CHAPITRE XXXII

Depuis le matin, la petite troupe avait entrepris de gravir la chaîne montagneuse. Khaled s'était par deux fois rapproché de Nelvéa, le visage inquiet.

- Es-tu sûre de cet homme, Aïnah Shean? Où peut-il nous entraîner ainsi? Il n'y a plus rien là-haut, et je vois pas trace du moindre col.

- Je sais, mais je crois qu'on doit lui faire confiance. Il connaît cet endroit comme sa poche.

En effet, le vieil Olaf n'hésitait pas un instant sur la route à suivre.

Vers midi, il déclara: - Nous allons arriver à l'un de mes points de ravitaillement. Si les bêtes n'ont pas tout détruit, nous aurons de quoi manger sans avoir à chasser.

Il disait vrai. Au détour d'un prémontoire d'où l'on dominait le sud du massif depuis une altitude impressionnante, ils découvrirent un abri minuscule, dans une faille de la paroi rocheuse, fermé par de lourdes pierres. Là, il avait entreposé de la viande fumée et de la farine. En quelques instants, il composa un repas copieux, agrémenté de quelques fruits sèches.

- Cet homme est un vieux renard, dit Khaled à sa compagne. Mais je ne vois toujours pas de passage.

Nelvéa s'adressa à Olaf.

- Tout cela est bien, vieil homme, mais je constate que la crête est encore loin, et qu'il nous faudra plus d'une journée pour la franchir.

L'autre ricana.

- Tu ne me crois toujours pas? Alors, viens avec moi.

Il l'entraîna au-delà de la plate-forme rocheuse, au travers d'un lacis de sentes vraisemblablement tracées par des animaux. Soliloquant en chemin, le wootman expliqua:

- Les légendes prétendent que les Anciens étaient des dieux, et qu'ils avaient conquis les mondes des étoiles.

Il désigna du doigt les sommets couronnés de neige et de soleil qui les dominaient. Une langue neigeuse s'étirait jusqu'à eux vers l'ouest.

- S'ils l'avaient voulu, ils auraient construit leurs demeures tout en haut de ces pics. Ils auraient même pu les aplanir, si la fantaisie leur en avait pris.

- Mais ils ne l'ont pas fait, rétorqua Nelvéa, un peu oppressée par les dimensions de l'espace qui l'entourait. Elle se demanda à quelle altitude elle pouvait bien se trouver. Sans doute plus de deux mille mètres. Les arbres avaient depuis longtemps cédé la place à de l'herbe rase. A peine cent mètres plus haut apparaissait la roche à nu, couverte d'une brume verte de lichen et de rampants épineux.

- Ils l'ont fait, fillette, ricana Olaf.

Elle trouva soudain qu'il ressemblait à un mauvais génie qui n'aurait eu d'autre but que de la tourmenter. Mais elle chassa cette idée stupide. Il était simplement heureux d'étaler ses connaissances.

Il leva un doigt sentencieux.

- Fillette, ce que tu vas voir, personne ne le connaît, à part mes fils et moi. Je vais te montrer comment les Anciens faisaient pour franchir les montagnes.

Il se laissa glisser derrière une sorte de muret rocheux et disparut à la vue de Nelvéa, inquiète. Mais sa voix l'interpella.

- Par ici, ma belle.

Elle le suivit et se retrouva au creux d'une sorte de chemin très large taillé dans la roche. Des dalles disposées régulièrement trahissaient l'empreinte de l'homme. Certaines d'entre elles se tachaient de larges flaques croûteuses, semblables à du sang séché, ou à de la rouille.

- On dirait une voie de circulation, dit Nelvéa.

- Oh, c'est sans doute ça, répondit le wootman. Quant à te dire ce qui passait là-dessus, aucune idée, fillette. Mais un peu plus loin, il y a un tunnel qui traverse la montagne. Viens voir.

En effet, à quelques dizaines de pas, au détour d'une courbe, une gueule noire et angoissante s'enfonçait au cœur de la montagne.

- Et voilà, dit fièrement Olaf, ça mène vers le pays des Nyktals, et la vallée de la Poczla.

