TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XLII
Nelvéa caressa son ventre gonflé par la vie nouvelle qui avait pris possession de ses entrailles. Parfois, un léger coup lui arrachait un cri de douleur. Le bébé bougeait, agitait ses pieds. Elle sentait au plus profond de son être son coeur battre, à la fois étranger et irrémédiablement ancré dans sa chair. Il faisait partie d'elle-même. Cependant, elle redoutait déjà l'instant où il se séparerait d'elle, où il réclamerait son droit à la liberté, à la vie, le moment terrible où il s'arracherait, se déchirerait d'elle à jamais. Alors, sans savoir pourquoi, des larmes lui montaient aux yeux. Parce qu'elle l'aimait plus que tout, ce tout petit enfant qu'elle avait voulu donner à son compagnon, à ce prince qui partageait sa vie depuis à présent deux années, elle aurait voulu à la fois qu'il fût déjà né, et le garder pour toujours enfoui en elle.
Elle se souvenait parfaitement du moment où ils l'avaient conçu, tous les deux noyés l'un dans l'autre, unis par une étreinte qu'ils auraient voulu pouvoir retenir jusqu'à la fin des temps. Nielsen avait tenu à ce qu'elle l'accompagnât dans l'un de ses voyages d'exploration.
Alors, elle avait accepté de surmonter sa frayeur et de s'embarquer à bord de l'un des aérodynes avec lesquels il parcourait le monde depuis des siècles.
Elle gardait de ce voyage des souvenirs précis, des flashes que sa mémoire avait encore embellis. L'image d'une couche de sombres nuages d'hiver que l'appareil avait franchis en trombe avant de jaillir au milieu d'un champ d'étoiles innombrables, éblouissantes, au coeur d'un firmament lumineux, impossible à imaginer sur terre. L'aube les avait poursuivis pendant des heures parce qu'ils avaient volé vers l'ouest. Cette odyssée irréelle, à la lisière du jour et de la nuit, les avait conduits jusqu'à Pakulane, une île perdue à l'autre bout du monde, où se dressaient encore les statues de bustes humains, hautes de plusieurs mètres, qu'un peuple disparu depuis bien avant le Jour du Soleil avait érigées là en hommage à des dieux dont personne ne connaissait plus le nom.
Ensemble, ils avaient parcouru cette île, effectué des relevés, étudié ces sculptures qui ne semblaient pas appartenir au monde des hommes. Puis ils s'étaient aimés à en perdre haleine sur les plages sauvages de l'île que toute population avait désertée depuis des millénaires, sous les étoiles d'un autre hémisphère. Nelvéa avait su presque instantanément que quelque chose s'était modifié en elle.
Quelque chose qui l'avait rendue heureuse comme jamais elle ne l'avait été. Une nuit, elle avait éprouvé comme un dédoublement. Une puissance inconnue avait pris possession de ses entrailles, de son ventre où se déroulait le plus formidable processus de l'histoire du monde: la naissance de la vie. C'était comme si elle avait senti en elle la semence de son amant glisser, monter jusqu'au plus profond d'ellemême, et s'y lover pour l'éternité. La nuit suivante, endormie dans les bras de Nielsen, elle avait rencontré un nouveau cercle de feu, qui cette fois s'était métamorphosé en une sphère lumineuse et éblouissante.
Lentement, la sphère s'était étirée, pour donner naissance à une protubérance légère, diaphane, qui peu à peu avait pris de l'importance, avant de se séparer de sa génitrice. Comme un soleil qui en enfante un autre, la petite boule de lumière s'était détachée de la première, puis s'était éloignée, pour venir se fondre au ventre de Nelvéa dans un éblouissement fantastique. Elle n'avait eu aucune peine à interpréter ce rêve.
A présent, les douleurs se faisaient plus intenses, et plus délicieuses à chaque fois.
Jamais auparavant elle n'avait imaginé qu'elle pourrait donner la vie. Bien sûr, Solyane lui avait tout enseigné. Mais pour elle, Nelvéa, cela était demeuré une idée abstraite, qui ne l'avait jamais effleurée.
Depuis sa plus tendre enfance, elle s'était tournée vers les exercices violents, les arts du combat, pour lutter contre cette faiblesse inexplicable qu'elle avait décelée en elle. Longtemps elle avait refusé, inconsciemment, d'être née dans le corps d'une fille.
Elle ne s'était posé aucune question lorsqu'elle avait connu Nielsen.
Elle avait quelquefois songé à lui donner un enfant, sans prendre véritablement conscience de ce que cela signifiait. Et puis elle avait senti la métamorphose profonde qui s'était emparée de son corps, et un monde nouveau s'était ouvert à elle.
C'était inexprimable. Jamais les hommes ne pourraient connaître cette sensation merveilleuse: le pouvoir de créer la vie, de sentir vibrer au fond de soi une existence nouvelle. Certaines paroles de son père lui étaient revenues en mémoire: « Ce sont les femmes qui dirigent le monde, malgré ce qu'imaginent les hommes. Ce sont elles qui détiennent les clés de la vie, le pouvoir d'amour. » Alors, elle aurait souhaité qu'il fût là pour la voir, lui parler.
