puissance dont elle ne mesurait pas les limites. Si elle ne parvenait pas à se contrôler, à maîtriser ses pulsions destructrices, elle deviendrait un véritable fléau. Le souvenir des tortures qu'elle avait infligées aux Kaïsords, se tordant de douleur sur le sable de l'arène, la hantait. Avait-elle besoin de mettre le feu à la maison de jeu, d'en bloquer les portes pour y enfermer tous les clients?

Par cet acte de barbarie effrayant, elle s'était abaissée au niveau de ses tortionnaires.

Il restait encore en elle une zone obscure, une sphère noire qu'elle ne parvenait pas à percer. Elle gémit: «Père! Père, où êtes-vous?

Pourquoi m'avez-vous abandonnée? J'ai tant besoin de vous! Que dois-je faire, à présent? » Peu à peu, au cœur de la nuit froide, elle comprit qu'il lui restait encore une épreuve à franchir pour découvrir enfin toute la vérité.

Une épreuve fantastique, sans doute la plus terrible de toutes. Mais elle seule pourrait lever le voile sur cette tache incertaine qui sommeillait encore en elle.

Soudain, une ombre se dressa devant elle. Khaled. Il s'agenouilla, la prit délicatement dans ses bras. Elle se laissa aller contre lui et sanglota, longtemps.

- Je ne suis pas digne de mon père, Khaled. Ce soir, j'ai laissé la haine me dominer. J'ai tué des innocents. Je suis un monstre, une abomination dotée de pouvoirs terrifiants. Au lieu de les utiliser pour faire le bien, je m'en suis servie pour détruire. Et je... j'y ai même pris plaisir. Maaskar... Maaskar avait raison.

L'Ismalasien essuya d'un doigt les larmes qui ruisselaient de ses yeux. Il attendit qu'elle se calmât, puis il murmura:

- C'est faux, Aïnah Shean! Ces gens-là t'ont seulement fait trop de mal. Tu as frappé. Tu t'es vengée. Tu connais désormais le goût amer de la vengeance.

Elle leva vers lui des yeux brillants qui reflétaient les étoiles. Il ajouta:

- Tu n'es pas un monstre. Tu sais, ton père a connu lui aussi cette réaction, jadis.

- Mon père?

- Après une victoire, il ne se réjouissait pas. Il pleurait le sang versé. Mais il ajoutait toujours: « Et pourtant, je suis sûr qu'il y a quelque chose de bon en nous! Saurons-nous le trouver, Khaled? » Toi, Nelvéa, tu sauras découvrir ce qui brille en toi. Parce que tu connais déjà tes faiblesses. Tu apprendras à les dominer.

Les paroles du vieux guerrier lui firent l'effet d'un baume. Elle se pressa contre lui et respira longuement l'air de la nuit. Une image lui revint. Une herbe verte qui s'accrochait farouchement à une étendue désolée, détruite par le feu, non loin de la Poczla. La Vie, la Vie éternelle, qui triomphait toujours de la mort. Lentement, elle laissa ses tentacules mentaux s'échapper, se développer. Peu à peu, elle s'imprégna de milliers, de millions de présences, de l'essence même de la cité prodigieuse qui palpitait autour d'elle. Ses habitants ne pouvaient être tous foncièrement mauvais. C'était la tête qu'il fallait supprimer.

Les Kaïsords. Mais Hackenmahar était belle, puissante. Elle regorgeait de richesses, de trésors qui ne demandaient qu'à s'épanouir.

Elle ne la détruirait pas.

Lorsqu'elle eut retrouvé son calme, Khaled déclara: - Aïnah Shean, il faut partir d'ici, trouver un refuge où nous pourrons donner des soins à Astrid. Sans un secours rapide, elle ne survivra pas à ses blessures.

Elle le suivit. La petite esclave délirait, frileusement enveloppée dans sa cape. Nelvéa serra les dents. Où pouvaient-ils aller?

Un homme rampa jusqu'à elle. C'était le petit bonhomme aux yeux de grenouille qui avait bavardé avec l'homme-aux-rats. Il grimaça un sourire et déclara: - Je te comprends, la fille. Moi aussi je parle l'ankos. Je suis de Lodi. Mon nom est Jasieck. Nous te devons la vie.

- Ce n'est rien.

- Comment t'appelles-tu?

Elle hésita, puis dit: - Je suis Nelvéa, princesse de Vallensbruck, et fille de Dorian et de ^olyane de Gwondaleya.

- Toi? Mais...

Il se gratta pensivement la barbe.

- Alors, tes exploits ne m'étonnent plus.

Puis il se reprit.

- Princesse, veuillez pardonner ma familiarité. Mais je vous vois en si piètre accoutrement.

Elle sourit.

- Ici, je ne suis qu'une esclave comme toi. Comment se fait-il que tu t'exprimes si bien?

Il eut une moue désabusée.

- Il fut un temps où les dieux me furent favorables. Je dirigeais une des plus importantes manufactures de tissus de Lodi. Je fus capturé lors d'un voyage à Hambora, voici de cela une dizaine d'années.

Je suis heureux de pouvoir à nouveau utiliser cette langue si belle. Ici, personne ne la parle. Je pourrais vous servir d'interprète.

- Je vous remercie, messire Jasieck, répondit-elle en lui redonnant son titre. Je crois en effet que je vais avoir besoin de vous. Avez-vous une idée de ce que nous pouvons faire à présent?

Il eut un clin d'oeil entendu.

- Je crois que oui. Je connais un endroit où nous serons en sécurité. Le plus dur sera de nous y faire admettre tous.

Il se leva et donna le signe du départ. Guidée par Nelvéa et son nouvel ami, la petite troupe se remit en route. L'homme-aux-rats demeura en arrière, les yeux perdus dans son rêve intérieur.

