CHAPITRE LII
Peut-être avait-elle quitté la vie...
Il lui semblait marcher sur un chemin semé de braises. Une étrange sensation mélangée de chaud et de froid distillait dans ses muscles des ondes douloureuses, à la limite du supportable. Ses poumons s'emplissaient de flammes, tandis que son corps grelottait sous l'emprise d'une vague de glace venue de nulle part.
De temps à autre, le voile qui lui obscurcissait les yeux s'estompait l'espace d'un instant, et elle découvrait sans le comprendre un univers sombre, fait de roches à nu sur lesquelles jouaient des ombres fantasmogoriques.
Des visages flous, auxquels elle n'aurait su donner un nom, se penchaient sur elle, inquiets, angoissés. Des mains caressaient son corps, mais le moindre contact lui faisait l'effet d'une griffure.
Elle se souvenait, au début de ce calvaire qui durait peut-être depuis l'éternité, d'une vague de souffrance intolérable. Une douleur monstrueuse lui avait broyé les entrailles, tandis qu'au loin, très loin d'elle, une femme hurlait son désespoir en réveillant les échos des roches sombres. Elle n'avait pas compris que ces cris démentiels provenaient d'elle-même.
Dans ce monde où la lumière n'entrait jamais, elle ne savait plus distinguer le jour de la nuit. Plusieurs fois elle éprouva l'envie de tout abandonner, de se laisser glisser dans une torpeur définitive, d'oublier à jamais ce cauchemar insupportable. Mais toujours, une étincelle de haine farouche venait ranimer sa volonté.
Un songe hallucinant venait la hanter. Elle marchait au-devant d'une barrière de flammes, de laquelle s'élevait une énorme sphère lumineuse qui s'enflait, se boursouflait pour en engendrer une autre, plus petite. Mais la nouvelle étoile issue de la première souffrait, se ternissait, pour enfin s'éteindre et disparaître. Alors, sans véritablement comprendre pourquoi, une peine immense l'envahissait.
Nelvéa demeura ainsi pendant plus d'un mois entre la vie et la mort. Khaled et Lorik se relayaient à son chevet, tandis qu'Astrid et Myriam refusaient de quitter la couche où l'on avait installé leur maîtresse.
Lauryanne, désespérée, dormait contre sa mère. Celle-ci ne percevait même pas sa présence.
Les Trogles!
Tel était le nom de ce peuple ignoré qui était intervenu pour leur éviter de tomber aux mains des Gris. Simplement parce qu'ils amenaient avec eux des femmes et des enfants, et aussi parce que les Gris étaient leurs ennemis héréditaires depuis des générations, ils avaient immédiatement pris parti pour ces étrangers à demi morts de faim et de froid égarés sur leur territoire. Surgis comme par miracle sous les yeux éberlués de ceux de Vallensbrùck, ils avaient entraîné ces derniers vers des issues invisibles creusées dans la roche calcaire qui bordait la rivière. Un parti de guerriers s'était opposé à l'envahisseur.
Celui-ci avait voulu riposter, mais les assaillants semblaient omniprésents et invisibles. Les falaises crayeuses étaient leurs complices.
Des trouées noires surgissaient des archers rapides et efficaces, qui disparaissaient aussitôt après avoir tiré leurs flèches meurtrières. Les poursuivants s'étaient écroulés comme des mouches. En quelques instants, ils avaient dû rompre le combat et s'enfuir, abandonnant plus de la moitié des leurs sur le terrain.
Empruntant des chemins secrets, des tunnels sombres prolongés par d'étroites corniches dissimulées par les arbustes accrochés à la paroi rocheuse, les fuyards, guidés par leurs mystérieux sauveteurs, avaient fini par déboucher au milieu d'un village taillé dans le flanc même de la montagne. Des demeures alvéolaires étaient réparties sur trois niveaux, s'étirant sur plusieurs centaines de mètres. Depuis la rivière, nul n'aurait pu deviner quoi que ce fût. Des arbres soigneusement entretenus, des rangées de buissons épineux protégeaient la petite cité des regards curieux. Des chemins usés par des générations de pieds longeaient les cavernes dont beaucoup se fermaient de murs de briques, percés de portes et de fenêtres.
Une effroyable sensation de froid réveilla Nelvéa. Elle ouvrit les yeux. Lauryanne la contemplait, le visage grave. Un vague sourire effleura les lèvres de la fillette, mais il s'effaça presque aussitôt.
- Lauryanne! Tu es là, ma petite fille. Les dieux soient remerciés.
- Je suis là, mère. Ne vous inquiétez de rien.
Lauryanne prit la main de sa mère et la serra avec force. D'autres visages apparurent, parmi lesquels elle reconnut Astrid et Myriam, Khaled, Lorik, Krissy, ainsi que de nouvelles têtes qu'elle n'avait jamais vues.
- Où sommes-nous?
- Dans la vallée de Nyssa, répondit Khaled. C'est le nom que les gens d'ici donnent à la rivière qui se jette dans la Poczla.
- Mais... que s'est-il passé?
- Les Trogles sont venus à notre secours, princesse, dit enfin Astrid d'une voix mal assurée.
Des inconnus surgirent de l'ombre. Des hommes et des femmes vêtus de peaux, des enfants aussi, aux mines curieuses.
Nelvéa éprouvait une effroyable sensation de faiblesse. Elle se laissa aller sur la couche de paille que recouvrait une couverture de laine fatiguée. A son arrivée à Vallensbrùck, elle avait dormi pendant plusieurs semaines, à la frontière de la vie et de la mort. Mais cette fois la cause en était différente. Elle caressa soudain son ventre redevenu plat et un grand froid l'envahit. D'une voix timide, elle demanda: - Mon bébé? Qu'est-il devenu?
Personne n'osait parler. Mais les esprits étaient limpides, les regards chargés de douleur. En une fraction de seconde, une succession d'images inexorables se fit jour en elle. Elle se souvint de son inquiétude le dernier jour de leur fuite désespérée, le silence angoissant qui lui répondait lorsqu'elle touchait son ventre, les douleurs innombrables qui lui avaient broyé les entrailles pendant son délire.
Elle ferma les yeux. L'enfant était mort avant même de se séparer de sa mère. Il n'avait pas supporté leur chevauchée dans le froid et l'humidité.
Khaled s'approcha de la couche et lui prit la main.
- Il faut que tu sois forte, Aïnah Shean. Les dieux donnent, les dieux prennent. Nous ne pouvons aller contre leurs décisions.
Elle n'écoutait pas. Elle ne voulait pas écouter. Ywaïhn, Maaskar, les Gris, l'enfer de Vallensbrùck..., toutes ces horreurs avaient assassiné l'enfant. Il eût survécu si les hordes imbéciles de Hackenmahar n'avaient pas attaqué la petite ville. Un formidable mélange de douleur et de rage l'imprégnèrent, la déchirèrent, et enfin, elle dégorgea sa haine en un hurlement effrayant, semblable au rugissement d'un fauve blessé à mort. Khaled voulut la prendre dans ses bras, mais elle le repoussa avec violence. Puis elle se retourna brusquement, s'écroula sur la couverture et éclata en sanglots.
Elle n'était plus qu'un bloc vibrant de haine. Elle avait tout perdu.
A cause d'une malédiction stupide qu'elle ne parvenait pas à accepter.
Effrayés, ses compagnons ne savaient plus comment l'aborder. A présent que la fièvre était tombée, son corps reprenait le dessus. Mais à l'intérieur, le mal était beaucoup plus profond.
Elle ne parlait plus, refusant même qu'on l'approchât. Seule sa fille Lauryanne trouvait grâce à ses yeux. Souvent, la fillette lui prenait la main sans mot dire et demeurait prostrée de longues heures, roulée en boule contre elle.
Désorientés, les compagnons de Nelvéa erraient dans la petite cité troglodyte comme des âmes en peine. A présent que l'angoisse de leur fuite éperdue s'était estompée, ils prenaient conscience de la disparition de leur monde, cet univers si calme qui avait rythmé leur vie depuis des générations. Leur seigneur était mort, emporté par la tourmente qui s'était soudainement abattue sur eux. Mais sa compagne, la belle Nelvéa, les avait guidés, protégés dans la débâcle. Malgré sa jeunesse, ils la considéraient comme leur suzeraine, leur mère. De la voir si faible, si vulnérable, ils se sentaient tous un peu orphelins.
Parce qu'ils étaient ennemis des Gris, les Trogles les avaient accueillis avec sympathie. C'était un peuple curieux, qui ne parlait pas un mot d'ankos, et dont les contacts avec l'extérieur se réduisaient à de brefs échanges avec les mariniers de la Poczla. Personne ne se risquait jamais dans cette vallée inquiétante dont ils étaient les maîtres incontestés. Ils vivaient de la pêche et de la chasse, ainsi que de quelques moutons et chèvres à demi sauvages qui leur fournissaient du lait. Plus bas en direction de la Poczla, sur les rives élargies, ils cultivaient quelques champs. Mais jamais ils ne s'aventuraient hors de l'enceinte protectrice des falaises dont ils avaient agrandi et aménagé les excavations naturelles, transformées ainsi en de véritables demeures. Des chemins de pierre fortifiés longeaient les casernes, farcis de pièges innombrables. Par endroits, les pas se posant toujours aux mêmes emplacements avaient gravé dans la roche des empreintes profondes.
A l'intérieur des cavernes, de curieuses rigoles taillées dans le sol servaient à évacuer les eaux usées. Les chambres étaient installées à un niveau surélevé, dans les profondeurs même des grottes. Cette disposition permettait de conserver plus longtemps la chaleur qui montait des foyers, et offrait aussi une position en surplomb plus facilement défendable en cas d'agression. Tout ici était conçu en prévision des attaques extérieures. Sans doute ce peuple avait-il eu à souffrir par le passé de nombreuses invasions. Au cœur de la montagne, un fin réseau de galeries à peine assez grandes pour qu'un homme pût s'y glisser parcouraient les falaises. En cas de fuite, elles permettaient aux habitants de s'échapper.
Depuis des millénaires, les Trogles vivaient en autarcie complète, refusant farouchement tout contact avec l'extérieur. Un extérieur qui pour eux signifiait l'esclavage des Gris. Khaled et ses compagnons apprirent qu'il existait ainsi une douzaine de villages trogles répartis le long de la vallée. Ces villages communiquaient entre eux par un ingénieux système de tours de guet. Les guetteurs se transmettaient les messages par des appels de trompe, un langage sifflé, ou encore par des miroirs. Le petit groupe de survivants s'était rapidement intégré à la communauté. Il n'était pas question pour les fuyards de repartir. Ils n'étaient certes pas prisonniers des Trogles, avec lesquels s'étaient noués des liens d'amitié. Mais la neige avait fait son apparition, et toute retraite était coupée. La rivière avait gelé, et l'on pouvait la traverser à cheval. De plus un blizzard féroce s'était mis à souffler bien avant l'époque des fêtes du Solstice, et rendait tout voyage impossible. Khaled ne savait que décider. Où auraient-ils bien pu se rendre? La route du sud, qui passait par les montagnes, était impraticable, et sans doute aux mains des Gris, Quant à descendre vers la Poczla, il fallait l'accord de Nelvéa.
