CHAPITRE XXVIII
Plusieurs fois, Nelvéa avait failli retourner auprès de Daena, à Czernova, mais une force inexplicable la retenait au campement.
C'était comme si un esprit supérieur se jouait d'elle. Les paroles du jeune chasseur qu'elle avait sauvé des trolles ne cessaient de hanter son esprit. Elle n'osait évoquer le spectre d'Ywaïhn, la divinité du mal que redoutaient tant les trappeurs. Mais parfois, il lui semblait qu'une force invisible rôdait autour des baraquements. Elle sortait, scrutait les alentours. Seul le vent glacial d'hiver et les appels des prédateurs répondaient à son inquiétude.
Si Daena et Khaled n'étaient pas revenus avant trois jours, elle retournerait au village.
Un autre élément l'inquiétait. Dès son retour du village, elle avait senti chez les chasseurs une sorte de gêne. Roghier et les autres s'écartaient d'elle, et les repas en commun ne se déroulaient plus dans la bonne humeur. Chacun paraissait attendre quelque chose.
Lorik ne racontait plus d'histoires. On ne l'entendait même plus discuter avec son petit dieu personnel. Heureusement, les deux filles, qui vénéraient Nelvéa à l'égale d'une déesse, lui demeuraient fidèles.
Myriam avait pris l'habitude, le soir, de venir se blottir contre elle, comme un animal sauvage qui recherche la chaleur et la tendresse.
Cette attitude équivoque avait gêné la jeune fille au début. Puis elle avait compris que la petite esclave quémandait seulement un peu d'amour dans un monde qui l'effrayait et contre lequel, hormis son arbalète et son poignard, elle ne possédait aucune arme. Parfois, elle levait vers Nelvéa des yeux interrogatifs et inquiets. Et ce regard où brillait toute la détresse du monde inquiétait plus Nelvéa que l'atmosphère épaisse qui s'était installée sur le petit groupe.
Le soir du deuxième jour, alors que Nelvéa ne parvenait pas à trouver le sommeil, elle entendit gratter à la porte de sa chambre. C'était Lorik. -, - Princesse, Myriam ne cesse de pleurer sans raison. Astrid ne parvient pas à la consoler.
Nelvéa s'habilla à la hâte.
Tremblant comme une feuille, la jeune esclave était agrippée au bras de sa compagne, qui lui caressait les cheveux d'un geste maternel.
De grosses larmes ruisselaient sur ses joues, tandis que des sanglots silencieux agitaient son corps.
Nelvéa n'eut pas besoin de la questionner pour savoir ce qui la tourmentait. Comme beaucoup d'âmes simples, elle était douée d'une sensibilité et d'une intuition supérieures. Elle savait que quelque chose d'anormal se préparait, qui allait bouleverser sa vie. Elle grelottait de peur.
Dès qu'elle l'aperçut, elle jeta ses bras autour du cou de Nelvéa en sanglotant de plus belle. Celle-ci ne savait trop quelle attitude adopter.
Délicatement, elle se glissa dans l'esprit de la jeune esclave.
Et soudain, elle hurla à son tour. Devant ses yeux hallucinés se précisa l'image d'un animal effrayant, une sorte de cerf géant dont la taille dépassait deux fois celle d'un cheval. Sa silhouette fantastique se découpait en ombre noire sur un décor de lune. Nelvéa manqua de s'étrangler de frayeur lorsque le fantôme braqua sur elle un regard sombre et chargé de haine. Elle bondit. Cette fois, il n'y avait plus à hésiter.
- Suivez-moi, jeta-t-elle soudain aux deux filles et à Lorik.
Quelques instants plus tard, tous quatre filaient sur la piste de Czernova.
La nuit était claire. L'air glacé brûlait le visage de Nelvéa, mais elle n'en avait cure.
Au même moment, Daena s'éveillait dans les bras de Khaled. Les wootmans avaient mis à leur disposition une petite cabane de rondins dans laquelle ils s'étaient installés depuis le départ de Nelvéa et de Lorik. L'Ismalasien se dressa sur un coude.
- Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il, inquiet.
Au-dehors, un bruit étrange se faisait entendre, semblable à des craquements de bois que la neige étouffait. La chasseresse se leva, en proie à une vive émotion. Le vacarme extérieur s'amplifiait, comme s'il se rapprochait. Puis des cris de terreur éclatèrent un peu partout.
Daena attrapa nerveusement ses vêtements et s'habilla à la hâte, aussitôt imitée par son compagnon. Soudain, un mugissement infernal éclata au-dehors, à la fois proche et lointain, comme le grondement d'un orage. Daena se plaqua au mur, le visage blême.
- Que les dieux nous protègent, gémit-elle. Un kherilan!
- Un quoi?
- Viens, tu vas comprendre.
