DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE XV
Dès la fin de la Salterena, Nelvéa commença l'éducation de son lionorse. Elle surprit tout le monde en le montant en à peine huit jours. Mais les liens privilégiés qu'elle avait établis dès les premiers instants avec son compagnon lui facilitèrent grandement la tâche.
Parallèlement, elle se mit en devoir de réunir le maximum d'indices concernant la disparition de son père. Un vieux garde la renseigna sur la direction qu'il avait prise.
- C'était un matin de brume, vers le milieu de l'automne dernier.
Il faisait encore nuit, parce que nous approchions des grands froids.
Il est passé devant moi et m'a salué. J'ai eu peur, parce que je ne m'attendais pas à le voir ici, et seul, de si bon matin. Je lui ai rendu son salut.
- Comment était-il?
- Il portait sa longue cape noire, celle qu'il ne quittait jamais lors de ses campagnes. Je le sais, je l'ai accompagné il y a plus de vingt ans en Médhellenie. Je ne me suis pas inquiété. Il lui arrivait souvent de partir ainsi vers la forêt Skovandre. Il rejoignait quelques compagnons de chasse. Et c'était la période. Ce qui m'a semblé bizarre, c'est qu'il soit accompagné de Swenna, la pouliche blanche de Dame Solyane. Mais je me suis dit qu'il voulait peut-être la faire galoper un peu. Cette pauvre bête ne sortait plus guère.
- Quelle direction a-t-il prise?
- Celle de Brastalia! Des wootmans l'ont vu passer bien plus haut sur la piste, à trois marches d'ici.
- Seul?
- Seul! Il filait comme le vent.
- Brastalia... murmura Nelvéa pour elle seule.
Le soir, elle rendit une dernière visite à son frère. Il était installé dans le bureau de leur père, en compagnie d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Lorsqu'elle se fit annoncer, tous deux se levèrent.
- Petite sœur, je te présente Nielsen d'Hoffengart, un ami europanien.
L'homme s'inclina.
- Princesse, on m'avait vanté votre beauté, mais je constate que l'on était très au-dessous de la vérité. J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir.
- Je l'espère aussi, seigneur!
- Je vais vous laisser, seigneur Palléas. J'ai promis à la Phalange de leur rendre visite!
- Je vous verrai donc demain, seigneur Nielsen. L'inconnu sortit. Nelvéa le regarda s'éloigner et dit:
- Malheureusement, je ne le reverrai sans doute pas.
- Le monde n'est pas si vaste. Et ce Nielsen est un homme de très grande valeur. J'aurais aimé te le faire mieux connaître. Mais... tu pars.
- Je pars, petit frère. Je suis venue te faire mes adieux.
Palléas baissa la tête, puis la releva avec un sourire un peu forcé.
- Puisque tu l'as décidé, qu'il en soit ainsi.
Elle se jeta dans ses bras.
- Palléas, je voudrais rester. Mais mon destin s'écarte de Gwondaleya, je le sens. Pourtant, je voudrais que tu me dises... Toi qui as hérité de notre mère le pouvoir de connaître l'avenir, est-ce que je retrouverai notre père... et notre mère.
Palléas demeura un long moment silencieux.
- Il existe un moyen de les rejoindre, c'est vrai. Mais pour toi, le chemin sera très dangereux, parce que tu devras combattre l'ennemi le plus déroutant, le plus imprévisible qui soit.
- Qui est-il?
- Toi-même, petite sœur!
Il la serra violemment contre lui, comme pour lui communiquer sa propre force, puis déposa sur ses lèvres un baiser plein de tendresse.
Lorsqu'il se sépara d'elle, ses yeux brillaient plus que de coutume.
- Que les dieux te protègent!
- Non, il n'est pas venu jusqu'ici, affirma Sheratt. Ou bien il ne m'a pas prévenu de son passage.
- As-tu mené une enquête auprès des aubergistes de la ville?
- Non! Pourquoi l'aurais-je fait? Palléas nous a expliqué que son père avait décidé de partir, et qu'il n'y avait rien à faire. Il avait abdiqué en faveur de son fils. Selon l'Eytmm, il était devenu un chevalier errant, libre d'aller où bon lui semblait.
Il resta un long moment silencieux. Il ne savait rien. Elle lisait en lui comme dans un livre. Ils étaient tous deux installés au bord du Stino, sur une terrasse. Nelvéa contempla les eaux bouillonnantes de la rivière, laissant son esprit partir à la dérive, éveillant des souvenirs récents. Quelques semaines plus tôt, elle avait bravé la fureur de ce même cours d'eau bien plus haut dans les montagnes, et avait connu l'amour dans les bras d'un homme dont il ne lui restait plus que le souvenir d'un regard brillant, et quelques mots tendres murmurés pendant leur union. Elle frissonna à l'évocation des caresses échangées.