Or, celle-ci semblait se désintéresser de tout. Elle s'enfermait dans un mutisme effrayant, refusant de parler à quiconque, même à sa propre fille. Celle-ci pourtant restait la seule personne à pouvoir l'approcher. Elle se blottissait contre elle, lui communiquant sa chaleur, sa force, son courage. Mais Nelvéa, si elle répondait à sa tendresse, demeurait le plus souvent prostrée au fond de la caverne où on l'avait installée.
Plusieurs mois passèrent ainsi, dans le froid et la glace. Khaled et ses compagnons chassaient avec les Trogles, les aidaient à ramasser le bois de chauffage, à tanner le cuir des bêtes abattues. Le chef du village, un homme d'une cinquantaine d'années taillé comme un ours, avait entrepris d'apprendre leur dialecte à leurs invités. Cela ne présenta guère de difficultés. Les racines du langage trogle comportaient de nombreuses similitudes avec la langue amanite.
Cependant, le temps qui passait n'apportait aucune amélioration à l'état de Nelvéa. Khaled ne savait que faire pour la tirer de sa mélancolie.
Il passait de longues heures à l'observer, recroquevillée sur sa couche de paille. Nul n'osait alors le déranger. Ses yeux d'un gris métallique perdus dans un rêve intérieur ne pouvaient se détacher de la silhouette immobile tandis que ses mâchoires se crispaient. Parfois, il jetait sur le sol ses petits os d'animaux tout secs, ces fétiches qu'il avait rapportés bien des années plus tôt des sables de son Ismalasie natale, et qu'il appelait des krehns. Il les contemplait pendant de longues minutes, tentant de déchiffrer les énigmes divines, quêtant une réponse, puis les rangeait lentement, le visage impénétrable.
Il comprenait parfaitement ce qu'éprouvait Nelvéa et en souffrait pour elle. Sans posséder le shod'l loer, il ressentait de manière presque tangible la haine qui hantait son cœur, et à laquelle se mêlait une obsession effrayante. Sans comprendre pourquoi, il savait qu'elle se rendait responsable de leur malheur. Les krehns étaient formels: une entité malfaisante la poursuivait de sa haine. Les chasseurs de Narushja auraient parlé de la malédiction d'Ywaïhn. Mais derrière elle, il devinait autre chose, une présence encore plus puissante, qu'il ne parvenait pas à définir.
Les jours mornes d'un hiver sans fin se succédaient, sans apporter d'amélioration.
Les Gris n'avaient pas reparu. Sans doute redoutaient-ils de s'aventurer dans le territoire des Trogles. De plus, une expédition guerrière à cette époque eût été irrémédiablement vouée à l'échec. L'Ismalasien sentait que ce n'était que partie remise. Pour une raison incompréhensible, les Cagnats, comme les baptisaient les Trogles, s'étaient juré de les poursuivre et de les massacrer jusqu'au dernier. Ils reviendraient dès que le temps le leur permettrait. Aussi avait-il pris en main l'entraînement de tous les hommes de son petit groupe. Intéressés, les Trogles s'étaient eux aussi intégrés à ces séances de combat.
Un jour enfin, alors que Khaled bavardait avec Hassner, le chef du village, ils virent Nelvéa sortir de la caverne, frileusement enveloppée dans sa cape. Sans un mot elle se dirigea vers l'endroit où l'on avait parqué les chevaux et sella son lionorse. Inquiet, Khaled voulut la rejoindre. Hassner l'arrêta.
- Laisse, mon ami. Cette femme souffre. La haine emplit son cœur.
Mais elle est de la race des seigneurs. Elle survivra. Et elle redressera la tête. Alors, malheur à ses ennemis.
Nelvéa, sans un regard pour les gens du village qui l'observaient avec un mélange de crainte et de curiosité, lança le lionorse au triple galop. C'était la première fois depuis son arrivée parmi les Trogles, plusieurs mois auparavant, qu'elle remontait Fearn. Longeant les berges, elle se dirigea vers les montagnes du sud, espérant peut-être rencontrer un parti de Gris qu'elle aurait anéanti jusqu'au dernier.
Mais la forêt demeurait inexorablement vide. Elle se maudissait de ne pas posséder les pouvoirs de sa mère, Solyane, pour comprendre, arracher ce voile opaque qui lui obscurcissait l'esprit, se mêler à la montagne, la faire sienne pour percer ses mystères. Seul le silence répondait à ses questions muettes.
Il n'y avait plus aucune tendresse en elle. Elle aurait souhaité pouvoir expliquer à ses compagnons qu'elle les aimait toujours, qu'elle était encore avec eux, qu'elle les défendrait jusqu'à la mort, comme c'était le rôle de tout chevalier. Aucun mot ne parvenait à franchir ses lèvres. Si son corps ne conservait aucune cicatrice, au plus profond d'elle-même s'étaient creusées des blessures qui jamais ne se refermeraient.
Tandis que le vent lui griffait la peau, que le froid pénétrait sa cape de cuir, la voix de son père la hantait: « Ne laisse jamais la haine envahir ton cœur. Elle t'abaisserait au niveau de tes ennemis! » Plusieurs fois, elle faillit hurler pour chasser cette vision. La haine était devenue sa seule raison de survivre.
Sa décision était prise. Au printemps, elle descendrait le cours de la Nyssa, joindrait la Poczla, et au-delà, gagnerait la piste de Lodi. Là, elle remettrait Lauryanne à la protection d'une caravane et reviendrait vers Hackenmahar. Elle ne savait pas encore comment elle s'y prendrait, mais elle vengerait Nielsen et son enfant, et tous ceux qui avaient péri lors de l'invasion.
Parvenue dans une clairière que la neige peu à peu avait désertée, elle mit pied à terre et fit quelques pas nerveux. Jamais elle n'abandonnerait.
Son père, trente ans plus tôt, avait bien vaincu un empire à lui seul en tuant l'empereur de Nogafrika. Elle était sa fille. Elle triompherait. Elle n'hésiterait pas pour cela à employer toutes les armes dont la nature l'avait dotée. Elle toucha la poignée de son dayal, caressa la paume ciselée, puis tira le sabre dont la transparence bleutée étincela au soleil pâle qui noyait la forêt. Elle fit quelques mouvements, heureuse de sentir le force de l'arme vibrer au bout de son bras. Elle serra les dents. Elle avait cru, pendant toutes ces années tranquilles passées auprès de Nielsen, que jamais plus elle n'aurait à utiliser son dayal. Mais les esprits mauvais s'étaient une nouvelle fois ligués contre elle. Alors, elle combattrait encore. Du sang coulerait le long du métal étrange, aux reflets de cristal. D'un coup sec, elle trancha le tronc d'un arbuste. Des images revinrent la torturer. Le visage, le sourire de Nielsen, la douceur du petit lac de Vallensbrùck, les veillées au coin de la cheminée, à deviser sur les civilisations disparues, son reflet dans la psyché, où elle caressait tendrement son ventre rond, empli d'un enfant que la guerre avait condamné d'avance...
Elle tomba à genoux.
Le cauchemar qui s'était éloigné d'elle depuis son arrivée à Vallensbrùck, le rêve maudit était revenu la hanter. Chaque nuit, l'angoisse la prenait lorsqu'elle sentait son esprit glisser vers le sommeil, vers ce néant glauque et doucereux, empli d'une extase erotique qu'elle redoutait. Le corps de son amant étranger revenait peser sur le sien, lui communiquant un plaisir effrayant, mêlé à une angoisse sans nom. Lorsqu'il se séparait d'elle, elle tentait de distinguer ses traits, mais toujours le visage inconnu se fondait dans l'ombre, emportant son mystère.
A bout de nerfs, elle s'effondra sur le sol. Le dayal tomba à ses côtés avec un bruit mat, et elle se mit à pleurer comme une enfant. Puis elle leva les yeux vers le soleil timide et se mit à hurler:
- Mais pourquoi? Pourquoi? Qui es-tu? Que veux-tu de moi?
Elle crut qu'elle allait devenir folle. Elle retomba à quatre pattes, ses mains griffèrent le sol, la terre.
La TerreUne fraction de seconde, le voile parut se soulever. Il lui sembla se fondre totalement à la roche, aux arbres, à la clairière qui l'entourait.
Lentement, elle ramassa une pleine poignée de l'humus glacé et l'éleva à hauteur de son visage. Certaines paroles de Flora lui revinrent en mémoire: « C'est la Terre qui me redonne vie et courage.
Elle est notre force, parce que nous sommes nés de sa poussière...
» Un calme étrange s'empara d'elle, tandis qu'elle respirait longuement l'odeur profonde de la forêt. La Terre, la Terre qui ne ment pas, qui ne triche pas!
Elle ferma les yeux, puis appliqua l'humus sur ses joues, son cou, ses vêtements. Une force nouvelle monta peu à peu en elle, irradiant jusqu'à la moindre fibre de sa chair. Si la haine ne l'avait pas quittée, son esprit était plus clair à présent. La forêt n'était pas son ennemie.
Ywaïhn n'existait que dans son imagination. Le mal venait d'ailleurs, d'une ville d'où personne jamais ne revenait. Elle trouverait cette ville, et la détruirait, ainsi que les esprits mauvais qui la hantaient.
Elle se releva, rappela Fearn et retourna vers le village trogle.
Lorsqu'elle apparut, les villageois accoururent vers elle et l'accueillirent avec des cris de joie. Elle leur répondit d'un sourire pâle. Puis elle se dirigea vers Khaled, inquiet.
- Khaled, mon compagnon, cela fait trop longtemps que mon dayal est resté inoccupé. Il faut que tu m'entraînes à nouveau.
L'Ismalasien resta un moment interdit, puis ses lèvres s'étirèrent sur un fin sourire. Jamais personne, homme ou dieu, ne parviendrait à faire baisser la tête à la fille de Dorian de Gwondaleya.
- Je suis là, Aïnah Shean, dès qu'il te plaira.
LIII Durant les semaines suivantes, Nelvéa ne laissa aucun répit au pauvre Khaled, qui pourtant approchait à présent les soixante ans. De l'aube au couchant elle l'entraînait dans des joutes épuisantes, retrouvant sans effort l'art inné du combat qu'elle avait hérité de son père, Dorian. Les Trogles qui avaient vu la jeune femme quasi mourante sur sa litière de paille ne cessaient de s'étonner. Chez eux les femmes savaient se battre, parce que c'était la loi de la vallée, mais aucune ne possédait cette science incomparable. Le chef du village ne cachait pas son admiration.
- Cette femme est plus puissante que tous les guerriers que je connais, disait-il à Khaled, avec lequel il avait noué de solides liens d'amitié.
Mais l'Ismalasien modérait son enthousiasme.