Trébuchant sur les gravats et les éboulis, ils longèrent la rive, s'éloignant ostensiblement du centre de la ville. Au-dessus d'eux, de hautes colonnes défiaient encore le ciel nocturne; des poutrelles tordues, rongées par les siècles, recouvertes par une végétation exubérante, bordaient le rivage sur lequel venaient battre les vagues noires.

Toute une faune d'oiseaux, de rongeurs, de crustacés terrestres et d'insectes de toutes tailles en avaient fait leur royaume.

Jasieck semblait savoir où il se rendait. Il lui glissa sur le ton de la confidence: - Il existe à Hackenmahar un endroit où peuvent se réfugier les proscrits. Cette cité a été bâtie sur les ruines d'une métropole gigantesque datant des Anciens. En fait, je pense qu'il s'agissait plutôt de la réunion de plusieurs villes, si l'on en juge par sa dimension. Vers l'ouest, autour de ce lac, elle s'étend sur plusieurs marches. Seule la partie orientale a été renconstruite. Le reste n'est qu'un immense champ de ruines. Mon dernier maître m'utilisait pour porter ses messages avant de me vendre à la maison de jeu. Il estimait que j'étais devenu trop âgé. Pendant les dix années où j'ai travaillé pour lui, j'ai appris à connaître pas mal de choses sur cette cité maudite. Venez!

Il obliqua soudain sur la droite, délaissant la rive du lac. Ils passèrent sous les arches d'un pont élevé, qui avançait au-dessus des eaux pour disparaître à mi-parcours. Plus loin, Jasieck s'arrêta devant des ruines étranges.

- C'est ici, précisa-t-il.

Des chemins avaient été tracés par les pas des miséreux, au travers d'anciennes artères reconquises par la nature. Un bref sondage mental permit à Nelvéa d'évaluer l'ampleur du domaine. S'il ne restait en surface que des amas informes de pierraille et de béton recouverts de végétation, au-dessous du niveau du sol se creusaient sur plusieurs niveaux des galeries oubliées depuis des millénaires. Les proscrits, les marginaux de la cité nouvelle s'y étaient taillé un domaine, un royaume où les citadins ne s'aventuraient jamais. Parfois, les Bakan Gahrs y effectuaient de brèves incursions. Sans succès. Les ruines antiques étaient bien trop vastes, et trop faciles à défendre. Nul ne savait exactement où elles finissaient. Pas même leurs propres occupants.

Soudain, Nelvéa décela des présences autour d'eux. Les nouveaux venus se dissimulaient, mais elle les percevait nettement. Affinant son observation, elle constata que le vieux Jasieck disait vrai. Hackenmahar n'était rien en regard de ce qu'avait été son ancêtre. Seule une petite partie des ruines avait servi de fondations à la cité nouvelle. Des souterrains, des catacombes s'infiltraient partout.

Sur un signal mystérieux, les présences qu'elle avait décelées se manifestèrent brusquement, leur barrant le passage. Les prisonniers reculèrent, effrayés. Jasieck s'avança et fit plusieurs signes de ses mains entrecroisées. Un homme sauta à bas d'une colonne sur laquelle il était juchée. Un énorme sabre pendait à son flanc. Son armement se complétait de deux poignards, de nardres, et d'un curieux gonn à canon court qu'il braquait sur les arrivants. Jasieck palabra longtemps avec l'inconnu, racontant leur aventure par le menu. D'autres silhouettes se matérialisèrent derrière la première, silencieuses comme des fauves à l'affût, et tout aussi férocement armées. Leur accoutrement hétéroclite trahissait la provenance diverse de leur vêture, fruit probable de rapines commises dans la cité.

Là s'ouvrait le royaume des sans espoir, des réprouvés rejetés par la cité haute. Un royaume avec ses lois, ses rites et sa population fantastique sortie tout droit d'un cauchemar.

Guidée par Jasieck et son mentor, la troupe de prisonniers se mit en marche. Peu à peu des hommes, des femmes puis des enfants apparurent, tous unis par la même crasse. Ils ne faisaient aucun bruit, et on eût dit, sous la clarté blafarde de la lune, qu'ils n'étaient que des pierres prenant soudain vie au milieu des ruines. Certains arboraient fièrement des vêtements luxueux mais désassortis. Même ici, il existait une hiérarchie, avec des seigneurs, des maîtres et des faibles. La haie curieuse se rapprocha. Des mains se tendirent, les touchèrent.

Nelvéa fut rapidement entourée d'une horde de gamins dépenaillés.

Dans leurs yeux transparaissait toute la brutalité des animaux sauvages et indomptés, qui n'attendent rien de la vie, sinon en jouir, et en jouir encore, parce qu'ils ignoraient jusqu'au sens même du mot avenir.

Ils lui rappelaient les enfants de ces voyageurs obscurs et démunis qui hantaient les baarschens, prêts à se battre pour un débris de nourriture.

Les bas-fonds de Hackenmahar offraient une image assez proche de ce qu'avait dû être la terrifiante époque du Chaos, immédiatement après l'effondrement de la civilisation antique. Cependant, malgré le dénuement des habitants des lieux, ils furent accueillis avec chaleur.

Était-ce dû à leur misère, identique à celle de leurs hôtes, ou bien à la présence de Jasieck dans leurs rangs?

Les habitants avaient tiré parti de tout pour se constituer des demeures pittoresques dans des endroits parfaitement insolites, d'où sourdaient des lueurs falotes malgré l'heure avancée. Des chiens aboyaient tandis que des chats mystérieux étudiaient les nouveaux venus avec méfiance.