Une heure plus tard, le petit groupe s'engageait dans le tunnel. Le vieux chasseur alluma une torche de résine et déclara: - Maintenant, il va falloir vous armer de patience, ce tunnel a plus d'une marche de longueur.

- Aïnah Shean, crois-tu vraiment que nous devons...

- Oui, nous pouvons le suivre. Malgré les apparences, il n'y a aucun danger.

A la suite du vieil homme, la petite troupe, pas très rassurée, s'engagea dans le tunnel. Au passage, Olaf leur fit admirer l'étrange caverne avec un enthousiasme tel qu'on aurait pu croire que c'était lui qui l'avait creusée.

- Tu vois que j'avais raison, fillette, triomphait-il. Quand on contemple ce que les Anciens ont été capables de créer, on comprend mal comment ils ont pu disparaître.

Nelvéa ne répondit pas. A présent, l'aveuglante splendeur du soleil n'était plus qu'un souvenir. Ses yeux s'étaient vite habitués à la pénombre et aux lueurs tremblotantes des torches. Les ombres rasantes dessinaient sur la roche à nu des silhouettes extravagantes, éphémères, que l'instant d'après replongeait dans la nuit. Un curieux vertige envahit Nelvéa. Elle avait l'impression de se mêler peu à peu à la montagne qui l'entourait. Comme si les millions de tonnes de roche qui l'entouraient comme une gangue inimaginable avaient fait partie de son propre corps. Lentement, une conscience nouvelle s'installait en elle, telles les prémisses d'une épreuve à venir. Une idée fantastique, démente, la traversa l'espace d'un éclair. Comme le diamant qui naît de la poussière au plus profond de la terre, elle devrait un jour se retirer au sein des entrailles de la terre, s'isoler du monde pour qu'apparaissent les forces étranges qui sommeillaient en elle.

L'instant d'après, elle secoua la tête. C'était une idée absurde.

Pourtant, au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait plus loin au cœur de la terre, l'idée se fit jour en elle que si elle ne parvenait pas à détruire la coquille trompeuse qui l'étouffait, elle se brûlerait à ses propres chimères, et périrait.

Cependant, comment briser ces chaînes qui n'existaient peut-être que dans son imagination? Vers quel but imprécis diriger ses pas?

Personne ne pouvait l'aider. Et là, dans ces ténèbres angoissantes, le doute revenait l'assaillir, distillant en elle un poison insidieux, dévastateur, que l'on aurait pu baptiser folie. Elle avait envie de crier, de hurler à s'en déchirer les poumons pour que cessât cette sensation d'étouffement dont elle ne savait même plus si elle était due à ses angoisses ou à la nuit refermée sur elle. Elle ne pouvait avertir ses compagnons, se reposer sur eux au risque de leur communiquer sa détresse. Alors, pour ne pas laisser la peur la dominer, elle se blottit contre son lionorse, noyant ses larmes dans le pelage épais de l'animal qui avançait dans les ténèbres, sans hâte, d'un pas assuré et confiant. Elle enfouit ses mains dans la fourrure chaude, laissant son esprit se diluer dans l'amitié rassurante du fauve.

Lorsque enfin la lumière du soleil réapparut, là-bas tout au bout de la nuit, Nelvéa comprit qu'il existait en elle les racines d'une puissance qui ferait d'elle l'égale d'une déesse, mais aussi les germes d'un trouble qui pourrait lui faire perdre la raison, et peut-être permettre aux Forces du Mal de s'engouffrer en elle.

L'étrange chemin jonché de dalles couleur de sang serpentait à nouveau au grand soleil, descendant en pente douce vers la forêt profonde.

Puis soudain, il disparut dans une ravine envahie par les ronces et les lianes. La nature avait repris ses droits et l'œuvre humaine avait été effacée. Le vieil Olaf grommela: - Jamais été foutu de savoir où ça menait, ni d'où ça venait. Peutêtre que ces voies étaient nombreuses, au temps des Anciens.

Nelvéa préféra changer de sujet.

- Et à présent, que faisons-nous?