- Tu l'as dit toi-même, compagnon. Elle a souffert, et elle souffre encore. Je crains que cette fureur qui l'habite ne l'entraîne dans des combats inégaux, où elle risque fort de perdre la vie.
- Qui est-elle?
Khaled hésita. Il n'avait pas encore révélé la véritable origine de Nelvéa. Par prudence, il se méfiait de tout et de tous. Mais les Trogles s'étaient montrés amicaux et désintéressés.
- Nelvéa est la fille du comte Dorian de Gwondaleya. C'était un grand seigneur, qui régnait sur l'une des plus puissantes cités du monde amanite. Voici une dizaine d'années, elle a épousé le seigneur Nielsen d'Hoffengart. A l'automne dernier, les Gris ont détruit leur domaine de Vallensbruck. Le seigneur Nielsen est mort en défendant les siens. La princesse Nelvéa a fui, parce qu'elle attendait un enfant.
Le bébé est mort en venant au monde. A présent, elle veut le venger, comme elle veut venger Vallensbruck. C'est pour cela que je crains le pire. Elle est suffisamment inconsciente pour affronter Hackenmahar à elle seule.
- Attaquer Hackenmahar? C'est de la folie. Personne n'est jamais revenu de là-bas!
- Je le sais, compagnon. Je le sais. Mais son père a accompli jadis un exploit similaire. Il s'est attaqué seul à l'empire de Nogafrika.
- C'est impossible!
- Il l'a fait. Il a triomphé en tuant son empreur, Hadran le Maudit.
Elle n'est pas la fille de Dorian de Gwondaleya pour rien.
Parfois, Nelvéa partait pour de longues randonnées solitaires dans la forêt, montée sur son fidèle lionorse. Une métamorphose s'était opérée en elle. La petite guerrière farouche qui recherchait désespérément son père dans les forêts de Skovandre et de Narushja avait fait place à une femme déterminée, rongée par la haine, et décidée à ne jamais s'accorder de repos avant d'avoir anéanti la cité maudite. Elle y laisserait sans doute la vie, mais il n'y aurait pas de compromis possible.
Hackenmahar paierait ses crimes.
Le printemps chassait l'hiver. La Nyssa charriait de monstrueux blocs de glace arrachés aux montagnes proches. Déjà l'air se réchauffait, la sève montait du plus profond des arbres, et le sang des hommes bouillonnait. Des parfums nouveaux emplissaient la brise qui soufflait de la vallée supérieure, là où la rivière n'était encore qu'un torrent furieux.
Souvent Nelvéa demeurait des heures, immobile, à contempler le cours d'eau, appuyée sur la rambarde de bois qui longeait le chemin de roche inférieur.
Nelvéa s'était attachée aux Trogles, peuple étrange farouchement épris d'indépendance, qui lui avait offert un soutien inconditionnel dans l'adversité. Mais ils n'étaient qu'une étape sur sa route.
Un jour, elle vint trouver le chef Hassner et déclara: - Le temps est venu pour moi de repartir. Je veux vous remercier pour le soin que vous avez pris des miens. J'aimerais que certains d'entre eux demeurent avec les vôtres. Je ne désire emmener que Khaled, Lorik, mes deux esclaves Myriam et Astrid, Krissy et sa fille, ainsi que Lauryanne. Je reviendrai chercher les autres lorsque...
j'aurai accompli ma mission.
- Notre village sera honoré de leur présence, princesse. Mais s'il m'est permis, je voudrais vous dire que votre combat est de ceux qui mènent inévitablement à la mon. Hackenmahar est bien trop puissante.
Depuis des siècles elle défie le pouvoir des amanes eux-mêmes.
Si vous le souhaitez, vous pouvez demeurer parmi nous. Notre caverne est la vôtre.
- Les dieux veillent sur vous, Hassner. Mais jamais je ne connaîtrai de repos avant d'avoir vengé tous ceux qui ont péri à Vallensbrùck.
Mon honneur de chevalier s'y refuse.
- Alors, que les divinités de Nyssa vous accompagnent, princesse Nelvéa. Ce que vous voulez faire est juste. Je crois... je crois qu'à votre place je n'agirais pas autrement. Prenez bien soin de vous. J'aurais tant de plaisir à vous revoir.
- Si les dieux le permettent, nous nous reverrons, Hassner. Je rebâtirai Vallensbrùck, et vous y serez conviés, vous et les vôtres.
Escortés par un petit groupe de Trogles, il ne fallut que quelques jours à Nelvéa et ses compagnons pour atteindre le confluent de la Nyssa et de la Poczla, là où les falaises crayeuses s'abaissaient pour se fondre à la plaine immense. Un gué leur permit de passer sur la rive orientale du fleuve. De l'autre côté, abrité dans une anse boisée, ils découvrirent un petit campement de toile où s'érigeaient ça et là quelques baraquements de planches. C'était un poste frontière, où des inconnus au parler rocailleux les accueillirent avec de grands cris de bienvenue. Une foule volubile les entoura rapidement, pour leur proposer une multitude d'objets hétéroclites, couvertures de laine multicolores, outils, bijoux, fourrures, et même quelques esclaves fatigués.
Visiblement, les indigènes connaissaient les Trogles avec lesquels ils entamèrent aussitôt des discussions animées pour troquer leurs marchandises.
Le soir venu, Nelvéa et ses compagnons prirent congé de leurs hôtes. Ceux-ci ne les accompagneraient pas plus loin. Ils redoutaient de quitter la sécurité de leur domaine. S'ils entretenaient des contacts commerciaux avec les peuples de la Poczla, ils redoutaient de s'aventurer hors de leurs montagnes.
Une journée plus tard, Nelvéa et ses compagnons parvenaient en vue d'un petit port. Leur arrivée ne manqua pas d'attirer les curieux.
Hôtebor était une petite bourgade d'à peine un millier d'âmes, dont les habitants vivaient de la pêche, de l'artisanat et du cabotage le long des rives du fleuve. Ignorée de la Religion à cause de son éloignement, la petite cité survivait tant bien que mal, régulièrement harcelée par les attaques des Gris, contre lesquelles elle avait édifié une muraille haute et bien défendue. Nelvéa et ses compagnons n'ayant aucunement l'allure de l'ennemi héréditaire, on les laissa entrer sans trop de difficulté. La jeune femme possédait encore de nombreuses pièces d'or dissimulées dans sa ceinture, et cela facilitait grandement la compréhension des autochtones. On leur offrit la galette de pain et le sel de l'amitié, et on les accueillit dans la plus belle auberge de la ville où ils passèrent la nuit.
Le lendemain, des enfants curieux comme des renards les guidèrent jusqu'au port. Nelvéa devait se faire comprendre par gestes, car personne ne parlait l'ankos. Après une heure de palabres, un capitaine qui baragouinait un curieux sabir accepta de les prendre à son bord.
- Je désire remonter jusqu'à la piste de Lodi, expliqua Nelvéa. Là, je veux trouver une caravane qui puisse emmener ma fille jusqu'à Gwondaleya, où règne mon frère, Palléas.
L'autre leva les bras au ciel.
- Vous beaucoup or. Je prendre risques. Femmes! Femmes et chevaux à bord! Grand danger il y a. Et ce monstre!
Il désignait Fearn, qui le toisait d'un regard énigmatique. Le capitaine secoua la tête.
- Compagnons dire moi fou. Et fou je suis!
- Fou peut-être, mais riche aussi, précisa Nelvéa en comptant devant lui une somme rondelette.
Le marinier saisit vivement une pièce et la mordit d'un air convaincu.
- C'est conclu! dit-il avec un grand sourire.
Le surlendemain, le petit groupe embarquait sur le navire du capitaine Orvaneus. Petit tonneau habillé de cuir et pourvu d'une moustache extravagante, il n'en possédait pas moins une voix de stentor, qui se révéla parfaitement efficace pour abrutir les quelque vingt rameurs esclaves constituant l'un des moyens de locomotion du Lôrenau.
Le vaisseau d'Orvaneus n'était en réalité qu'une barge plate, basse sur l'eau, aménagée pour recevoir deux rangs de galériens. Un moteur à vapeur et un mât à voile carrée complétaient la partie propulsion.
Lorsque le moteur daignait ne pas se mettre en panne, les rameurs se contentaient des fines manœuvres d'amarrage. Mais bien souvent, l'affreux caractère de la machine ou l'éthylisme avancé du mécanicien de bord mettaient à contribution les muscles des malheureux esclaves. Par chance, Nelvéa et ses compagnons abordaient le voyage dans le bon sens, c'est-à-dire le sens du courant.
Bien sûr, le Lôrenau n'avançait pas vite. Mais il avançait. Fearn et les cinq chevaux avaient été logés à l'entrepont, moyennant une somme exorbitante. Quant à Nelvéa et les siens, ils s'entassaient dans les deux cabines, baptisées de « luxe » par Orvaneus, seul équipement destiné aux passagers.
Une douzaine de mariniers aux tenues hétéroclites complétaient l'équipage. Outre Nelvéa et les siens, le navire emportait une bonne vingtaine de personnes, qui avaient trouvé refuge au-dessus des cales, sous la cabine de commandement. C'était pour la plupart des négociants ou artisans de Hôtebor partis faire du cabotage jusqu'à la grande piste du nord.
Depuis longtemps, les montagnes s'étaient fondues à l'horizon. A la hauteur de Hôtebor, le fleuve devenait large et majestueux, comme s'il voulait faire oublier sa folle jeunesse torrentueuse pour offrir aux hommes l'image impériale d'un puissant dieu aquatique. Tout autour, les monts de l'Hercy reculaient, s'assagissaient en collines douces, inondées par un éblouissant soleil printanier. Les rives du fleuve souverain se couvraient de forêts épaisses, où s'ouvraient parfois des étendues plus claires, des prairies bordées de plages ignorées, où venaient boire les animaux.
De loin en loin, au bout d'un ponton vermoulu qui tenait encore par miracle, s'accrochaient quelques bâtisses misérables, cernées de champs minuscules et de prés approximatifs. Des silhouettes noires accouraient au passage du bateau et lançaient des appels sans doute amicaux, mais qui, dans la langue gutturale employée par les indigènes, revêtaient parfois l'aspect d'insultes. La plupart de ces villages de pêcheurs étaient installés sur la rive orientale à cause de la menace que faisaient planer les Gris sur l'autre rive.
Par endroits, le fleuve recevait le renfort de petits affluents serpentant nonchalamment dans la plaine. Des bourgades plus importantes étaient installées sur les pointes extrêmes des confluents, en ces lieux faciles à défendre, et le navire y faisait escale pour la nuit. Des voyageurs débarquaient, d'autres embarquaient tandis que les passagers au long cours profitaient de cette détente pour s'aventurer dans ces petites cités inconnues dont ils ne retiendraient jamais le nom. C'était des moments inestimables où l'on découvrait des gens d'un autre âge, des coutumes différentes, des auberges accueillantes, des paysages nouveaux sur lesquels se couchait un soleil ignoré.