S'enfonçant toujours plus loin parmi les ruines chaotiques, ils furent amenés dans un vaste bâtiment encore à peu près valide, qui avait été consolidé avec des madriers de fortune. La troupe exténuée s'y installa, tandis que de vieilles femmes édentées leur apportaient des couvertures et des bottes de paille. Deux individus muets allumèrent un feu dans un recoin de la salle, près d'une ouverture qui faisait office de cheminée.

L'homme qui les avait accueillis expliqua, dans sa langue rauque, qu'un de leurs chefs viendrait les voir dès que possible. Une curieuse forme de solidarité semblait régner parmi ce peuple démuni de tout.

Bientôt, la plupart des fugitifs s'enfoncèrent dans un sommeil réparateur.

Nelvéa prit place à côté d'Astrid. la jeune esclave grelottait de fièvre. De ses plaies suintaient des filets de sang, mais elle n'avait pas perdu conscience.

- Je vais mourir, princesse. C'est mieux ainsi. Toute seule, vous pourrez vous enfuir de ce pays maudit.

- Tais-toi! Il est hors de question que je t'abandonne derrière moi.

Nous allons te soigner. Et tu vas guérir. N'oublie pas que tu es toujours mon esclave. Alors, je t'ordonne de te battre pour rester en vie.

J'ai besoin de toi.

Astrid eut un pauvre sourire, des larmes coulèrent sur ses joues.

Nelvéa n'avait aucun besoin de l'interroger pour connaître les raisons de sa peine. Myriam!

Elle caressa les cheveux de la petite esclave avec tendresse. Elle comprenait à présent qu'elle s'était attachée à elle beaucoup plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Astrid et Myriam n'étaient pas nées sœurs.

Mais le Destin les avaient tellement rapprochées qu'elles étaient devenues indissociables, au même titre que des jumelles. Désormais, Myriam avait disparu, et jamais le vide laissé par son absence ne se comblerait pour Astrid. Bouleversée par le chagrin de sa compagne, Nelvéa se pencha sur elle, l'embrassa et murmura: - Myriam est vengée, à présent. Tu as tué son assassin. Mais je sais ce que tu ressens. Ne crains rien. Je resterai toujours auprès de toi.

Elle lui prit la main, la serra avec force et ajouta: - Toujours.

Elle fit signe à Jasieck de demander de l'eau et des soins. Si toutefois cela existait ici. L'homme s'en fut. Puis elle examina Astrid sous les yeux attentifs de deux prisonniers qui tardaient à s'endormir.

L'un d'eux, timoré, ne cessait de s'interroger sur son sort. Elle comprenait ses paroles, prononcées dans la langue de Hackenmahar.

Elle le trouvait stupide. Il désirait retourner chez son ancien maître. Là, pleurnichait-il, il mangeait tous les jours à sa faim. Parce qu'il approchait de la limite d'âge, on l'avait vendu au tenancier de la maison de jeu. Il n'avait que faire de cette liberté dont il ne voulait pas. A la fin, agacée, elle finit par le rabrouer.

Alors, il se mit à pleurer silencieusement.

L'autre, un homme jeune et vigoureux, apparemment un combattant, avait de tout autres idées en tête. Il baragouinait un peu l'ankos, à la suite, expliqua-t-il, d'un séjour sur les bords de la Poczla.

- Toi belle fille, dit-il pour conclure. Moi beau garçon. Moi vouloir amour avec toi!

Elle le regarda.

- Mais moi pas vouloir, rétorqua-t-elle sur le même ton. Toi aller te faire aimer ailleurs.

- Quoi? Toi mieux aimer femme?

Il désigna Astrid.

- Ça ton amie? Beuh, toi pas connaître homme. Regarde!

Et, sans pudeur, il se leva, totalement nu, et tourna sur lui-même pour mettre sa musculature en valeur.

Khaled, qui ne dormait que d'un oeil, attendait la suite. L'homme dédia une œillade conquérante à Nelvéa qui ne lui accorda aucune attention. Le bellâtre s'approcha et voulut la prendre dans ses bras.

Furieuse, elle se dégagea et riposta. L'instant suivant, l'homme roulait cul par-dessus tête dans les bottes de paille. Nelvéa lui décocha un vigoureux coup de pied dans les côtes et déclara: - Écoute-moi bien, toi! Je sais ce que c'est qu'un homme, et je n'en ai nulle envie en ce moment. Et si c'était le cas, j'en choisirais un qui sente un peu meilleur que toi. Alors, tu me laisses tranquille ou je te casse un bras.

L'autre, stupéfait, rampa benoîtement dans l'ombre. Nelvéa lui dédia un regard noir, puis se surprit à rire intérieurement. La scène lui. en rappelait une autre, beaucoup plus ancienne. Lorik, lui aussi, avait voulu la prendre de force lorsqu'ils s'étaient rencontrés la première fois. Pauvre Lorik! Où était-il à présent? Peut-être les gens d'ici l'aideraient-ils à le retrouver?

Lorsqu'elle revint vers Astrid, elle se trouva face à face avec Jasieck et deux individus aux mines épanouies par un sourire égrillard. Elle avait oublié qu'elle ne portait aucun vêtement. Elle leur décocha un regard peu amène.

- Princesse, je vous présente Bartana, un des fahrens, les chefs du Fond, comme disent les citadins. C'est ainsi qu'ils nomment cet endroit où vivent les reclus. Et voici Horschen, le sorcier. Je lui ai demandé de venir voir votre compagne.

- Je vous en remercie.

Les deux hommes s'inclinèrent. Bartana prit la parole dans un ankos correct.

- Princesse, Jasieck nous a expliqué qui vous étiez. On va vous apporter de nouveaux vêtements. Ils seront sûrement moins luxueux que ceux auxquels vous avez été habituée, mais ils sont offerts de bon cœur.

