CHAPITRE XXVII

Après le départ du jeune homme et de ses compagnons, la vie reprit son cours normal. Une tempête s'était levée qui avait pris possession de la forêt. Durant plusieurs jours, un blizzard furieux souffla, soulevant des tornades de neige, tordant les arbres recouverts de givre. Des craquements sinistres se faisaient parfois entendre au fond des bois, mêlés aux appels des fauves à l'affût de leur gibier. La petite communauté resta enfermée, à l'abri des petites baraques de bois dont les structures grinçaient dans la tourmente. On se retrouvait auprès de la cheminée pour bavarder, coudre les peaux, réparer les outils, et préparer les expéditions prochaines. On ne parlait pas de ceux qui étaient partis. On ne souhaitait pas vraiment les voir revenir.

Nelvéa se reprochait parfois d'avoir obligé son ex-amant à la quitter.

Mais elle ne parvenait pas à le regretter. Elle savait qu'elle aurait fini par céder à son insistance, sous peine de voir sa vie devenir un enfer.

Elle n'avait plus envie de se battre; la lutte contre le froid et les éléments l'épuisait déjà, comme chacun de ses compagnons. Lorsque enfin le blizzard cessa de souffler, une épaisse couche de neige avait enseveli le paysage. D'énormes congères s'étaient lancées à l'assaut des baraquements. Nourrir les animaux à l'écurie relevait de l'exploit, et l'accès à l'atelier de tannerie se révéla impossible pendant plus de deux semaines.

C'était l'époque où les fauves, chassés de leur tanière par la faim, n'hésitaient pas à s'attaquer au campement des chasseurs. Même les carrasauges, plus silencieux que des chats, se glissaient le long des branches pour se laisser choir sur le premier être vivant. Aveuglés par la disette, ils n'hésitaient pas à s'attaquer à des animaux plus gros qu'eux, et même aux êtres humains. Aussi chacun surveillait-il les hautes branches avant de s'aventurer dans les sous-bois.

Vers la fin du mois de Janua, le premier de l'année, Roghier et ses compagnons revinrent de Veraska, apportant des vivres, du matériel de rechange et une foule d'anecdotes.

Avec le temps, les angoisses de Nelvéa s'étaient estompées. Bien sûr, lorsque le vent hurlait en pleine nuit, le souvenir de la malédiction d'Ywaïhn revenait la hanter. Mais le soleil du matin avait tôt fait de dissiper ses craintes.

Chaussées de raquettes, Daena et elle, suivies de Khaled et Lorik, qui refusaient de les laisser partir seules en forêt, parcouraient les sentiers tracés par les bêtes. La chasse était bien terminée, et Daena s'était transformée en infirmière pour les animaux en difficulté. Plusieurs fois ils rapportèrent des blessés qu'ils soignaient et parquaient dans un enclos, sous la maison. Les convalescents y attendaient le printemps en compagnie des moutons et des chèvres destinés à la consommation. Le vide de cet enclos ainsi créé sous la demeure assurait une excellente isolation.

Un matin, Daena fit découvrir à sa compagne l'une des merveilles de sa concession.

- Je te présente le vieux Rama!

C'était un épicéa qui devait avoisiner les soixante-dix mètres de haut. Son tronc était tellement large qu'il aurait fallu au moins six hommes pour en faire le tour les bras tendus.

Respectant la coutume, Daena s'agenouilla devant l'arbre et récita quelques paroles dans un langage incompréhensible dont Nelvéa avait appris qu'il s'agissait de l'ancien patois narushjien, qui n'était plus parlé que par les sorciers, les wootmans et les maraudiers.

C'était une langue magique, dans laquelle on s'adressait aux animaux et aux arbres.

- C'est lui qui veille sur ma concession, expliqua Daena. Personne ne sait depuis quand il est là. Les conteurs prétendent qu'il a dû être jeune à l'époque des Anciens. Te rends-tu compte de tout ce qu'il a connu?

La jeune fille resta quelques instants en arrière, les yeux levés vers le fût immense qui défiait le ciel. Fascinée, elle se demanda si les plantes éprouvaient de quelconques émotions. Tout là-haut, la cime touchait le bas des nuages qu'une violente tourmente tordait en volutes mouvantes. Soudain, elle se sentit irrésistiblement attirée vers le haut. Son corps ne bougea pas, mais il lui sembla peu à peu se dédoubler, se fondre au décor de neige et de roche, pour se mêler à l'arbre géant. Tout sembla exploser autour d'elle, cemme un voile obscur que dissipe la lumière. Pendant un court instant, une plénitude totale la baigna, comme si elle était sur le point de découvrir une vérité fondamentale.

Un cri soudain la tira de son éblouissement. Le voile retomba sur un hurlement épouvantable. Éveillée de son rêve, elle se tourna vers ses compagnons.