Un autre monde, aux multiples parfums, faits des effluves aquatiques auxquels venaient se mêler les senteurs des champs proches, et les odeurs des échoppes où l'on cuisait le pain, où l'on préparait des plats typiques.
Nelvéa, étonnée par la bonne humeur régnante, oubliait pour un temps sa haine et sa douleur. Elle aimait le soir flâner le long des ruelles commerçantes, pour découvrir des objets insolites, tableaux, statuettes, pièces de drap, vêtements locaux, œuvres d'art inconnues, comme ces dessins gravés sur bois et représentant des scènes divines, ou encore ces meubles fins, incrustés de coquillages de rivière, dont un seul demandait plusieurs années de travail. Les riverains de la Poczla vivaient au rythme du fleuve, et avaient appris de lui la vertu de la patience. Leurs demeures étaient solides, entretenues avec amour.
Parfois pourtant, une profonde nostalgie envahissait la jeune femme lorsqu'elle contemplait la boutique lumineuse d'un souffleur de verre, ou celle d'un sculpteur sur bois. Elle imaginait Nielsen à ses côtés, penché sur les flacons délicatement décorés, sur les statuettes peintes. Le son de sa voix revenait la hanter, et elle devait se mordre les lèvres pour ne pas céder aux larmes. Alors, elle s'appuyait sur le bras de Lorik, qui la suivait comme son ombre, et s'en allait respirer l'air du soir.
La plupart du temps, ces petites villes fluviales étaient organisées en de minuscules républiques dont les plus importantes ne comptaient que quelques milliers d'habitants.
Les journées étaient longues à bord du Lôrenau, et l'inaction pesait souvent à Nelvéa, qui manquait de place pour poursuivre son entraînement guerrier. Alors, en compagnie des siens, elle errait sur le pont, contemplant les rivages sans fin de la plaine immense.
Un jour, alors qu'elle suivait rêveusement les mouvements réguliers creusés par l'étrave, elle fit une curieuse constatation. Elle appela le capitaine Orvaneus.
- A quoi servent ces pointes de métal à l'avant?
Le petit homme se rapprocha, lissa son énorme moustache et la regarda de biais.
- Vous pas connaître silônes?
Nelvéa hocha la tête.
- Je crois qu'on m'en a parlé il y a très longtemps.
Le capitaine prit un air grave.
- Fleuve Poczla royaume des silônes.
- Qui sont les silônes?
Un homme, embarqué la veille au soir, s'approcha, enveloppé dans une vaste cape noire.
- Je peux vous l'expliquer, madame.
- Je vous en serais reconnaissante, messire.
L'inconnu s'installa à ses côtés au bastingage. Ce fut alors que Nelvéa repéra l'insigne d'or brodé sur son épaule.
- Oh pardon, sehad, je n'avais pas vu votre étoile.
En effet, en face d'elle se tenait un amane. Grand et sec, le prêtre semblait parfaitement à l'aise sur le pont du navire. Contrairement à ses pairs, son visage présentait une peau hâlée et burinée, certainement due à ses nombreux voyages. Un fin sourire étira ses lèvres. Nelvéa, émue, lui rendit son sourire. Avec ce prêtre inconnu, c'était un peu de son monde qui lui revenait après la solitude de l'hiver.
- Madame, les dieux seuls savent combien je me réjouis de rencontrer ici une personne qui me donne mon titre.
- Sehad, le plaisir est partagé. Il me semble avoir quitté notre civilisation depuis si longtemps... Dois-je déduire de votre présence que ces lieux sont prêts à recevoir notre religion?
- Ils le sont. Les populations qui bordent la Poczla nous accueillent favorablement. Mais il est encore trop tôt pour les admettre parmi nous. L'intégration est une chose délicate. Le passé de ces pays pèse très lourd. Et puis, le danger représenté par la cité énigmatique Hackenmahar n'est pas à négliger. Cependant, ce fleuve et des habitants méritent que l'on y jette toutes ses forces et sa vie!
Il avait parlé sans élever la voix, cependant, Nelvéa ressentit comme une onde bienfaisante la passion et la volonté qui vibraient en lui. Les yeux bleus du prêtre parcouraient le panorama grandiose avec une sorte d'amour dans les yeux.
- Ces gens ne vivent que par le fleuve, dit-il. Il leur apporte la vie, l'espoir, la distraction. Pourtant, ils ignorent les richesses dont leur sol regorge, de même qu'ils ont oublié quel passé grandiose fut celui de leurs ancêtres.
- Cela a-t-il une si grande importance, sehad?
- Certes non! Le bonheur des hommes n'est pas lié à la fortune, mais à l'harmonie intérieure. Et ces hommes sont heureux.
Plus bas il ajouta: - Du moins ils le seraient sans la menace que font peser les Gris sur leur sécurité. C'est pourquoi ils sont prêts à nous recevoir. Ils attendent de nous aide et protection.
Nelvéa respecta la méditation du prêtre. Celui-ci ressemblait bien peu aux amanes qu'elle avait coutume de rencontrer. En lui vibraient la passion et l'amour. Mais il devait en être ainsi pour ces êtres originaux qui domptaient les contrées inexplorées.
Il se tourna à nouveau vers elle.
- Permettez-moi de me présenter, madame! Je suis le théolamane Olaf Bergsen.
- Le salut des dieux soit sur vous, sehad, je suis la princesse Nelvéa, fille de Dorian et de Solyane de Gwondaleya, épouse du comte Nielsen d'Hoffengart, seigneur de Vallensbrùck.
- Par les dieux... est-il possible? Béni soit le jour de notre rencontre, madame. Je connais votre père de réputation. Jamais je n'aurais imaginé retrouver sa fille ici, sur ce fleuve d'un autre monde.
Nelvéa hésita un instant, puis lui conta ses péripéties. Le prêtre l'écouta avec attention.
- Tout cela est effrayant, madame, dit-il pour conclure. Je ne puis vous apporter que le soutien de mon amitié et de mon affection. Mais votre projet de vous venger Hackenmahar me paraît bien imprudent.
Ne vaudrait-il pas mieux attendre que nos forces soient mieux implantées dans ces pays?
- Votre sollicitude me touche profondément, sehad, mais ma décision est prise. La haine est la seule force qui me raccroche encore à la vie.
- Mais votre fille Lauryanne? Elle aussi a besoin de vous.
Nelvéa s'enferma dans un mutisme sombre. Le prêtre avait raison.
Le visage douloureux, elle reprit: - Ceux de Hackenmahar m'ont fait trop de mal, Sehad. Quant à ma fille, elle est déjà suffisamment résistante pour se défendre seule.
Elle sera en sécurité auprès de mon frère, auprès duquel je veux l'envoyer.
Le prêtre baissa les yeux.
- Si telle est votre décision, je ne peux que la respecter. Et je vous offrirai mon appui sans condition, dans la mesure de mes faibles moyens.
Ils demeurèrent un long moment silencieux, puis Nelvéa dit: - Vous ne m'avez pas expliqué à quoi correspondaient ces pointes, sehad!
- C'est vrai, répondit-il d'un air pensif. Ce sont des katènes. Elles doivent, théoriquement, nous garantir des attaques des silônes.
- Sont-ils si dangereux?
- Hélas! oui! Les katènes ne les arrêtent pas toujours. On ignore ce qui a pu se passer sous les eaux de certains fleuves depuis le Jour du Soleil. Toujours est-il que des monstres impressionnants y sont apparus.
Notamment ces silônes.
- A quoi ressemblent-ils?
- Vous n'allez pas tarder à le savoir! Regardez!
LIV A l'avant du navire, un remous inquiétant se dirigeait vers eux.
C'était comme une vague de fureur d'où coulait un sentiment de haine innommable, une volonté de destruction qui percuta Nelvéa de plein fouet. Elle chancela sous l'impact, puis se ressaisit. Le bouillonnement s'enfla, se précisa et se précipita sur le navire. Un fracas épouvantable fit gémir les superstructures. Un hurlement de frayeur s'éleva des passagers. Le vaisseau fit une légère embardée qui jeta Nelvéa et le prêtre sur la lisse. Olaf Bergsen se redressa et dit: - Voyez, ceci est un silône. Nous allons le voir mieux.
C'était beaucoup dire. Nelvéa écarquilla les yeux, mais n'entrevit qu'une monstrueuse forme noire qui glissait silencieusement sous la surface.
- On dirait un énorme poisson, dit-elle d'une voix inquiète.
- C'est bien un poisson, confirma l'amane. Un silure mutant. Jadis on a parlé de spécimens atteignant parfois les quatre mètres. A présent, on en découvre qui dépassent les dix mètres. Celui-ci est un petit.
- Pourquoi attaquent-ils? Les poissons-chats ne sont pas agressifs de nature.
- Ceux-ci le sont. Ils défendent un territoire. Et puis, ce ne sont plus tout à fait des silures. Ils se sont croisés, par un mystère que nous ne sommes pas parvenus à élucider, avec des brochets.
Nelvéa soupira.
- Moi qui avais envie de me baigner. Cette eau paraissait si engageante.
- Gardez-vous-en bien! Les petits silônes sont légion. Et ils sont aussi dangereux pour les baigneurs que les grands pour les navires.
Notre bateau est considéré comme un intrus. Il va nous charger ainsi jusqu'à ce que nous ayons quitté son domaine. Voilà pourquoi les flancs sont hérissés de katènes.
- Charmante bestiole.
Un nouveau choc ébranla le navire.
- Ces katènes n'ont pas l'air de lui faire grand mal, fit remarquer la jeune femme.
- Ils ont la peau aussi dure que du métal. Même les gonns n'en viennent pas à bout. Les pointes ont seulement pour but de les maintenir à distance.
En effet, le monstre, ébranlé, demeurait à quelques brasses. Sa masse inquiétante, encore agrandie par la réfraction, évoluait nonchalamment aux côtés du bateau dont les passagers s'étaient peureusement réfugiés au centre du pont. Dès la première attaque, les esclaves avaient relevé les rames. Le navire se laissait désormais porter par le courant. Soudain le monstre percuta à nouveau le navire, précipitant tout le monde à terre. Mais les katènes jouèrent parfaitement leur rôle. Lorsqu'il s'éloigna, une traînée de sang s'élargissait à la surface.
- Il est blessé, dit Nelvéa. Leur peau n'est pas si dure que ça.
- Ne vous inquiétez pas pour lui, rétorqua l'amane. Il s'en remettra.
En effet, le silône, ignorant ses blessures, revint une bonne douzaine de fois à l'assaut. Heureusement sans succès. Nelvéa frémit en constatant que certaines katènes, dont les plus grosses dépassaient le diamètre de son bras, avaient été tordues.
Enfin, après une lente dérive, le poisson géant abandonna la chasse et disparut sous les eaux glauques de la Poczla. Il ne resta derrière lui qu'un friselis de vaguelettes qui reflétait le bleu limpide du ciel. Le paysage grandiose demeurait d'une beauté à couper le souffle. Pourtant, Nelvéa éprouvait comme un malaise inexplicable. Elle avait entrevu les yeux du leviathan. Elle savait que c'était une hallucination, mais elle ne pouvait s'empêcher de penser que le monstre était venu avec l'intention de la dévorer. Un frisson la parcourut. La malédiction d'Ywaïhn la poursuivait-elle encore?