Nelvéa consentit à sourire.

- Soyez remercié, fahren Bartana. J'ai plaisir à constater que vous parlez correctement notre langue.

- J'ai beaucoup voyagé avant d'échouer ici, répondit-il d'un air énigmatique.

Mais elle devina sans peine son origine. Bartana était un voyageur, un de ces êtres sans racine qui suivaient les caravanes comme autant de parasites. Capturé par les Gris, plusieurs années auparavant, il avait réussi à s'échapper pour rejoindre ceux du Fond.

L'autre, un vieillard sec et ridé comme un pruneau, la salua également en ankos, puis se pencha sur Astrid. Il l'examina longuement, puis donna quelques ordres à deux gamins qui le suivaient comme des ombres. Il assura: - Il faut rouvrir toutes les blessures et les vider de tout le mal qui s'y est mis. Si le sang n'est pas encore trop pris par le poison, elle vivra. Je ne peux rien dire encore. Sa vie est entre les mains des dieux. Je vais lui donner une tisane calmante.

Nelvéa n'insista pas. Elle avait lu en lui que la petite esclave était condamnée, mais il ne souhaitait pas le lui annoncer d'emblée. Elle serra les dents.

II ajouta: - Toi aussi tu es blessée, fillette. Il faut te soigner.

- Ce n'est rien. Je sais me guérir seule.

Cependant, elle se rendit compte que son épaule, déchirée par un coup de Pangarth, la faisait horriblement souffrir. Elle se résigna à accepter les soins du vieil homme.

LXVIII Le lendemain, lorsqu'elle s'éveilla, les yeux de Bartana étaient rivés sur elle.

- Voici les vêtements que je vous ai promis, princesse.

- Merci.

Il était difficile de le rabrouer. Mais elle avait compris qu'il ne s'était pas privé de la contempler durant son sommeil. Elle s'enveloppa dans la cape de toile rugueuse et se rendit auprès d'Astrid. La jeune esclave dormait profondément sur sa litière de paille. Nelvéa posa la main sur son front et constata avec soulagement que la fièvre avait baissé.

- Bartana, vous direz à votre sorcier que ses remèdes se sont révélés efficaces et que je l'en remercie.

Elle revint vers lui.

- A présent, y a-t-il un endroit où je pourrais me laver?

L'homme fit la moue.

- Vous savez, l'eau, ici... Enfin, nous pouvons nous rendre au bord du lac. Mais vous risquez d'attraper froid.

- Ne vous inquiétez pas pour moi. J'ai vécu de longs mois en forêt.

- Bien, dans ce cas, je vais vous guider.

Il ne se fit pas prier pour la suivre. Nelvéa ne pouvait lui en tenir rigueur. Et, surtout, il pouvait lui apporter les indications nécessaires pour retrouver Lorik. Aussi supporta-t-elle ses regards appuyés lorsqu'elle se défit de sa cape et se plongea dans l'eau fraîche du lac.

Un peu plus tard, s'étant séchée avec une couverture qu'elle avait pris la précaution d'emporter, elle revint près de lui. Le lac scintillait sous un soleil printanier.

Nelvéa enfila avec un plaisir évident une superbe robe bleue, serrée à la taille par une ceinture de chevreau. Une mante courte et légère lui couvrit les épaules.

- Vous êtes magnifique, dit tout à coup Bartana. Ainsi, vous ressemblez à une jeune fille de la haute société de Hackenmahar. Je sais bien que je n'ai aucune chance avec vous, mais je veux néanmoins vous dire que je vous trouve... très belle!

- Merci, éluda-t-elle. Cependant, j'aurais préféré un sharack.

- C'est un vêtement peu courant par ici. Nous ne sommes pas dans le monde amanite.

- Tant pis. Je me contenterai de cela. Mais j'ai quelques questions à vous poser.

- Je vous écoute, soupira-t-il.

- Je veux quitter cette ville. Ma petite fille Lauryanne n'a pas été capturée avec moi. Je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Je voudrais retourner à l'endroit où notre navire s'est échoué. Peut-être retrouverai-je sa trace.

Il baissa la tête.

- Les dieux seuls savent ce qu'il a pu lui advenir.

- Existe-t-il un moyen de quitter cette ville?

Il ne répondit pas immédiatement. Enfin il déclara: - Personne jamais n'est parvenu à s'enfuir de Hackenmahar.

- Mais cette cité antique où vous vivez? Les Bakan Gahrs ne s'y aventurent jamais. Si l'on continuait vers l'ouest, en suivant les ruines, peut-être serait-il possible...

Il l'arrêta d'un geste.

- Vous ignorez ce que sont ces ruines, princesse. Même parmi nous, personne n'en connaît les limites. Elles s'étendent sur plusieurs dizaines de marches. Vers l'ouest, les Kaï'sords ont ouvert ce qu'ils appellent les mines. Il est impossible de passer par là. Nous serions tués avant d'avoir fait un pas.

- Les mines?

- Ce sont des endroits où l'on trouve des gisements de minerais qui proviennent sans doute de la décomposition de la ville des Anciens.

Peut-être d'anciennes zones d'industrie. Ils les ont transformés en véritables usines où travaillent des esclaves à qui ils brûlent le cerveau.

Nombre des nôtres ont fini ainsi.

Il eut un sourire triste.

- Vous voyez, même nous, nous sommes prisonniers. Ils nous laissent relativement en paix, parce que nous ne sommes pas dangereux.

Nelvéa réfléchit un court instant.

- Je vais tout de même tenter de passer. Mais avant...

Elle se tourna vers lui.

- Connaissez-vous une femme qui se nomme Salind Baruck?

- Salind Baruck?