- Ce doit être l'un des wootmans du village de Czernova, jeta Daena. Il n'est situé qu'à une demi-marche d'ici.

Entravés par leurs raquettes, ils se dirigèrent aussi vite que possible vers l'endroit d'où venait le cri. La chasseresse ne s'était pas trompée.

Deux wootmans, un vieillard et une jeune femme affrontaient un migas, armés seulement d'une lance et d'un gourdin. A quelques pas, une mâchoire d'acier refermée sur un animal avait attiré le monstre au moment où les trappeurs venaient relever leur piège.

Nelvéa arma son gonn et mit le migas en joue. Mais celui-ci bougeait et elle risquait de blesser les deux chasseurs. Suivie de ses compagnons, elle se précipita alors vers le lieu du combat en hurlant pour attirer l'attention du fauve. Le monstre, énervé par l'odeur du sang, s'excitait sur les deux petits êtres qui lui barraient le chemin.

Handicapée par les raquettes, Nelvéa ne put intervenir assez tôt. La jeune wootman poussa un hurlement d'agonie tandis qu'un maître coup de griffe lui ouvrait le ventre. Le vieillard hébété marqua un temps d'hésitation, puis, affolé, commença à reculer. Butant sur le corps de sa compagne, il bascula en arrière, tandis que le monstre lui arrachait un grand lambeau de chair à l'épaule. L'instant d'après, un coup de feu claquait. Le migas, touché à la nuque, se redressa, tenta de faire face, puis s'écroula comme un arbre foudroyé.

Il avait été plus facile de ramener le vieillard parmi les siens que de le transporter jusqu'aux baraquements. La jeune femme morte près de lui était sa petite-fille, ainsi qu'il l'expliqua à Daena dans son ankos primitif.

Les wootmans avaient accueilli le petit groupe avec chaleur. Ils appréciaient Daena avec laquelle ils faisaient souvent du troc. Pour eux, elle était une sorte de sorcière bienfaisante qui connaissait les secrets des plantes qui guérissent. Elle envoya Lorik et Khaled au campement chercher un coffret dans lequel elle conservait de nombreuses potions et onguents. Puis elle demeura au chevet du blessé, assistée par Nelvéa. Ses efforts restèrent vains. Un homme plus jeune, et même un vieillard auraient résisté à la vilaine blessure qu'il portait à l'épaule. Mais il n'avait plus réellement le désir de survivre à sa petite-fille. Elle était sa seule raison de lutter contre la rigueur de la forêt. Son agonie dura plusieurs jours.

Lorsqu'il rendit l'âme, au bout d'une semaine, Daena connut un moment de désespoir.

- Tu as fait ce que tu as pu, la consola Nelvéa. Cet homme s'est laissé mourir. Personne n'aurait pu le sauver. Et d'ailleurs, cela vaut sans doute mieux comme ça.

Les autres membres du village ne tinrent pas rigueur à la chasseresse de son échec. Elle avait tout tenté. Mais les dieux avaient décidé de reprendre la vie du vieil homme. Il était vain de vouloir s'opposer à leur décision.

Suivant la coutume des wootmans, la petite baraque fut condamnée, fenêtres et portes obstruées par des branchages croisés, en signe de deuil. Les deux corps furent ensevelis dans un trou creusé dans le sol même de la demeure. Pendant deux jours, la petite communauté se relaya autour de la sépulture pour de longues palabres, évoquant les souvenirs que laissaient les deux disparus, parfois même avec de grands éclats de rire. La mort n'était pas triste pour les wootmans.

Enfin, au matin du troisième jour, la porte fut définitivement close, et l'on incendia la pauvre masure. Ainsi pratiquait-on dans la tribu lorsqu'un clan disparaissait.

Daena vint trouver Nelvéa.

- Je voudrais que tu repartes au campement. Astrid et Myriam doivent s'inquiéter.

- Et toi?

- Je vais rester un ou deux jours ici. Ils ont besoin de ma présence.

Je connaissais ce vieil homme. Nous avons chassé plusieurs fois ensemble.

- Et tu rentreras seule?

- Ne t'inquiète pas pour moi. Je suis chez moi dans cette forêt.

- Alors, Khaled restera avec toi. Je vais repartir avec Lorik.

- Si tu y tiens...

Pourtant, lorsqu'elle quitta le village wootman, une obscure intuition emplit Nelvéa d'un malaise indéfinissable. Une intuition qui lui chuchotait qu'elle n'aurait jamais dû abandonner ses deux compagnons.

Un instant flotta devant elle l'image d'une silhouette sans visage que les légendes de Narushja avaient baptisée Ywaïhn. Elle frissonna et se mit en route, suivie par Lorik grelottant de froid.