- Les sources de la Poczla ne sont plus très loin. Je vais vous y amener. Après tu n'auras plus qu'à suivre son cours. A environ douze marches d'ici, elle devient navigable. Le premier port s'appelle Hôtebor.

La Religion n'y est pas installée, mais les bateliers ne sont pas des sauvages. Ils pourront te mener jusqu'à la piste de Lodi. Tu leur diras que tu me connais.

- Parfait! Et toi?

- Oh, dès que je t'aurais montré la Poczla, je t'abandonne. Je ne resterai même pas dormir sur ce versant-ci.

On aurait pu se demander pour quelles raisons. A cet endroit, la Poczla n'était encore qu'un torrent gonflé des cataractes tumultueuses qui crevaient de leurs gorges sombres les flancs de la montagne. Parfois, elle s'enfonçait si profondément entre deux falaises qu'on n'en voyait pas le fond. Ailleurs, elle dévalait joyeusement une pente faite d'un gigantesque éboulis semé de rochers de toutes tailles, dont certains atteignaient parfois les dimensions d'une maison. Et l'eau chantante cabriolait, s'insinuait autour des pierres que sa fantaisie habillait de lichen, de mousses, d'algues ondoyantes.

Depuis que le vieil Olaf les avait quittés, Nelvéa comprenait pour quoi il leur avait déconseillé d'emmener leurs montures. Elles s'étaient à peu près bien comportées jusqu'à présent, mais, si le lionorse suivait sans difficulté, les quatre chevaux s'effrayaient d'un rien, de l'instabilité des pierres sous leurs sabots, des animaux furtifs qui parfois fuyaient presque sous leur nez, mais surtout du grondement permanent qui montait des profondeurs. Ils craignaient même les flaques de lumière mouvante qui caressaient le sol au travers de trouées dans les frondaisons des arbres. Une atmosphère de bleu, d'émeraude et d'argent baignait le fouillis inextricable de la forêt. Pas une fois ils ne furent inquiétés par un quelconque ennemi. Tout au plus un migas les observa-t-il du haut d'un promontoire. Mais il s'enfonça dans les sous-bois et ils ne le retrouvèrent pas.

- Nous sommes encore trop haut, dit soudain Khaled comme pour répondre à une question qu'elle ne lui avait pas posée. Ce n'est pas ici que nous risquons de faire de mauvaises rencontres.

Elle acquiesça. Qui en effet aurait pu imaginer une petite troupe comme la leur s'aventurant en des lieux aussi reculés?

Soudain, Astrid s'écria: - Regardez, princesse, là-haut! On dirait une espèce de château.

En fait, il s'agissait plutôt d'une ruine. La vallée s'était considérablement élargie, rappelant un gigantesque entonnoir. Nelvéa comprit aussitôt.

- Ce n'est pas un château. Ce mur est le vestige d'un barrage qui fut probablement construit par les Anciens.

Un coup d'œil sur l'autre versant confirma son hypothèse. Des barrages, il en existait actuellement. A Gwondaleya, sur le Stino, et sur un autre affluent du Danov. A Burdaroma, le roi Pillât en avait fait construire un pour agrémenter son parc d'un lac. Les amanes les utilisaient pour fabriquer le flux lectronique, que les Lonniens appelaient électricité. Mais celui-ci avait quelque chose d'impressionnant.

De l'emplacement des ruines, on pouvait déduire qu'il avait dû dépasser les cent mètres de haut. Nelvéa étudia la vallée, reconstruisant mentalement la formidable masse d'eau qui venait se presser contre l'édifice de roche et de béton, arc-bouté entre ses deux montagnes. Un jour, parce que depuis longtemps les hommes l'avaient abandonné, l'ouvrage avait cédé. Le lac rugissant avait rompu ses digues, et s'était déversé furieusement dans la vallée inférieure, emportant dans sa colère les fondations basses du barrage. Une impression-souvenir envahit Nelvéa, qui crut entendre le rugissement infernal des flots enfin libérés, balayant tout sur leur passage, emportant dans leur délire bouillonnant les petits villages installés en aval. En quelques instants, la rivière impétueuse avait effacé de sa mémoire l'entrave que l'homme lui avait imposée. Et si elle n'avait encore pu atteindre les vestiges agrippés au flanc de la montagne, elle ne s'impatientait pas. Elle savait que le temps parlait en sa faveur, et lui donnerait raison.