Elle saisit son arbalète et sortit. Khaled la suivit. A l'autre bout du village régnait un désordre indescriptible. Au travers d'un brouillard de neige pulvérulente se faisaient entendre des craquements sinistres, au milieu desquels s'agitait une monstrueuse forme noire. Les débris d'une baraque explosèrent, déclenchant les hurlements d'angoisse d'une population en proie à la panique. Quelques wootmans aux yeux fous fuyaient vers eux sans les voir.
- Mais qu'est-ce que c'est, par les dieux? gronda Khaled.
- Le kherilan, murmura Daena à ses côtés. Un animal mythique, qui descend rarement de sa montagne. C'est une sorte d'élan géant, dont le poids peut dépasser trois tonnes. Il ne redoute aucun des animaux de la forêt. J'ai vu une fois un migas tué par un kherilan. Ses entrailles avaient été vidées et étirées sur plusieurs dizaines de mètres. Lorsque le kherilan est en colère, rien ne peut lui résister.
Une saute du vent nocturne dispersa les tourbillons neigeux, dévoilant tout à coup le monstre.
j - Par Lakor, balbutia Khaled, impressionné, comment des bêtes I pareilles peuvent-elles exister?
I Écumant de fureur, le kherilan achevait de détruire les restes d'une petite cabane dont les habitants s'enfuyaient en hurlant. Il j devait mesurer près de quatre mètres au garrot. Ses bois aux multiples ramifications atteignaient sans doute les trois mètres d'envergure.
Daena étrangla un cri d'horreur dans sa gorge lorsqu'elle se rendit compte que le corps de l'un des wootmans demeurait empalé sur les cornes gigantesques. Puis le monstre se rua sur une nouvelle baraque qu'il fit exploser en quelques coups de boutoir. Grondant et soufflant, il ne cessa son carnage que lorsque la demeure fut anéantie.
Il piétina furieusement les décombres, puis chargea une autre cabane, qui se disloqua à son tour.
- Mais pourquoi fait-il ça? s'insurgea Khaled.
- Personne ne sait jamais ce qui provoque la colère du kherilan, bredouilla Daena, haletant de frayeur. Personne ne sait d'où il vient.
On dit qu'autrefois, les ancêtres des kherilans sont descendus du nord, chassés par les glaces de la Skandianne. Ils étaient de plus petite taille alors. Mais, avec le temps, ils se sont développés pour se défendre des carnassiers. En général, ils vivent dans les combes les plus reculées des hautes montagnes, où personne jamais n'ose les déranger. Les gens d'ici pensent qu'ils sont les incarnations des colères d'Ywaïhn, le dieu des démons.
Le village ressemblait à une fourmilière renversée. Hommes, femmes et enfants hurlaient et couraient en tous sens, fuyant vers la forêt proche.
Au loin, le monstre achevait de disperser les restes d'une baraque.
Dans le reflet de la pleine lune qui illuminait le carnage d'une lueur irréelle, le leviathan prenait des dimensions épouvantables. Sa tête, longue de plus d'un mètre, se perçait de deux yeux noirs comme l'enfer, dans lesquels fulguraient parfois des éclairs rouges.
- Cet animal n'en est pas un, grelotta soudain Daena. C'est un démon qui a pris cette apparence. Il est ici pour me tuer. Je le sens.
- Ne dis pas de sottises, gronda Khaled. Que peut-on faire contre lui?
- Rien! Je ne sais même pas si le gonn de Nelvéa pourrait l'arrêter.
Il faut fuir. C'est notre seule chance.
Elle lui prit la main et l'entraîna vers la petite écurie où leurs chevaux piaffaient d'angoisse.
Ramassant au passage deux attardés, ils s'enfuirent à leur tour en direction des sous-bois proches, où s'était déjà réfugiée la plus grande partie de la population. Plus bas dans la combe, les baraques survivantes s'écroulaient sous les coups de l'abomination.
- Ton arbalète, jeta Khaled, furieux. Nous n'allons tout de même pas rester ainsi sans agir.
- Mes carreaux ne lui feraient rien. Sa peau est dure comme le métal.
- Pourquoi a-t-il attaqué ce village?
- Impossible de le savoir. Parfois, les kherilans semblent devenir fous. Ils détruisent tout sur leur passage. C'est ce qui explique la superstition des wootmans.
Soudain le monstre s'arrêta et poussa un barrissement effrayant que renvoyèrent les échos des montagnes proches. Puis il se mit à charger dans leur direction.
- C'est à nous qu'il en veut, gronda Khaled.
- C'est moi qu'il veut tuer, gémit Daena. Peut-être parce que je suis restée l'amie de Nelvéa. Ywaïhn se venge.
- C'est absurde! grogna Khaled.
L'instant d'après, ils éperonnaient leurs montures et gagnaient la forêt, derrière les Czernoviens qui hurlaient à la mort. Mais le leviathan ne se laissa pas arrêter par les arbres et les buissons. Un bruit d'apocalypse accompagnait le monstre. Dans une trouée de pleine lune, l'Ismalasien aperçut les yeux luisants, déterminés, quasi humains dans la haine qui s'en écoulait. Une main glaciale lui broya les entrailles. Cet animal n'était pas naturel. Il était l'incarnation des puissances du mal de Narushja. Malgré le froid, une sueur glaciale lui coula le long de l'échiné.