Parfois, la navigation se faisait plus mouvementée. Des rochers affleuraient, provoquant des maelstroms dangereux qu'il fallait éviter.
Le navire plat devait alors emprunter un chenal précis qui monopolisait toute l'habileté du capitaine Orvaneus. La passe malmenait les passagers et l'équipage, puis tout redevenait calme. Par endroits, le bateau dut ainsi franchir des dénivellations de plusieurs mètres qui débouchaient sur de vastes étendues qui ressemblaient à des lacs. Les rives reculaient alors très loin vers l'horizon. C'était le royaume des roseaux et des canards sauvages, des marais immenses où le vent coiffait et décoiffait de longues chevelures de plantes aquatiques.
Malgré un soleil radieux, la brise restait fraîche sur le pont du Lôrenau, apportant les effluves parfumés de l'eau.
Le soir, lorque aucun port n'était en vue, le navire jetait l'ancre dans une anse abritée, et l'on bivouaquait à terre, sur la rive orientale.
Les hommes partaient en chasse et des feux de camp rassurants s'élevaient, sur lesquels on faisait griller des poissons ou quelques oiseaux tirés par les archers. Astrid s'était taillé une fameuse réputation avec son arbalète.
Nelvéa aimait ces instants de calme et de douceur lorsque le soir les réunissait sur une rive ignorée, en un lieu oublié du reste du monde. Elle aimait les odeurs des feux mêlés aux senteurs aquatiques, la lumière rasante des couchers de soleil, le mouvement lent et ample des eaux qui coulaient ainsi depuis le matin des temps, insensibles aux misères des hommes. Alors elle oubliait pour quelques instants la haine dévorante qui brûlait ses entrailles et se mettait à rêver.
Lauryanne, silencieuse, lui prenait la main et se blottissait contre elle.
Quelquefois, Nelvéa se disait que ce petit bout de femme était tout ce qui lui restait de Vallensbrùck. Alors, elle se répétait qu'elle devait tout d'abord mettre la fillette en lieu sûr. Il lui tardait d'atteindre la piste de Lodi. Il ne lui serait pas difficile de confier la petite à un groupe de chevaliers d'escorte qui accepteraient de la mener à Gwondaleya.
Khaled l'accompagnerait. Et peut-être ce prêtre, Olaf Bergsen, se joindrait-il à eux?
Mais la piste de Lodi était encore éloignée.
LV Un matin, le temps se modifia totalement. Au soleil triomphant qui les avait accompagnés depuis leur départ d'Hôtebor, deux semaines plus tôt, succédait à présent un ciel tourmenté. Des vents violents descendus du nord balayaient la plaine morne, hurlant sur les étendues désolées. Parfois au loin, une troupe de bovins redevenus sauvages s'enfuyait vers l'horizon, pour gagner le refuge d'un petit bois. Une angoisse diffuse sourdait de l'horizon de plus en plus sombre, qui gagnait insidieusement le coeur de Nelvéa. Une odeur de sang et de combat lui imprégnait parfois les narines, sans raison. Le visage inquiet de Khaled ne la rassurait pas. Assis en tailleur sur le pont, il ne cessait de jeter ses krehns en serrant les mâchoires. Il n'aimait pas ce que racontaient les os sacrés.
La Poczla s'était à nouveau rétrécie, et le navire évoluait sur des flots tumultueux qui le menèrent rapidement au cœur d'un décor stupéfiant.
Sur les deux rives, et à perte de vue, la plaine n'était plus qu'un désert poudreux, hérissé de squelettes tordus et noircis.
- Qu'est-ce que cela signifie? demanda Nelvéa au prêtre qui lui tenait compagnie.
- Il y a encore quelques mois s'élevait ici une forêt superbe, expliqua-t-il.
Nous venons de pénétrer sur le territoire des Pocznans. Mais la frontière entre leur domaine et celui des Gris n'est pas clairement définie. Le fleuve pourrait marquer la limite des royaumes, mais chacun revendique la rive de l'autre. Aussi les affrontements sont-ils plus fréquents qu'ailleurs. D'autant plus que les Pocznans sont les seuls adversaires que les Gris redoutent vraiment. Alors, durant le dernier été, ceux de Hackenmahar ont profité de la sécheresse qui sévissait pour incendier la forêt. Ce fut un désastre. Les Pocznans furent obligés de fuir vers leurs montagnes, en abandonnant le fleuve. Mais cela ne les empêche pas de revenir hanter ces lieux. Ne vous fiez pas au calme apparent des rives. Peut-être sont-ils là, cachés quelque pan.
Intriguée, Nelvéa scruta le paysage incendié. La désolation de la forêt de squelettes calcinés l'imprégna, réveillant en elle des souvenirs récents, que la beauté du fleuve lui avait fait oublier. Ce crime était encore l'œuvre des Gris. Une sympathie spontanée la porta vers les Pocznans dont elle épousa presque inconsciemment la cause. Ils étaient eux aussi des ennemis de Hackenmahar.
Mais contrairement à ce qu'avait redouté l'amane, les chasseurs pocznans n'apparurent pas. Sans doute la tempête qui se déclencha enfin vers le milieu de la journée n'y était-elle pas étrangère. Une nuit singulière s'était abattue sur le fleuve dont les eaux avaient pris une inquiétante teinte noirâtre. Malmenée par les vents et les flots bouillonnants, la carcasse du navire gémissait et craquait. Les passagers, frileusement regroupés au milieu du pont, hurlaient leur épouvante, s'agrippaient à ce qu'ils pouvaient, projetés parfois lourdement à terre sous une embardée violente. Une pluie torrentielle se mêla soudain à la folie ambiante, détrempant tout sur son passage. Des trombes d'eau puissantes crépitaient sur le navire, ballotté au gré des éléments, tandis que les esclaves, vigoureusement houspillés par le capitaine Orvaneus, tentaient de maintenir le bateau hors des zones dangereuses des récifs. Mais un autre danger les guettait. Un homme d'équipage, occupé à arrimer solidement une voile, poussa tout à coup un cri perçant.
- Les silônes!
Ce furent ses dernières paroles. Un choc inouï branla la coque, suivi d'un craquement sinistre. L'homme, en équilibre sur la proue, bascula à l'eau et poussa un épouvantable hurlement de détresse.
L'instant d'après, un terrible bouillonnement se referma sur lui, tandis que les flots tumultueux se teintaient d'écarlate à l'endroit où il avait disparu.
Alors commença un long calvaire. Cette fois, les monstres qui attaquaient le navire étaient d'une taille supérieure à ceux qu'ils avaient déjà affrontés. Le plus grand d'entre eux devait dépasser les dix mètres, à ce que put en juger Nelvéa qui l'aperçut, alors qu'il effectuait un bond majestueux hors de l'eau. Un énorme poisson d'un noir de jais, aux yeux froids, glacés, sans âme. Malgré les chocs incessants, elle parvint à se saisir de son gonn, et ajusta les formes sombres qui glissaient sous les flots rugissants. Au jugé, elle tira. Mais le prêtre se glissa jusqu'à elle et lui déclara, hurlant pour se faire entendre: - C'est inutile, princesse. Vous ne pourriez les tuer qu'en leur crevant les yeux, et encore, à condition d'atteindre le cerveau. Ne gaspillez pas vos balles, nous en aurons peut-être besoin plus loin.
- Si nous parvenons à nous échapper de cet enfer, lui rétorquat-elle.
Nul n'aurait su dire combien de temps dura ce combat titanesque contre les monstres et les éléments. Plusieurs heures sans doute. La tempête semblait ne vouloir jamais finir.
Enfin, peut-être vers le milieu de l'après-midi, les attaques des silènes s'espacèrent, et les flots du fleuve emportèrent le Lôrenau vers un bras plus calme. La pluie ne cessa pas, mais se transforma en une bruine pénétrante et glaciale, qui s'infiltrait partout, jusque sous les vêtements. Ceux-ci de toute façon ne protégeaient plus personne depuis longtemps.
Le capitaine Orvaneus, désespéré, arpentait son navire en tous sens, inspectant les dégâts.
- Tout pas bon, gémissait-il. Silènes ont détruit katènes. Il y a voies d'eau dans les cales. Nous devoir aborder. Réparer.
Il eût été plus prudent de se diriger vers la rive orientale. Mais un courant insidieux les poussait vers l'opposé. Soudain, un craquement d'apocalypse fit résonner les poitrines, tandis qu'un nouveau choc projetait tout le monde à terre.
- Nous sommes échoués, hurla Lorik aux côtés de Nelvéa.
Il n'y avait rien d'autre à faire que de tenter de regagner la rive, distante seulement de quelques brasses. Si toutefois les silônes leur en laissaient l'occasion. Mais les fonds étaient trop hauts à cet endroit pour permettre le passage à l'un des monstres qu'ils avaient rencontrés plus tôt.
Deux heures plus tard, ils avaient tous pris pied sur la rive.
L'incendie de l'été passé avait épargné quelques centaines de mètres de forêt à l'endroit où ils avaient échoué. Cependant, à peine plus loin vers l'intérieur des terres, l'étendue de cendre et de mort reprenait ses droits. Il faudrait plusieurs années avant que la nautre ne fît oublier le drame.
Tant bien que mal, on prépara un bivouac pour la nuit. Des tours de garde furent organisés, en prévision d'une attaque possible. Profitant de la protection relative de la forêt épargnée, on alluma des feux timides, grâce à du bois à peu près sec emporté des cales, et amené à terre avec les canots de sauvetage.
Le capitaine Orvaneus ne cessait de se plaindre. Son navire était hors d'usage. Il faudrait de longues journées avant de pouvoir le remettre à flot, à condition encore de le dégager de l'écueil sur lequel il s'était empalé.
Les montures avaient également été amenées à terre. L'humeur sombre, Nelvéa envisageait sérieusement de poursuivre la route à pied en longeant le fleuve. S'ils restaient ici, ils seraient rapidement repérés par les Gris. Or, il ne fallait pas que Lauryanne tombât entre leurs mains. Astrid et Myriam avaient enveloppé la fillette dans une grande couverture relativement sèche, et lui communiquaient leur chaleur.
Nelvéa et Khaled montèrent le premier tour de garde jusqu'à une heure avancée de la nuit. La jeune femme ne disait mot. Elle ne pouvait s'empêcher d'associer le naufrage à la malédiction d'Ywaïhn.
Mais elle préférait se dire qu'ils n'avaient pas eu de chance. Si encore ils s'étaient échoués sur l'autre rive.
Les Gris! Les chiens de garde de Hackenmahar! Ainsi les nommait-on à cause de leurs uniformes couleur de cendre. Une couleur qui se noyait si bien dans le décor dantesque qui s'étendait au-delà de l'oasis de la forêt rescapée.