Comme une myriade de rets invisibles, les millions de rigoles d'infiltration nées des pluies sapaient lentement les ruines. Un jour, elles glisseraient, s'effondreraient dans le lit de la rivière. Et celle-ci les avalerait, les broierait comme elle avait déjà broyé le barrage. Un barrage dérisoire qui n'aurait représenté qu'une fraction de seconde en regard de sa durée de vie à elle, la rivière.

Elle avait pourtant l'habitude de la chasse au maroncle. Elle se maudissait de ne pas s'être montrée plus prudente. Mais l'erreur avait été commise, irréparable. Elle avait reconnu trop tard « le dévoiement », la voie naturelle tracée par les sangliers géants au cours de leurs déplacements. Celle-ci pourtant était parfaitement claire. Elle aboutissait à une sorte de petit lac, un répit que s'accordait la Poczla avant de disparaître dans un gouffre par une cascade vertigineuse.

Une petite grève ceinturait le lac, dont le sable se couvrait de traces de sabots et d'excréments. Ce fut là que se produisit l'accident.

Au moment où la trouée régulière au creux des arbres lui apparut, Nelvéa voulut armer son gonn. Mais il était déjà trop tard. Un vieux mâle arrivait. Surpris, il s'arrêta un instant en lisière de forêt. Il atteignait presque la taille d'un cheval. Ses défenses recourbées de manière à lui permettre de déterrer les racines descendaient jusqu'au sol. Sur le dos son pelage de crin noir prenait une consistance singulière.

Ses poils rudes s'aggloméraient par plaques, lui constituant comme une cuirasse d'écaillés. Ses yeux vifs enregistrèrent la scène, puis il chargea en direction de son adversaire le plus dangereux, le lionorse. D'instinct, celui-ci fit un écart. Nelvéa, surprise, bascula, glissa à terre et se trouva sur la trajectoire du monstre. Ce furent ses réflexes guerriers qui la sauvèrent. Elle roula sur elle-même, évitant la gueule du maroncle de peu. Une douleur terrible lui déchira la cuisse. Une défense lui avait profondément entaillé la chair. Elle faillit perdre connaissance, mais trouva la force de se traîner en gémissant hors de portée du sanglier, que le lionorse avait aussitôt pris à partie. Comme dans un cauchemar sanglant, Nelvéa entrevit le fauve bondir sur l'échiné du monstre et s'y agripper. Un combat de titans s'engagea presque sur elle. Par un effort de volonté surhumain, elle parvint à ramper jusqu'à ses compagnons qui s'étaient immédiatement portés à son secours. Elle s'évanouit dans les bras de Khaled.

Lorsqu'elle retrouva ses esprits, tout était terminé. Le maroncle avait succombé sous les griffes et les morsures du lionorse. Fearn avait quant à lui encaissé un coup de défense dans une patte. Mais sa blessure n'était pas grave, comme le lui dit l'Ismalasien.

- J'ai vérifié. Il boitera pendant quelques jours, mais ce ne sera rien. C'est toi qui es vraiment mal en point, Aïnah Shean. Tu ne peux pas continuer comme ça. Ta cuisse est déchirée sur plus de vingt centimètres.

Elle devait lutter de toutes ses forces pour ne pas hurler sous la douleur. Astrid et Myriam, formées depuis l'enfance à la vie rude de la forêt, avaient entrepris de faire bouillir de l'eau pour laver la plaie.

Nelvéa se força à regarder la blessure. Khaled avait raison, elle était durement touchée. Elle serra les dents pour ne pas pleurer. Une peur irraisonnée s'empara un moment d'elle, qu'elle maîtrisa à grandpeine.

- Ne bouge pas, Aïnah Shean. Reste allongée.

Elle se laissa étendre, ferma les yeux, et les rouvrit.

Là-haut!

A l'envers, elle apercevait le sommet de la falaise qui ceinturait le lac. Là, depuis une plate-forme de granit, cinq silhouettes noires les observaient.