Khaled et Lorik, accroupis dans un recoin de la terrasse, jouaient aux échecs, ce jeu qui avait traversé les millénaires.
Soudain, Sheratt la tira de sa rêverie.
- J'en suis désolé, ma petite Nelvéa, mais je ne peux t'aider. Et pourtant, je le voudrais. J'aime beaucoup ton frère, tu le sais, et il peut compter sur mon dévouement total et inconditionnel. Mais ton père, c'était... c'était mon frère d'armes. Nous avons vécu ensemble tant de choses. Je n'arrive pas à croire qu'il ait disparu.
Il se tut, médita quelques instants, puis ajouta: - Pourtant, quelque chose m'intrigue. Il est parti vers le milieu de l'automne. Mais ce n'est qu'au tout début du printemps que les premières apparitions ont eu lieu.
- J'en ai déjà entendu parler, fit Nelvéa avec une moue de scepticisme.
Des chasseurs ont prétendu l'avoir aperçu.
- Lui, et ta mère aussi.
- Seuls tous les deux, à courir les bois. C'est une histoire invraisemblable.
- Tu sais, lorsqu'il n'existe aucun espoir, on est prêt à avaler n'importe quelle fable. Et notre esprit imagine même les raisons qui vont rendre plausible l'impossible. Alors, pourquoi pas? Ils nous avaient habitués à des phénomènes encore plus étranges. Sonia, la petite Lonnienne qui vit à présent avec moi, m'a conté les exploits accomplis par Dame Solyane là-haut, à Ghandivar. Même après les avoir vus de ses yeux, elle ne parvenait pas à y croire.
- Les Lonniens ne croient qu'à leurs calculs scientifiques. Les pouvoirs que possédait ma mère les ont toujours stupéfaits. PensesLtu que mon père puisse s'être rendu à Veraska?
- La ville des chasseurs? C'est bien possible.
- Alors, je partirai dans cette direction. Celle-là ou une autreLa nuit suivante, Nelvéa éprouva quelques difficultés à trouver le sommeil. Des larmes lui brûlaient les yeux. Son père ne pouvait s'être évanoui ainsi dans la nature. Il lui semblait qu'elle ne le reverrait jamais. Comme s'il n'avait jamais existé.
Elle décida de faire un crochet par Chonorga. Elle avait besoin de revoir la bonne cousine Flora, de se réchauffer le cœur contre sa chaleur maternelle.
- Il faut que je t'avoue quelque chose, ma petite agnelle. Ton père est passé par ici lorsqu'il est parti. Il n'est pas passé par Brastalia.
- Comment ça?
- Je suis la seule à le savoir. Il s'est présenté comme un voyageur égaré. Il dissimulait son visage. Il ne s'est dévoilé qu'à moi seule. Je l'ai fait dormir dans une chambre dont j'ai conservé la clef.
- Mais pourquoi se cachait-il ainsi?
- Il désirait que personne ne le suive. Il m'a dit qu'il ne reviendrait pas, que seul son fils était au courant. Je lui ai demandé: « Où allezvous, seigneur?» Il a répondu: « Là où m'appelle mon destin, Flora!». Il a refusé de m'en dire plus.
- Et par où est-il reparti ensuite?
- Il nous a quittés au petit matin. Il a pris la sente du Mont-auxLoups, celle qui rejoint la piste de Veraska.
- Veraska... le nord-ouest, toujours.
Un embryon de réponse se fit jour dans l'esprit de Nelvéa. Mais c'était tellement ténu, tellement infime.
- Je ne sais pas s'il y a un rapport, ajouta soudain Flora, mais un autre chevalier est passé il y a deux jours. Un individu tout jeune, qui montait un lionorse gris.
- Te souviens-tu de son nom?
- Il ne me l'a pas donné! Il a exigé des vivres, puis il est parti sans demander son reste. Son attitude nous a semblé suspecte. Mais il était hors de question de l'arrêter.
- Comment était-il? Je veux dire, physiquement.
- Beau comme un astre. Plein de charme et de sourire. Avec une chevelure blonde très longue.
- Maaskar?
- Je ne sais pas. Il a pris lui aussi la piste de Veraska.
Nelvéa resta un instant pensive, puis secoua la tête.
- C'est impossible.
- Qu'est-ce qui est impossible? questionna Flora.
- Rien! J'imagine des choses sans queue ni tête. Le passage de Maaskar n'a rien à voir avec celui de mon père, il y a six mois.
- Sans doute!
Pourtant, un malaise mystérieux avait envahi Nelvéa, une gêne obscure qui ne voulait pas s'estomper. Peut-être parce que Maaskar, s'il n'avait eu les cheveux blonds, eût un peu ressemblé à Dorian.