Ce fut sans doute pour cette raison que les guetteurs qui avaient remplacé Nelvéa et Khaled vers le milieu de la nuit ne les aperçurent pas.
Nelvéa, roulée en boule dans sa cape humide, fut réveillée par un hurlement de terreur. Instantanément, elle fut debout. L'aube était là, angoissante, faite encore de cette demi-nuit trompeuse qui supprime les distances. Elle dégaina son dayal et saisit son gonn de l'autre main.
- Va te cacher quelque part, enjoignit-elle à sa fille. Ils sont là.
LVI Une douleur lancinante allait et venait dans son dos, comme si une main d'acier tentait de lui broyer les reins. Elle aurait voulu bouger, se défaire de la gangue de plomb que l'on avait coulée autour d'elle.
Un bourdonnement vrillait ses tempes, tandis qu'une plainte monotone lui labourait les sens.
Elle parvint à ouvrir les yeux, avala sa salive. Une ombre gigantesque se profilait au-dessus d'elle. Elle eut un bref mouvement de recul, puis reconnut Khaled. Elle soupira, soulagée.
- Où sommes-nous?
- Aucune idée, Aïnah Shean.
Elle se redressa, le corps douloureux. Le bourdonnement se précisa.
A ses côtés, des gens chuchotaient, effrayés. Elle reconnut rapidement le capitaine Orvaneus, Lorik, Astrid et Myriam qui dormaient encore, les corps jetés l'un par-dessus l'autre. Une bonne partie des passagers étaient là également, dans un état d'abrutissement total.
Leurs yeux inquiets surveillaient un autre groupe d'individus, à l'écart, qui s'affairait autour de feux de camp.
Les Gris!
Les souvenirs affluèrent à son esprit. Elle revit le combat, les naufragés surpris dans leur sommeil, assaillis par une horde nombreuse et décidée, qui combattait avec férocité, sans souci de sa propre sauvegarde.
Nelvéa avait bondi sur Fearn et avait chargé. Elle avait dû abattre une bonne douzaine de guerriers avant qu'une grappe humaine ne parvînt à la faire chuter de son lionorse. Il lui revenait encore le corps à corps sauvage qui l'avait opposée à ses agresseurs.
Elle ne conservait un goût de sang dans l'arrière-gorge. Désarmée, elle avait encore dû mordre ses ennemis avant de recevoir sur la tête un coup qui l'avait assommée pour le compte. Ensuite, tout s'était estompé dans un néant douloureux, jusqu'à ce réveil dans cette clairière où la quasi-totalité des passagers et des hommes d'équipage avait été rassemblée. On avait mis à part les esclaves spoliés que l'on n'avait même pas pris la peine d'attacher. Ils ne risquaient pas de s'enfuir.
Affolée, Nelvéa chercha sa fille des yeux.
- Lauryanne! Où est-elle?
- Je ne sais pas, Aïnah Shean. Elle n'est pas avec nous.
- Que lui est-il arrivé?
- Peut-être est-elle parvenue à fuir...
- Fuir? Mais ce n'est pas possible. Où aura-t-elle pu aller? Lauryanne...
Elle s'écroula en sanglotant dans les bras de l'Ismalasien.
- Ma petite fille! Que va-t-elle devenir? Ce lieu est perdu à l'écart de toute civilisation. Les Gris finiront par la retrouver. Ou alors, elle va être dévorée par les fauves.
Elle attrapa Khaled par le revers de sa veste.
- Tu ne... tu ne penses pas qu'elle a pu être... tuée?
Il secoua la tête.
- Calme-toi! Si c'était le cas, tu le saurais! Plusieurs d'entre nous ont été tués. Des hommes d'équipage, et des passagers. Je pense que quelques-uns sont parvenus à s'enfuir. Regarde! Le prêtre n'est pas là. Krissy et sa fille non plus.
Nelvéa se détendit un peu. Si Lauryanne était sous la protection de l'amane et de Krissy, tout n'était peut-être pas perdu.
Mais un rapide sondage de l'esprit de Khaled tempéra brusquement son espoir insensé. Il n'avait pas vu les corps des absents. Et il avait clairement aperçu un parti de Gris se lancer à la poursuite de fuyards. Dès qu'ils auraient franchi la couverture de la forêt, ceux-ci, à découvert au milieu de la plaine dévastée par l'incendie, seraient plus facilement repérables.
- Et Fearn? murmura-t-elle.
L'Ismalasien évita son regard.
- Je... je ne sais pas, Aïnah Shean.
- Si! Tu as vu!
Elle n'osa pas le faire parler plus avant. Dans son esprit grand ouvert, elle lisait la fin du malheureux lionorse, blessé à mort par les Gris. Khaled l'avait vu s'écrouler en éventrant un guerrier dans un dernier effort. Les Gris possédaient des gonns et s'en étaient servis.
Nelvéa, dans un effort surhumain, étouffa ses sanglots. Elle avait cru peu à peu, le long de cette traversée, qu'elle parviendrait à oublier l'horreur de la destruction de Vallensbruck. Mais une fois de plus, le sort s'était acharné contre elle. Elle avait tout perdu à présent.
Nielsen, le fils qu'elle avait porté de lui, et qui était mort avant même de voir le jour. A présent, le destin lui avait arraché sa fille. Même si elle était encore vivante, les dieux seuls savaient ce qu'elle allait devenir dans ce monde hostile. Esclave des Pocznans, ou bien capturée bientôt par une autre horde de Gris, si ce n'était déjà fait...
Et Fearn, son fidèle lionorse, qui avait lutté jusqu'à la mort pour la défendre, elle, sa maîtresse, sa compagne de tous les instants.
Elle n'avait plus de larmes. Elle n'en aurait plus jamais. Elle avait trop souffert. Elle serra les dents à les briser. Une fureur indescriptible coulait en elle, en un flot presque tangible. Ses yeux avaient pris une teinte plus sombre. Elle regarda en direction des Gris qui semblaient peu se soucier d'eux et cracha dans leur direction. Elle aurait voulu hurler, dégorger la lave brûlante qui lui rongeait les entrailles.
Mais elle se retint. Le moment n'était pas encore venu.
Astrid et Myriam, qui avaient été elles aussi assommées, se réveillèrent et rampèrent jusqu'à elle en silence. Elles n'avaient nul besoin d'explications pour comprendre.
Ce fut seulement à ce moment qu'elle remarqua l'étrange collier métallique que chacun d'entre eux portait autour du cou, un collier fait de spires régulières dont le diamètre n'atteignait pas deux centimètres.
- Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-elle à Khaled.
- Tu ne vas pas tarder à l'apprendre, répliqua-t-il. Reste calme, Aïnah Shean. Il est inutile de nous faire remarquer.
Elle discerna chez son compagnon des sentiments qu'elle ne lui connaissait pas, resurgis de souvenirs anciens. Plus de trente ans auparavant, il avait déjà été prisonnier. Il avait déjà vécu l'angoisse de l'incertitude, cette crainte du sort, de la mort qui pouvait frapper sur un simple caprice du vainqueur. Par chance, le comte Dorian l'avait libéré. Mais la prudence et la sagesse recommandaient de se tenir tranquille.
Au milieu des Gris, dont la ressemblance avec les ferroskos était indéniable, Nelvéa distingua une vingta^e d'individus qui paraissaient les diriger.
- Ce sont leurs capitaines, expliqua Khaled. Ils n'ont pas participé au combat. Ils se contentaient de leur hurler des ordres de loin...
C'était des hommes vêtus d'uniformes douteux, au visage hirsute, et à la barbe dépenaillée. Ils bavardaient entre eux. De temps en temps, des éclats de rire tonitruants jaillissaient de leur groupe. Les Gris aux visages mornes n'y prêtaient aucune attention. Non loin de là, des chevaux paissaient tranquillement.
- Nous avons marché toute la journée, raconta Khaled. Je t'ai portée une bonne partie du chemin. Lorik a soutenu Myriam et Astrid.
A présent, le soir était tombé. Seul un souvenir de soleil illuminait le ciel vers l'ouest, tandis qu'un lourd manteau de nuages bas s'appesantissait sur eux. Nelvéa resserra autour d'elle les débris de sa cape déchiquetée et frissonna. Le printemps était encore jeune, et l'air glacial.
Les mâchoires cripées, elle tendit son esprit vers le groupe des capitaines qui s'étaient mis à boire à grandes lampées une espèce d'alcool contenu dans de grands flacons de terre qu'ils buvaient à la régalade.
Apparemment indifférents à leurs prisonniers, ils discutaient fort, riaient, et mordaient à belles dents dans des morceaux de viande que l'un d'entre eux découpait dans les cuissots d'un chevreuil rôtissant sur le feu de camp. De son rapide investissement mental, Nelvéa déduisit que ses compagnons et elle-même allaient être emmenés jusqu'à Hackenmahar pour y être vendus comme esclaves.
Esclave! Le mot la heurta de plein fouet. Allait-on la spolier?
C'était inconcevable. Puis un regard sur les guerriers mornes, aux yeux vides, lui glaça l'échiné. Ces chiens étaient capables de tout.
- Je les tuerai, grinça-t-elle. Je les pulvériserai!
- Ne bouge pas! intervint Khaled.
- Pourquoi? Mes membres ne sont pas entravés! Regarde!
- Et alors? Cela ne t'étonne pas? N'oublie pas non plus qu'ils t'ont pris ton arme!
Bien sûr, il avait raison. Son dayal, ses styls et son poignard avaient disparu. Quant à ses gonns...
- Ils se sont partagé nos armes, dit encore Khaled. Comme tout ce qu'ils ont pu nous voler. C'est normal. C'est la loi du plus fort.
- Les chiens puants!
Elle voulut se lever. L'Ismalasien la retint.
- Prends patience, Aïnah Shean. Il est un temps pour tout. Étudie ton ennemi avant de l'affronter.
- Mais nous ne sommes pas ligotés. Nous pourrions profiter de la nuit pour tenter de fuir.
- N'oublie pas ton collier!
- Le collier? Pourquoi le collier? A quoi sert-il?
- Tais-toi! Ils viennent vers nous.
LVII Non loin d'eux, le capitaine Orvaneus reprenait ses esprits. Il grogna, cracha et regarda autour de lui d'un air ahuri. Puis la mémoire lui revint et il considéra la situation d'un œil furieux. Il ignorait que deux de ses hommes l'avaient porté durant le trajet qui les avait menés jusqu'à cette clairière décimée par le feu. Sans doute s'imaginait-il encore à proximité du fleuve. Il grommela, puis se leva et apostropha les Gris qui venaient à lui dans sa langue gutturale. La réaction ne se fit pas attendre. Une sorte de cylindre noir apparut dans la main de l'un des guerriers, sans doute le chef de la petite armée.
L'homme le dirigea vers le capitaine qui s'immobilisa au milieu de ses vociférations et porta les mains à son cou comme s'il étouffait. Il tenta en vain d'arracher le collier, puis s'écroula sur le sol en gémissant.