- Nous ne pouvons lutter contre la puissance des dieux, lança-t-il à sa compagne.
Ils reprirent leur course désespérée au cœur de la forêt. De trouées ravinés, écrasant buissons et arbustes, les deux cavaliers s'éloignèrent de Czernova. Khaled se reprocha un moment d'avoir abandonné les wootmans au monstre. Mais la terrible vérité se confirma: le kherilan les suivait. C'était l'un d'eux qu'il pourchassait d'une haine incompréhensible et farouche. Un vacarme assourdissant grondait derrière eux, fait de craquements, de mugissements effrayants.
- Séparons-nous, hurla Daena à l'adresse de son compagnon.
Khaled obéit. Le monstre hésita un instant, puis suivit la chasseresse.
Profitant de ce bref répit, Khaled arrêta sa monture, arma sa propre arbalète, puis se lança derrière le monstre. Il jura vertement.
C'était une véritable stupidité de ne pas s'être muni d'un gonn. Mais ils n'avaient pas prévu le séjour funèbre chez les wootmans.
Devant lui, le kherilan rattrapait inexorablement sa compagne.
Furieux, Khaled décocha désespérément ses carreaux. Mais le cuir épais de l'élan géant le protégeait efficacement. Un mugissement effroyable retentit soudain. Dans une image de cauchemar, l'Ismalasien vit le monstre rattraper Daena. Les bois immenses vinrent saisir le cheval sous le ventre, tandis qu'une force colossale le projetait en l'air, sa cavalière sur l'échiné. Un hurlement déchira la nuit lunaire.
La monture éventrée fit une cabriole désespérée et retomba au sol, écrasant la jeune femme.
Khaled n'avait plus peur à présent. Une fureur terrible l'habitait. Il dégaina son sabre et se précipita vers le monstre. Mais la taille de l'animal le freina. Comment l'attaquer? Il en aurait pleuré de rage.
Sans prendre garde à lui, le kherilan poussa un barrissement assourdissant et se précipita vers ses victimes dans le but de les piétiner.
Au même instant, un claquement sec retentit. Le monstre demeura pétrifié sur place. Khaled faillit hurler de joie. Nelvéa était là, armée de son gonn. Plusieurs balles jaillirent du fusil électrique, tirées d'une main sûre. Pourtant, le kherilan, après un instant de surprise, reprit son avance en direction de la chasseresse qui ne bougeait pas.
Furieuse et inquiète, Nelvéa rechargea l'arme, et recommença à tirer.
- Ce n'est pas possible! gronda-t-elle. Un migas aurait déjà été déchiqueté.
Derrière elle, Lorik et les deux filles n'osaient faire un geste. Le monstre avait deux fois la taille du lionorse au garrot. Lentement, pesamment, le kherilan, dont la fourrure se couvrait tout de même de taches de sang, fit face à son nouvel ennemi.
Nelvéa avança encore. Il fallait dégager Daena. Heureusement, les balles avaient arrêté l'animal. Un épouvantable barrissement fit résonner la vallée. Nelvéa frémit, mais ajusta son gonn, visant la tête.
Le doigt pressa la gâchette... et le fusil se bloqua. La jeune fille poussa un hurlement de rage et jeta furieusement l'arme dans la neige.
Alors, le kherilan tenta de charger. Mais ses membres étaient devenus lourds. Il ne put faire que quelques pas en trébuchant. Ses yeux couleur de nuit se braquèrent sur Nelvéa qui avait dégainé son dayal.
Fearn grondait furieusement. Nelvéa le calma. Le monstre, même blessé, était de taille à le tuer.
Et soudain, une étrange impression envahit la jeune fille. Une sorte d'onde mentale émanait de l'animal, comme une présence diffuse. Un nom frappa son imagination: Ywaïhn. C'était impossible! Ce monstre ne pouvait abriter une divinité. Il y avait certainement une explication.
Cependant, l'animal, cloué sur place par la mort qui rampait en lui, ne cessait de la fixer de ses yeux sombres et glacés. Nelvéa n'osait s'approcher. Peu à peu pourtant, le voile mental s'estompa, disparut.
Une terrible impression de froid, qui ne devait rien à la neige environnante, envahit Nelvéa. C'était comme si son ventre, son cœur se cristallisaient dans une immobilité mortelle. Elle s'ébroua et, comme dans un cauchemar où le temps se serait ralenti, elle vit le kherilan lever la tête pour un dernier barrissement, puis s'effondrer, enfin terrassé par les balles meurtrières.
Déjà Khaled, Astrid, Myriam et Lorik s'étaient précipités vers Daena.
- Princesse, hurla l'écuyer. Venez vite!
Elle accourut aussitôt. La chasseresse, les jambes repliées dans une position bizarre, ne bougeait plus.