- C'est elle qui a acheté mon écuyer, je veux le retrouver, s'il est encore en vie.

Bartana éclata de rire.

- Alors ne vous faites plus de soucis pour lui. Je connais très bien cette vieille dévergondée qui adore les hommes jeunes et vigoureux.

S'il a su s'y prendre, il doit être choyé comme l'enfant de la maison.

Elle est réputée pour ça, cette vieille garce. Oh, ce n'est pas une mauvaise femme, malgré son penchant pour les hommes.

- Vous pensez qu'il est encore vivant?

- Certainement! Même s'il n'a pas consenti à satisfaire ses caprices.

Elle n'est pas méchante. Elle est la risée de Hackenmahar à cause de ça. Mais on se moque d'elle par-derrière, car sa fortune est immense.

Plusieurs fois, nous avons cambriolé sa demeure. Elle ne s'en est même pas aperçue.

Nelvéa saisit le poignet de Bartana.

- Écoutez, il faut que vous m'emmeniez là-bas. Il faut que je récupère Lorik.

- Par les dieux! A-t-il une si grande importance pour vous?

Elle lâcha son compagnon.

- Oui! Lorik est mon écuyer. Vous ne pouvez pas comprendre.

Mais je suis chevalier. La première femme chevalier du monde amanite.

Et un chevalier n'abandonne jamais l'un des siens derrière lui.

Surtout son écuyer. Alors, je veux que vous me meniez à la demeure de cette Salind Baruck.

LXIX - La nuit, les patrouilles sont nombreuses, et vous arrêtent sans motif, expliqua Bartana. Nous autres du Fond, nous n'avons pas d'identité. Lorsqu'ils nous capturent, ils nous envoient dans les mines, ou bien nous vendent pour le marché aux esclaves. Mais les Bakan Gahrs n'osent jamais s'aventurer dans les réseaux souterrains qui parcourent la ville. Alors, ils sont pour nous le meilleur moyen de se déplacer. Ce n'est pas pour rien que ceux d'en haut nous surnomment les «Rats».

Il inspecta rapidement le conduit encombré de pierrailles et de gravats dans lequel ils s'étaient engagés. La lueur de sa torche dansante faisait apparaître des décors fantastiques. Parfois cela ressemblait à une taverne oubliée, une ruelle encore encombrée de véhicules rongés par le temps que la sécheresse relative avait conservés. Plus loin, ils débouchaient sur une place souterraine où prenaient racine les énormes piliers de soutènement de la ville nouvelle. Des musardes inquiètes et des rats curieux suivaient le groupe. Leurs formes furtives fuyaient sous le halo de la torche.

- Ceux du Fond connaissent ces passages depuis des siècles, continua Bartana. Grâce à eux, nous pouvons nous rendre dans n'importe quel endroit de la ville sans être inquiétés. Ces souterrains communiquent avec les caves, les égouts, les catacombes. Nul n'ose nous suivre. C'est un véritable dédale où il est facile de se perdre.

- Mène-t-il jusqu'à la Citadelle des Kaïsords?

Bartana fit la grimace.

- Non. Il existait autrefois des communications avec elle. Mais toutes ont été bouchées.

Nelvéa regarda autour d'elle avec curiosité. Il ne faisait aucun doute qu'ils parcouraient les artères de la métropole titanesque qui avait précédé Hackenmahar à l'époque des Anciens. Par endroits, ils se heurtaient à des éboulements. Des fondations nouvelles obstruaient la voie. Mais le fahren dénichait toujours une ouverture, une fissure par laquelle ils s'infiltraient. Nelvéa avait revêtu une tenue plus masculine et s'était armée d'un poignard offert par Bartana. Par moments, elle touchait son manche, regrettant la perte de son dayal, volé par les Gris qui l'avaient capturée.

Derrière eux suivaient Jasieck, qui avait tenu à être de la partie, et deux gardes armés jusqu'aux dents. Un cinquième homme les accompagnait, un petit individu chétif semblable à celui qu'elle avait croisé à la sortie de l'égout, trois jours plus tôt. Nelvéa ne comprenait pas vraiment la raison de sa présence. Mais elle ne fut pas longue à l'apprendre.

Par endroits, elle surprenait d'étranges grattements. Il ne s'agissait que de rats qui s'enfuyaient à leur approche. Cependant, plus ils s'enfonçaient dans le labyrinthe plus les rongeurs devenaient nombreux.

Nelvéa ne put s'empêcher, comme ceux « d'en haut », de comparer les habitants du Fond à ces animaux dont ils partageaient le domaine.

Et en fait, il existait bien une entente tacite entre les petits mammifères et ses compagnons. Les bêtes ne les attaquaient pas. Elles se contentaient de les observer de loin. Parfois, le petit homme chétif, qui répondait au nom de Czeznon, émettait de curieuses modulations sifflées qui semblaient avoir un effet sur les rongeurs. Depuis trois jours qu'elle vivait au milieu des réprouvés, elle avait à diverses reprises remarqué les mystérieuses relations qui unissaient les deux communautés. Certains vieux avaient apprivoisé des rats qui venaient leur manger dans la main.

Soudain, Bartana s'arrêta et désigna de sa torche un rongeur magnifique dont les yeux jaunes luisaient dans l'ombre. L'animal, qui atteignait la taille d'un petit chien, les étudiait sans bouger.

- Je te salue, ô roi, murmura Bartana d'une voix sifflante.

Il n'y avait aucune ironie dans sa voix. L'homme éprouvait un respect non feint pour le surprenant animal. Celui-ci fut parcouru d'un long frémissement. Avait-il compris? Il ne semblait pas le moins du monde effrayé. Bartana expliqua: - Les rats sont comme les hommes. Ils ont eux aussi leurs cités, enfouies sous les nôtres. Enfin, sous les villes de la surface. Parce que nous, les parias, nous vivons en leur compagnie. Ils nous sont beaucoup plus proches que ceux d'en haut.