Son seul regret, c'était de ne plus pouvoir monter Fearn. Le lionorse la suivait partout comme un chiot. Il s'était fait plus doux, comme s'il comprenait l'état de sa maîtresse. Elle avait songé un moment à lui rendre sa liberté. Il existait, quelque part au sud de Vallensbrùck, une vallée perdue dans les montagnes où vivait un immense troupeau de lionorses. Quelques mois plus tôt, ils s'en étaient approchés. Elle avait sauté à terre, et lui avait fait comprendre qu'il était libre de retourner auprès des siens s'il le désirait. Khaled et Nielsen attendaient à quelques pas, prêts à la ramener. L'animal avait feulé longuement en direction de ses congénères. Un appel modulé lui avait répondu. Le roi s'était avancé, et les deux fauves s'étaient observés en silence. Fearn avait été admis sans combat. Bouleversée, Nelvéa s'en était retournée vers Nielsen.
Mais à peine avaient-ils fait quelques pas dans la forêt qu'un bruit de galop se faisait entendre derrière eux. Le lionorse avait choisi. Nelvéa, alors enceinte de deux mois, s'était précipitée vers lui et avait attrapé le fauve par le cou.
A présent, elle savait que jamais elle ne pourrait se séparer de lui.
Elle lui appartenait autant qu'il était à elle.
Une année auparavant, Krissy avait donné naissance à une petite fille en tout point semblable à sa mère. Nelvéa avait assisté Nielsen lors de l'insémination artificelle de la cellule clonique, et aidé la jeune femme pendant sa grossesse. Lorsqu'elle se remémorait les douleurs éprouvées par Krissy, des sueurs froides lui coulaient dans le dos.
Mais, à présent qu'elle approchait du terme, son angoisse s'estompait.
Lauryanne!
C'était Krissy qui avait proposé le nom de sa lointaine ancêtre cloI nique. Nelvéa et Nielsen avaient accepté.
Comme c'était la coutume depuis des millénaires, le prince avait participé à l'accouchement, encaissant sans broncher les morsures et les griffures que sa compagne avait gravées dans son bras, alors qu'elle était torturée par la douleur.
Peu après l'accouchement, lorsque Nelvéa épuisée remit le bébé entre les mains de Krissy, le visage de Solyane s'imposa à Nelvéa, étrangement présent. Avait-elle enduré de telles souffrances en la mettant au monde? A présent, elle comprenait mieux la réaction de sa mère lors de leur entretien sur les remparts de Gwondaleya. Des larmes lourdes glissèrent sur ses joues. Alors qu'elle aurait dû lui dire qu'elle l'aimait pour avoir accepté un tel sacrifice, elle l'avait rejeté, avec la superbe inconscience et l'égoïsme de la jeunesse.
- Mère, pardonnez-moi! sanglota-t-elle.
Et, parce qu'elle était seule un moment, elle se laissa aller à pleurer, dégorgeant comme un poison toute sa douleur, toute sa peine Chagrin d'avoir perdu cette mère qu'elle avait placée au-dessus dé tout, et qu'elle ne reverrait plus, angoisse aussi de s'être déchirée en deux, d'avoir rejetée au-dehors d'elle-même ce petit être qui quelques minutes auparavant faisait encore partie de son corps.
Lorsque Nielsen revint, elle dut se maîtriser pour effacer ses larmes. Mais il ne dit rien, lui prit la main et la serra longuement.
Elle lut en lui qu'il comprenait parfaitement les causes de sa peine.
Ils n'avaient pas besoin de parler.
- Excuse-moi, bredouilla-t-elle.
Il ne répondit pas, mais l'embrassa tendrement avant de dire: - Elle est superbe, petite. Lauryanne est le plus beau bébé que j'aie jamais vu.
C'était vrai. Elle ne pleurait presque jamais. A part peut-être lorsqu'elle estimait que le sein de sa mère tardait trop à venir. Elle s'éveilla très rapidement, posant sur le monde un regard étonné, interrogateur et vif. Il émanait d'elle une force étrange, une sérénité à toute épreuve qui fascinaient Nelvéa. Celle-ci passait de longues heures à la contempler lorsqu'elle dormait, à l'observer lorsqu'elle veillait, attentive à tout ce qui se déroulait autour d'elle. Malgré son âge, le bébé distillait autour de lui une aura de calme qui subjuguait son entourage.
Souvent, Nelvéa se mêlait délicatement à l'esprit de sa fille, entrant en parfaite harmonie avec elle. Ce qu'elle y découvrait l'émerveillait.
La petite fille associait, comparait, analysait, étudiait avec une facilité déconcertante.
A huit mois, elle s'exprimait déjà sans difficulté et marchait sans avoir besoin de se tenir aux meubles. A douze, elle avait déjà appris à manipuler les objets par lévitation, sans que sa mère pût l'y aider, simplement parce qu'elle en était incapable.
- Elle est bien de ma race, murmurait Nelvéa, stupéfaite. Mais comment expliquer que je ne puisse pas en faire autant?
Lorsque Lauryanne atteignit ses deux ans, Nelvéa éprouva soudain l'envie de revoir son frère, Gwondaleya et tous ceux qu'elle avait abandonnés depuis si longtemps. Bien sûr, lorsqu'elle avait décidé de lier sa vie à celle de Nielsen, elle avait fait parvenir un courrier à Palléas, et elle entretenait avec lui depuis lors une correspondance suivie.
Mais jamais elle ne l'avait revu.
- C'est d'accord, dit Nielsen. Je vais faire préparer l'Alcyonne.
Car le prince n'appréciait pas trop de traverser le massif veraskan et la forêt Skovandre à dos de cheval.
Nelvéa se fit donc confectionner plusieurs robes, écrivit à son frère qui lui répondit avec enthousiasme. Gwondaleya se préparait à les recevoir. Comment la jeune femme aurait-elle pu deviner les conséquences de sa décision, une décision qui allait déclencher un enchaînement d'événements qui allaient bouleverser sa vie, et l'obliger à renouer avec son destin de licorne?