- Voilà à quoi ils servent, expliqua Khaled d'un ton morne.
Lorsqu'ils me l'ont passé, je me suis débattu. Je n'ai pu résister longtemps.
Je ne sais pas comment il agit, mais il diffuse dans tous tes muscles une douleur à peine soutenable. Voilà pourquoi ils ne nous ont pas enchaînés.
Le Gris s'approcha d'Orvaneus et lui décocha un violent coup de pied dans le ventre en hurlant un ordre. Bien que les paroles restassent incompréhensibles, Nelvéa discerna l'idée à flçur d'esprit.
- Il veut qu'on le ramène parmi nous, dit-elle.
Elle se leva, aussitôt suivie par Lorik et l'Ismalasien. Sans quitter le Gris des yeux, elle saisit le capitaine par les pieds tandis que ses compagnons l'attrapaient par les bras. Le Gris les suivit sans un mot tandis qu'ils installaient leur compagnon contre le tronc d'un arbre calciné.
Se plantant devant le groupe d'esclaves, l'autre se mit à vociférer dans sa langue inconnue. Il leur expliqua qu'ils étaient tous prisonniers - mais cela ils l'avaient déjà remarqué -, et que toute fuite était impossible grâce aux colliers. De plus, toute tentative d'évasion serait punie de mort.
Après une nuit passée sur le sol couvert de boue et de cendre, la colonne se mit en marche en direction de l'ouest. Dans l'air flottait'un écœurant relent de brûlé qui imprégnait les poumons et les vêtements.
Nelvéa songeait que sa vie était à l'image de cette plaine morne et désolée. Pourtant, ça et là survivaient quelques étendues d'herbes et de buissons sauvages qui avaient défié l'incendie. Alors, serrant les dents, elle fixait les plantes tenaces comme si elles symbolisaient un espoir qui refusait de mourir en elle.
- Est-ce que nous allons loin? demanda-t-elle à l'homme qui semblait être le chef de la troupe.
Elle n'espérait pas vraiment être comprise. Ces gens ne parlaient sans doute pas l'ankos. L'homme hurla un mot qui lui intimait le silence et dirigea vers elle son espèce de cylindre noir. Aussitôt, une vague de douleur irradia les muscles de la jeune femme. Elle trébucha et gémit sous l'impact. Khaled la soutint en jetant un regard chargé de haine au gris.
- Prends patience, Aïnah Shean! Nous ne pourrons agir tant que nous porterons ces maudits anneaux.
Elle ne répondit pas et se remit en marche comme un automate.
Khaled avait raison. Les colliers les maintenaient à la merci de l'ennemi.
Suivant les conseils de son compagnon, elle avait étouffé sa colère et suivait docilement ses compagnons. La marche était pénible, et leurs vêtements commençaient à se transformer en lambeaux. Le soir, c'était à peine si les Gris leur donnaient de la nourriture. Ils leur servaient une infâme mixture dans une grande marmite, et chacun se servait avec ses doigts. Au début, certains refusèrent de se nourrir de cette manière, mais la faim eut raison de leurs réticences, et les récalcitrants furent bien obligés de céder devant les exigences de leur estomac.
Le troisième jour, la forêt brûlée fit place à un paysage accidenté, couvert de rocaille battue par les vents, à la végétation rase, composée de lichens, d'arbustes chétifs et de buissons rampants. Des espèces que Nelvéa n'avait jamais rencontrées auparavant.
Un matin, ils durent affronter l'attaque d'une horde de doriers, ces fauves qui rappelaient des tigres géants. Aussitôt, les capitaines gris ordonnèrent à quatre de leurs guerriers spoliés d'affronter l'un des monstres à l'arme blanche. Les esclaves obéirent sans sourciller. Il s'ensuivit un épouvantable massacre. Pas un des malheureux ne survécut. Enfin, les chefs se décidèrent, avec de grands rires, à tirer sur le fauve. Celui-ci s'échappa néanmoins en emportant l'une de ses victimes dans son énorme gueule. Puis l'un des capitaines se tourna vers les prisonniers et déclara:
- Voyez comme vous deviendrez d'ici quelques jours! Il nous faudra remplacer ces imbéciles qui ne savent pas se battre contre les grands tigres.
Lentement, à force de sondages mentaux, Nelvéa étudiait l'ennemi.
Les Gris étaient des êtres frustes, à l'intelligence limitée, dont la seule vocation était de capturer des prisonniers pour Hackenmahar. Les capitaines, au nombre d'une vingtaine, dirigeaient sans ménagement une petite armée d'une centaine de soldats spoliés, qui leur obéissaient sans comprendre, avec un aveuglement effrayant. Sur un simple caprice de leurs maîtres, ils auraient massacré les prisonniers sans hésitation.
Pourtant, dans l'esprit des chefs eux-mêmes, Hackenmahar demeurait une cité mythique, dans laquelle ils ne semblaient pas avoir le droit de pénétrer. Entre eux, ils se nommaient les Hungards.
En fait, leur rôle était celui de chiens de garde féroces, qui surveillaient les abords de la cité inconnue. Ils ne capturaient des esclaves que pour les revendre aux citadins qui en faisaient apparemment une grosse consommation. Pour les Gris, leurs prisonniers n'étaient pas vraiment des êtres humains, même s'ils en avaient l'apparence. Ils redoutaient plus que tout les Bakans Gahrs, les gardes aux uniformes noirs, véritables maîtres de la ville. Curieusement, aussi, elle comprit qu'ils avaient pour tâche de rattraper toute personne qui aurait tenté de s'échapper de Hackenmahar, et de la ramener sous bonne escorte pour être transformée à son tour en esclave. Les habitants de Hackenmahar n'étaient-ils pas libres, eux non plus?
Cela pouvait constituer un point intéressant. Mais comment l'expliquer?
Quelquefois, ils évoquaient, avec crainte et respect, les Kaïsords, sortes de dieux qui dirigeaient la ville, et qu'aucun d'entre eux n'avait jamais vus.
Et les jours succédaient aux jours, monotones, rythmés par la marche pénible, lente, douloureuse. Les pieds nus s'écorchaient sur la pierraille, la pluie fine et insidieuse s'infiltrait sous ce qui restait des vêtements. Entravés par une longue chaîne à laquelle on les^ avait tous reliés, les prisonniers ne pouvaient guère envisager de s'échapper.
Plusieurs fois, lors du bivouac du soir, Nelvéa avait tenté d'arracher son collier. Mais le métal ne présentait aucune discontinuité.
Elle ne comprenait pas comment on avait pu le lui passer au cou.
Le paysage avait encore changé. Une forêt immense avait remplacé la pleine rocailleuse et couverte d'arbustes. Ils franchirent ainsi une succession de collines, de ravines, de clairières, de cours d'eau, se rapprochant inexorablement de la cité mystérieuse. De temps à autre, ils apercevaient les ruines d'un petit village, abandonné sans douté depuis des siècles. Les habitants avaient-ils tous été transformés en esclaves? Ou bien avaient-ils rejoint la ville? Hormis les Gris, personne ne semblait vivre dans ce pays pourtant fertile.
Les rangs des prisonniers s'étaient clairsemés. Deux femmes âgées avaient été sacrifiées sans pitié parce qu'elles ne parvenaient pas à suivre la colonne. Une nuit, un homme avait tenté de s'échapper malgré son collier de métal. Les guerriers-esclaves s'étaient aussitôt mis en chasse sur l'ordre de leurs maîtres et avaient poursuivi le malheureux dont ils avaient ramené le cadavre affreusement mutilé.
Une femme enceinte avait été autorisée à voyager sur un cheval, afin de soulager ses douleurs. Nelvéa avait surpris chez certains de ses compagnons d'infortune quelques pensées sympathisantes. Les Gris n'étaient pas tout à fait des brutes, puisqu'ils avaient pensé à protéger la jeune femme. Mais elle n'ignorait pas pourquoi ceux-ci agissaient ainsi. Une femme enceinte se revendrait plus cher aux portes de Hackenmahar.
Pour les autres, hommes, femmes ou enfants, ils étaient sans pitié.
Il fallait marcher, marcher sans fin, jusqu'à l'abrutissement, au rythme imposé par les chevaux des capitaines. Alors, au soir, on attendait avec impatience l'infect brouet sur lequel on se jetait avec voracité. Il n'y avait rien d'autre. Un jour, enfin, Nelvéa comprit au travers des paroles de leurs tortionnaires qu'ils atteindraient Hackhenmahar le lendemain. La gorge brûlante, les pieds en sang, les prisonniers exténués se laissèrent tomber sur le sol, n'ayant même pas la force de protester. A présent, même la haine avait disparu.
Seule Nelvéa sentait encore brûler en elle une rage sombre et meurtrière, qui jamais ne s'éteindrait. Elle ne savait pas encore comment, mais elle détruirait cette cité maudite et ces sauvages. Elle lutta avec férocité contre l'incoercible envie de dormir qui la tenait pour continuer d'étudier leurs tortionnaires, pour en apprendre plus sur eux et sur leurs maîtres.
On leur apporta de l'eau, qu'ils burent avec avidité.
Les Gris firent allumer un feu par leurs esclaves, puis se mirent en devoir de dépecer les animaux qu'ils avaient abattus dans la journée.
Bientôt, un chevreuil et un marcassin rôtissaient sur de longues broches, distillant un fumet appétissant. Les prisonniers contemplaient le spectacle avec des yeux fiévreux.
Cependant, les Gris n'avaient aucunement l'intention de partager avec leurs prisonniers, ni même avec leurs soldats spoliés. Ceux-ci devaient se contenter des lapins et des rats abattus dans la journée, qu'ils ne prenaient même pas la peine de cuire.
Sans doute pour fêter la vente à venir, les capitaines arrosèrent les viandes d'un alcool qu'ils avaient conservé pour la circonstance. Et, au fur et à mesure que le temps passait, leur démarche se faisait plus incertaine. Ils braillaient à qui mieux mieux, entonnaient des chansons grossières dans leur langue que seule Nelvéa comprenait.
Soudain, l'un d'eux s'approcha des prisonniers. Nelvéa, qui était occupée à soigner la jeune femme enceinte, se redressa et l'apostropha: - Qu'est-ce que tu veux, toi?
L'autre grogna quelques mots qui signifiaient qu'elle avait intérêt à se taire et à se rasseoir. Si jamais elle tentait de s'échapper, il la ferait dévorer vivante par les esclaves.
- Et comment veux-tu que je fasse pour m'échapper, face de singe? riposta-t-elle.
IL grommela d'une voix pâteuse. Ses pensées étaient limpides pour la jeune femme.
- Oui, je peux te comprendre, affirma-t-elle. Mais toi, tu en es parfaitement incapable! A présent, fiche le camp. Ta vue et ton odeur me donnent envie de vomir.