Ils restèrent un moment à les observer. Les fourrures grises se déplaçaient furtivement, mais il n'émanait des animaux aucune trace d'agressivité. Certains rongeurs venaient même tourner autour d'eux sans méfiance. Nelvéa, pas très rassurée, n'osait faire un geste. Bien sûr, elle aurait pu repousser la horde par influx mental. Mais ses compagnons n'auraient pas compris qu'elle se montrât inutilement violente. Czeznon avait entrepris de caresser les rats qui passaient à sa portée, en sifflant bizarrement, tandis que Bartana poursuivait: - Ils possèdent leurs royaumes, leurs soldats, leurs industries.

Savez-vous qu'ils sont capables de prévoir la rigueur des hivers? Ils engrangent des vivres en prévision des mois difficiles. Et ils ne les redistribuent qu'en cas de famine. Si, un jour, l'homme disparaît de la surface du monde, ce sont les rats qui le remplaceront. Les hommes les combattent, mais ils sont trop intelligents. Jamais ils ne seront vaincus. Alors, il vaut mieux s'entendre avec eux. Après tout, qui sommes-nous pour décider que ce monde nous appartient en totalité?

Il adressa un dernier sifflement au « roi », et reprit son chemin.

Quelques rongeurs les suivirent furtivement.

Plus loin, Bartana s'arrêta sous un conduit vertical équipé de barreaux de fortune.

- Nous sommes arrivés. Vous allez passer derrière moi, mais soyez prudente. L'échelle est fragile.

Quelques instants plus tard, ils débouchaient à l'air libre dans un recoin d'un parc immense. Bartana aida Nelvéa à sortir du conduit que condamnait une grille de fer.

- A présent, il ne faut plus faire de bruit. Nous sommes sur le domaine de la vieille Baruck. Elle envoie ses domesses faire des rondes deux fois par nuit. Ils ont des chiens.

- Attendez, je vais m'assurer que la voie est libre, répondit Nelvéa.

- Comment cela?

Elle ignora la question et se concentra. Affinant sa perception multidirectionnelle, elle sonda mentalement les alentours. Ils avaient débouché le long d'une imposante muraille qui protégeait une immense propriété. Des bosquets d'arbres rompaient, ça et là, la monotonie d'un grand parc orné d'un grand bassin vers le sud. Plus loin, on devinait une perspective magnifique sur un lac aux eaux noires. Une lumière bleutée baignait l'endroit éclairé par la lune pleine. Un vent léger et frais agitait doucement les frondaisons.

Au centre du domaine se dressait une somptueuse demeure de style europanien aux hautes fenêtres protégées par des barreaux. Une large allée menait à un grand portail de chêne près duquel s'élevait une petite maison. Là résidait un couple de gardiens âgés. Nelvéa discerna également deux molosses qui somnolaient. Mais ils étaient trop éloignés pour avoir senti leur présence. Elle localisa son attention sur la grande demeure. Laissant ses sens impalpables errer sur le petit palais, elle pénétra ses murs épais, se glissa tel un fantôme à l'intérieur, explora chaque pièce. Elle repéra rapidement une douzaine de présences endormies et frémit de joie. Lorik était là. Il vivait.

Elle se concentra encore. Apparemment, il était en bonne santé. Il dormait dans une chambre du premier étage, qu'elle situa immédiatement.

- Restez là, Bartana. Je sais où il est. Je vais aller le chercher.

- Mais comment avez-vous pu...

- Je suis la fille de Dorian de Gwondaleya, coupa-t-elle fiévreusement.

Il vaut mieux que j'y aille seule. Je ne risque rien. Tandis que vous, s'ils lâchent les chiens...

- C'est trop dangereux. Je veux aller avec vous!

- Faites ce que je dis. Il est inutile de vous exposer. Attendez-moi ici, dans le souterrain.

Bartana n'osa pas insister. Il émanait d'elle une autorité contre laquelle il se sentait impuissant.

Il la contempla, silhouette fragile et furtive, s'éloigner vers la demeure sombre posée au milieu du parc, dans un écrin de charmes et de chênes centenaires.

Parvenue à mi-chemin, elle effectua un nouveau sondage. Seul un esclave fatigué, au sous-sol, triait des marchandises. Elle s'approcha de la bâtisse. La présence de Lorik se confirmait à chaque pas.

Observant les murailles de la demeure, elle repéra rapidement un vigoureux lierre grimpant qui escaladait les trois étages du petit manoir. Il n'était pas étonnant que ceux du Fond l'eussent choisi pour cible. Le lierre facilitait grandement l'ascension... et la fuite, en cas de difficulté.

Elle se hissa silencieusement jusqu'au premier étage et atteignit sans encombre la fenêtre de la chambre où dormait Lorik. Prudemment, elle hasarda un regard dans la pièce. Il était là. Pourtant, quelque chose l'étonna. L'endroit était luxueux, et son compagnon ne semblait aucunement prisonnier.

Cette curieuse vieille dame avait-elle fait de lui son amant? Ou bien y avait-il autre chose?

LXX Nelvéa fit jouer mentalement le mécanisme de la fenêtre. Celle-ci céda sans difficulté. Elle pénétra à l'intérieur et s'approcha du lit avec circonspection.

Lorik dormait seul. Elle lui effleura l'épaule; il s'éveilla instantanément.

- Princesse, murmura-t-il. C'est vous?

Les cheveux ébouriffés, il se frotta les yeux, croyant visiblement à une apparition.

- C'est moi! Es-tu prêt à me suivre?

Il secoua la tête pour se réveiller complètement. Nelvéa l'observa.

Il n'avait certes pas souffert de son esclavage. Si esclavage il y avait.

Contrairement à elle qui avait dû perdre quelques kilos, il semblait en parfaite santé. Il la regarda, les yeux émerveillés, puis saisit la petite statuette qui ne le quittait jamais et l'embrassa avec ferveur.

- Ainsi, Phrydios a exaucé mes prières, princesse! Cent fois, je vous ai crue morte. Que ce jour soit béni entre tous.

Il la serra dans ses bras à la briser. Avec émotion, Nelvéa répondit à son élan d'affection. Puis elle le repoussa gentiment.

- Mais comment se fait-il que vous soyez ici, en pleine nuit?

demanda-t-il.

- Ce serait trop long à te raconter. Je me suis évadée.

Elle attrapa ses vêtements et les lui tendit.

- Allons, il n'y a pas de temps à perdre. Il faut partir.

- Attendez, dit-il. Il faut que je vous explique quelque chose. Vous ne risquez rien ici. Je veux bien repartir avec vous. Mais j'aimerais que vous rencontriez Salind Baruck.

- La rencontrer? Pourquoi?

- Elle est notre alliée.

- Comment cela?

- Je voudrais qu'elle vous l'explique elle-même.

Nelvéa hésita.

- Tu crois qu'elle appréciera cette incursion chez elle en pleine nuit?

- De votre part, certainement. Et même, elle en sera ravie. Venez.

Il lui prit la main et l'entraîna hors de la chambre. Dans le couloir, ils s'arrêtèrent devant une large porte à double battant. Il toqua discrètement.

- Ne crains-tu pas qu'elle me dénonce? Les gens de Hackenmahar me croient morte, mais j'ai tué un grand nombre d'entre eux, dont six des Kaïsords. S'ils apprenaient que je suis encore en vie...

Il la contempla avec stupéfaction.

- Vous avez tué six Kaïsords à vous seule? C'est un point qui vous rendra plutôt sympathique à ses yeux, princesse. Attendez!

Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrait sur un personnage qui ne manquait pas de pittoresque. A première vue, Salind Baruck était plus proche des soixante-dix ans que des soixante. Elle portait un léger déshabillé qui laissait deviner un corps âgé, un peu empâté, mais encore remarquablement conservé. De toute évidence, sa propriétaire luttait pied à pied avec les ans pour lui conserver toute la vigueur de sa jeunesse. Si elle avait dû concéder aux atteintes de l'âge quelques flétrissures et une peau un peu ridée, elle présentait toujours un maintien digne d'éloges et une poitrine haute et ferme que n'eussent pas désavouée des femmes beaucoup plus jeunes.

Salind Baruck resta un instant sur le seuil, contemplant d'un oeil vif Nelvéa et Lorik. Celui-ci s'avança.

- Madame, je vous présente Nelvéa, princesse de Vallensbrùck, et fille de Dorian et de Solyane de Gwondaleya.

La vieille femme demeura un moment interdite.

- Serait-ce possible?

- Je me suis évadée, madame. Comme je savais que vous aviez acheté mon écuyer Lorik, je suis revenue le chercher. Il a insisté pour que je vous rencontre.

- Par les dieux! Je n'en crois pas mes yeux. Entre, petite! Et sois la bienvenue.

Elle manœuvra la lectronne et saisit les mains de Nelvéa pour la contempler à la lumière.

- Il est vrai que tu lui ressembles.

Un sourire joyeux éclairait son visage, qui lui donna soudain l'allure d'une petite fille. Elle éclata de rire.

- Tu ne peux pas savoir, balbutia-t-elle. Mon cœur se réjouit de te voir, d'accueillir sous mon modeste toit la propre fille du plus grand de tous les chevaliers.

Il ne s'agissait pas d'un compliment lancé par politesse.

- Je vous remercie, madame, répondit Nelvéa, intriguée.

- Mais d'où sors-tu? Nous étions désespérés. Jamais personne n'est ressorti vivant de la Citadelle. | Ils prirent place dans un petit boudoir meublé à l'ismalasienne, et la vieille dame se mit en devoir de préparer un thé aux herbes. Dévorée de curiosité, mais incapable de résister au charme de son hôtesse imprévue, Nelvéa raconta son aventure, jusqu'à l'instant où elle avait investi sa demeure.

- Voilà un exploit que l'on contera sûrement longtemps dans les chaumières du monde amanite, conclut Salind avec un grand sourire.

- Peut-être... si nous le revoyons un jour, fit Nelvéa amèrement.

Mais vous, expliquez-moi!

- Eh bien, tout d'abord, il faut que tu saches que je suis moi-même un agent du monde amanite au sein de Hackenmahar.

- Un agent des amanes?

- Parfaitement. J'ignorais qui était ce jeune homme lorsque je l'ai acheté. Si tu es passée par le Fond, tu as dû y apprendre que j'étais friande d'hommes jeunes et beaux. Cela en fait rire sans doute plus d'un mais, après tout, ma fortune me permet de satisfaire mes caprices et je ne crois pas que mes... euh, protégés aient jamais eu à se plaindre d'être ainsi arrachés à l'esclavage. Que veux-tu, j'aime la vie et l'amour, et ce n'est pas moi qui ai inventé la vieillesse.

Décidément, dame Baruck semblait de plus en plus sympathique à Nelvéa. Celle-ci poursuivit: - J'ai donc fait l'acquisition de Lorik parce qu'il me plaisait.

Cependant, lorsque je l'ai amené ici, il m'a semblé si triste que je ne savais plus quoi faire pour le dérider. Il a fini par me conter son histoire et la tienne. Lorsque j'ai appris qu'il était ton écuyer, je l'ai accueilli comme un hôte, et non plus comme un amant de passage.

Elle versa le thé avec componction.

- Pour bien comprendre, il faut que tu saches ce qu'est réellement Hackenmahar. A l'origine, il n'y avait ici, voici déjà quelques siècles, qu'une de ces cités libres qui avaient survécu au Chaos. Elle était peuplée de gens étranges dont les activités étaient orientées vers la recherche de l'immortalité. Tout autour s'étendait une zone déserte où survivaient quelques peuplades faméliques qui hantaient les ruines de l'ancienne métropole. Au fil du temps, ceux de la Cité libre ont su apprivoiser ces gens. Pourtant, contrairement à ce qu'ont fait les amanes, ils les ont asservis de la manière la plus horrible qui soit.

Bien sûr, ils ont apporté avec eux les bienfaits de leurs connaissances technologiques. Mais peu à peu, ils en sont venus à se considérer comme étant d'une essence supérieure. La mégalomanie a fait d'eux des divinités tyraniques. Pour notre malheur, ils ont su appliquer à la lettre ce vieux principe qui dit que pour régner il faut diviser. Ils considèrent que tout ce qui vit à l'extérieur du royaume de Hackenmahar n'est pas digne de l'appellation d'être humain. Et ils ont entretenu cette croyance dans l'esprit des citadins. Ce qui explique les razzias qui depuis des siècles sévissent sur les frontières. Ils ont créé à cet effet une armée de pauvres hères et d'esclaves spoliés, ceux que vous appelez les Gris, qui jouent à la fois le rôle de chiens de garde et de chasseurs. A l'intérieur des murs, ils ont formé une milice fanatisée, les Bakan Gahrs, les gardes noirs, une véritable armée chargée de maintenir l'ordre et de réprimer les révoltes.

- Comment est-ce possible? Les Kaïsords sont très peu nombreux.

- A peine une centaine à présent. Mais ils sont intelligents. Ils ont instauré un système social assez particulier. Hackenmahar compte plus de cinq millions d'habitants. Elle pourrait être une des cités les plus puissantes d'Europania, et même du monde. Mais, à cause de ces maudits Kaïsords, elle s'est fermée à l'Extérieur. Elle vit en autarcie.

Les matières premières sont tirées des ruines de la cité antique.

Celle-ci s'étendait sur une superficie cent fois supérieure à celle de Hackenmahar. Au nord, on trouve des champs cultivés, des prés où l'on élève le bétail. A la périphérie, que l'on appelle la Frange, vit la grande majorité du peuple. Des ouvriers, des paysans, des artisans qui constituent en fait l'élément productif de Hackenmahar. Grâce à une habile propagande, les Kaïsords entretiennent chez ces gens l'espoir de se rapprocher d'eux.

- Comment cela?

- Oh, par divers moyens. Les Kaïsords sont férus de spectacles en tout genre. Alors, il suffit de devenir artiste, comédien, ou bien d'inventer quelque chose, de créer un commerce florissant, bref, de se distinguer des autres. Il y a beaucoup de candidats. La lutte est serrée, mais tous les jeunes gens tentent leur chance un jour ou l'autre.

Cela peut être, par exemple, en participant aux jeux du cirque qu'ils organisent régulièrement. Nombre des participants y laissent la vie.

Ceux qui triomphent sont assurés de la gloire, ainsi que leurs héritiers.

De cette manière, s'est créée peu à peu une élite, une classe riche qui vit de ses rentes, du commerce, ou des subventions offertes par les Kaïsords. Cette classe, bien entendu, méprise ceux de la Frange, qui n'ont pas accès au confort et à l'étude. Cet antagonisme est bien sûr entretenu par les Kaïsords qui y trouvent un avantage certain. Mais ce que les gens de la Frange ignorent, c'est que la richesse de la classe supérieure n'est qu'un leurre. En fait, nous sommes moins libres que ces pauvres hères. Plus nous nous rapprochons des Kaïsords, plus nous dépendons d'eux. Ils ne nous laissent pas les rênes du pouvoir. Bien au contraire, ils entretiennent les petites luttes intestines parmi la classe supérieure, afin d'éviter toute cohésion qui pourrait mettre en péril leur suprématie. Cette suprématie, elle serait acceptable si certains d'entre nous n'avaient pas découvert leur secret. Car après tout, de quoi nous plaignons-nous?

Nous avons la richesse, la santé, la gloire... Mais des idées nouvelles ont fleuri chez nombre d'entre nous. A certaines frontières privilégiées, les Kaïsords autorisent les échanges commerciaux avec l'Extérieur.

Ces frontières sont le plus souvent situées vers l'ouest. Ces échanges sont le fait de commerçants comme moi. C'est ainsi que j'ai pu prendre contact avec les amanes, voici bien longtemps. J'ai longuement conversé avec eux et j'ai découvert un monde différent. Un monde qui ne vivait pas dans un état d'angoisse permanente. Des empires avec lesquels nous aurions pu développer des échanges commerciaux, culturels et autres. Mais les Kaïsords ont systématiquement refusé toute proposition d'ouverture. Et pour cause. Ces parasites savaient que les amanes les auraient fait disparaître.

- Il fallait vous révolter.

- Crois-tu que nous ne l'ayons pas tenté déjà plusieurs fois par le passé? Depuis des siècles, il y a eu d'innombrables soulèvements qui se sont tous terminés de la même manière. Bien souvent, il a suffi aux Kaïsords de dresser la Frange contre nous, en nous faisant passer pour des exploiteurs. Ils s'ensuivait une guerre civile dont ils sortaient vainqueurs. Mais il y eut aussi des affrontements plus importants, où la totalité de la population se ligua contre eux et marcha sur la Citadelle.

- Et alors?