L'autre n'avait pas son cylindre sur lui. Il leva la main pour la frapper, mais le regard vert qu'elle braqua sur lui le fit hésiter. Dans les prunelles d'émeraude se reflétaient les flammes du feu de camp. La beauté sauvage de la fille était peut-être celle d'une divinité de la forêt. Contrairement aux autres, malgré le kark, le collier, elle ne le redoutait pas. Il rabaissa son bras et l'agonit d'injures.
- Chienne! Bâtarde! Putain!...
Il allait partir, pas très content de lui, lorsque trois de ses compagnons le rejoignirent. Ils titubaient sous l'effet de la boisson. L'un d'eux décocha au premier des mots qui déclenchèrent l'hilarité des deux autres. Nelvéa comprit sans peine leurs intentions. Elle traduisit pour les prisonniers, et pour Astrid et Myriam particulièrement.
- Ils estiment qu'ils ont le droit de profiter un peu des femmes avant de les vendre. Ils se moquent de celui-là parce qu'ils pensent qu'il serait incapable... de... tirer son coup...
Les rires redoublèrent. D'autres vulgarités fusèrent. Une sueur froide coula le long de l'épine dorsale de la jeune femme.
- Par les dieux, ils ne vont pas...
Le chef des Gris considéra les captives avec intérêt. Puis il lança quelques paroles, auxquelles les autres répondirent avec enthousiasme.
- Si nous les engrossons, elles vaudront plus cher sur le marché, s'esclaffa un énorme barbu qui tenait à peine debout.
- Moi, je prendrai celle-là, dit un autre en désignant Myriam. Avec ce que je vais lui faire, elle n'arrivera pas seule à Hackenmahar.
Puis il se tordit de rire en se tenant le ventre.
Par chance, les compagnes de Nelvéa ne comprenaient pas. Elle se sentit faiblir. Que pourrait-elle faire contre cette horde de braillards avinés qui pouvaient les réduire à merci simplement en utilisant leurs colliers?
Les Gris, la mine gourmande, examinèrent les femmes. L'un d'eux désigna Nelvéa.
- C'est elle que je veux.
Aussitôt, le chef intervint.
- A ton goût! Mais méfie-toi! J'ai l'impression que cette fille est une sorcière. Elle comprend tout ce qu'on dit.
- Une bâtarde d'étrangère pareille? Laisse-moi rire!
Il s'accroupit devant Nelvéa, autant que le lui permettait sa bedaine, puis déclara, essoufflé: - Tu sais que tu me plais beaucoup, ma beauté.
- Arrière! hurla la jeune femme avec violence.
L'autre, surpris par la soudaineté du ton, bascula sur les fesses, puis se redressa d'un bond, comme si une guêpe l'avait piqué.
- Tu... tu as peut-être raison, Shanatz. Cette fille est sûrement une démone. Son cri résonne encore dans ma tête.
- Fichez le camp, hurla Nelvéa. Si vous me touchez, je vous anéantirai!
Tous!
- Qu'est-ce qu'elle dit?
- Je n'en sais rien. Mais je n'aime pas sa voix. Et ses yeux verts me font peur. On dit que cela porte malheur.
Un autre Gris survint, peut-être un peu plus éméché que les autres.
- Attendez! Moi, je n'ai pas peur des sorcières. Et cela me plairait d'en engrosser une.
Sûr de lui, il se planta devant Nelvéa et lui prit le menton d'une patte conquérante. Un rictus méchant tordit la bouche à la dentition fantaisiste et il jeta: - Sale garce! Tu vas apprendre qui est le maître ici.
La tête d'abruti de l'homme n'incita pas Nelvéa à la douceur. L'instant d'après, l'individu sentit son bras se tordre, ses muscles claquer, ses tendons se distendre, son omoplate se décoller. Après une grasse pirouette, il atterrit le menton au sol. Il tenta de se relever, mais encaissa aussitôt le choc des deux pieds que Nelvéa lui avait expédiés en pleine figure. Ses lèvres éclatèrent sous l'impact, tandis que ses dents de devant se déchaussaient.
Nelvéa, en proie à une rage folle, ne ressentit pas immédiatement la morsure du collier, les ondes douloureuses irradier ses muscles.
Elle se releva, fit face...
Et finit par s'effondrer en hurlant.
- Aïnah Shean! gronda Khaled.
Il se rua sur les bandits, aussitôt suivi par Lorik, Myriam et Astrid.
Mais les Gris braquèrent leurs cylindres noirs sur eux et les poussèrent au maximum. Tous quatre s'effondrèrent, le corps déchiré de souffrance. L'Ismalasien, dans une demi-conscience, entendit Nelvéa se débattre mollement tandis qu'on l'emportait. Il comprit que les Gris allaient se venger de l'affront subi. Peu après, Myriam et Astrid, ainsi que quelques autres femmes, furent ainsi entraînées. Il aurait voulu se redresser, agir, les tuer tous, les broyer. Mais son corps lui refusait tout service.
A demi assommée, Nelvéa sentit qu'on la traînait vers la lueur flamboyante du feu de camp. Elle entrevit des trognes hirsutes, des yeux luisants comme ceux des fauves, des gueules ouvertes sur des rires déments; des haleines chargées d'alcool la heurtèrent. Tout son être se révulsa lorsqu'on lui arracha les lambeaux de ses vêtements.
Elle voulut hurler à nouveau. Mais seul un faible gémissement chuinta de ses lèvres. Surgis du tréfonds de ses souvenirs, les échos de la mémoire de Daena lui revinrent comme dans un cauchemar.
Personne ne viendrait à son secours. Des rires gras éclataient autour d'elle, résonnaient dans sa tête. Une dizaine de faciès avides se penchèrent sur elle. Il y avait d'autres cris de femmes. Des mains la pétrissaient brutalement. Une épouvantable nausée la prit. Plus loin brûlait un feu d'enfer qui consumait les restes des bêtes abattues. Elle aurait voulu les voir tous rôtir, se tordre de douleur dans les flammes, écouter leur peau se craqueler, éclater sous l'action du feu vengeur. Elle se débattit, mordit, griffa tout ce qui passait à sa portée.
A nouveau, une douleur incommensurable la brisa, l'anéantit. Des bras solides l'immobilisèrent. Une main épaisse se posa sur sa bouche, l'étouffa. Une bouche grasse, aux relents fétides, lui succéda.
Une gueule édentée, puant l'alcool et la graisse animale. Salive et sang. Elle mordit avec férocité, arrrachant un lambeau de chair à son agresseur d'un vif mouvement de tête. L'autre se mit à beugler, la frappa sauvagement. Un coup violent dans l'estomac lui tordit la respiration.
Elle entrevit, dans son délire, le pirate à la lèvre déchirée basculer en arrière, repoussé sans ménagement par les autres. Des mains avides la parcouraient, des doigts conquérants s'insinuaient entre ses jambes, remontaient le long de ses cuisses. Ses coups de reins désespérés et ses cris de détresse ne purent empêcher qu'on lui écartât les genoux. Quelque chose de dur s'insinua en elle...
Alors, au plus profond de l'abjection, elle s'évanouit.
Lorsqu'elle reprit conscience, l'air nocturne lui emplit les poumons de ses effluves puissants, frais, au cœur desquels flottait le souvenir d'un feu de bois et de cendres tièdes. Mais sur tout cela régnaient des
relents de graisse, d'alcool et d'hommes suants qui lui provoquèrent!
un haut-le-cœur. I Autour d'elle s'était tissé un réseau de chaleur, une odeur qu'elle connaissait bien. Qu'elle aimait.
Khaled l'avait prise dans ses bras. Elle s'éveilla comme on s'éveille
d'un cauchemar. Là-bas, les pirates, repus de bière et de femmes, dormaient comme des souches. Seuls deux d'entre eux montaient lai garde, secondés par une demi-douzaine de guerriers esclaves. Nelvéa aurait voulu les haïr. Mais il était trop tard, à présent. Elle n'en avait ' plus la force. Quelque chose s'était brisé en elle. Non loin d'elle, d'autres femmes gémissaient, se lamentaient. Elle n'avait pas été la seule à subir les violences des Gris. Elle se mit à trembler. Tel était le lot des vaincus. Ces vaincus dont elle faisait partie. Elle aperçut ses deux esclaves, blotties l'une contre l'autre, les yeux grands ouverts sur la nuit, abruties par le viol. Elles se tenaient furtivement la main, trouvant à ce contact le seul réconfort possible. Nelvéa éclata en sanglots contre le vieux guerrier. Son ventre la faisait horriblement souffrir.
Elle sentait encore autour de son sexe l'abjection qui l'avait souillée.
Elle aurait voulu se laver dans de l'eau bouillante, expurger, effacer totalement cette horreur gravée en elle. Mais la blessure morale était plus douloureuse encore. Elle pleura longtemps, hoquetant des mots sans suite. Doucement, le vieux guerrier lui caressait les cheveux. Elle finit par se calmer. Il lui prit alors le menton et déclara d'une voix douloureuse: - Nelvéa, au nom de tous les hommes, pour le crime commis par ces porcs immondes, je te demande pardon.
Elle le regarda longuement, les yeux brûlants de fièvre, et esquissa un sourire pâle qui ressemblait à une grimace. Puis elle se remit à pleurer.
Elle songea que peut-être il valait mieux que Lauryanne fût morte, qu'elle n'eût pas vu cette horreur.
A la pensée de sa fille, un sursaut de haine lui revint, mais il s'évanouit dans le néant. Elle n'avait plus de force, de volonté. Nielsen, Vallensbrùck, ce petit enfant mort par la faute de ces êtres abominables...
Quelle importance? Jamais elle ne serait assez puissante pour les venger. Et puis, à quoi bon...
- Khaled, Khaled, gémit-elle. Je ne suis pas digne d'être chevalier.
J'aurais voulu... J'ai cru pouvoir tenir tête à ces chiens, les faire reculer avec ma seule volonté, comme mon père le faisait avec ses ennemis. Mais j'ai échoué. Toutes ces filles se sont fait violer par ma faute. Je n'aurais pas dû provoquer les Gris. Je ne suis qu'une imbécile orgueilleuse. Je ne suis rien. RIEN! Pas même la fille de Solyane.
L'Ismalasien laissa passer l'orage, puis il murmura:
- Ne déraisonne pas, Aïnah Shean. Ne permets pas au doute de te dominer. Tu n'es pas responsable. Tu as tenté ce que tu pouvais.
- Mais je n'ai aucun pouvoir! Aucun.,.
- Alors peut-être n'en as-tu que plus de mérite, ma petite compagne... la force était de leur côté. Ce soir ils ont triomphé. Mais un jour viendra...
- Un jour? Demain nous arriverons à Hackenmahar, Khaled.
Qu'allons-nous devenir?
LVIII HACKENMAHAR!
La première vision qui frappa les prisonniers fut un ensemble de bâtiments de bois en piteux état, ordonnés autour de ruelles obscures et malodorantes, dans lesquelles s'ébattaient des chiens et une kyrielle de porcs, de poules et de moutons que les Gris chassèrent à grands coups de pied. Quelques femmes vêtues de haillons accueillirent les arrivants avec des hurlements de joie, vite réprimés par les capitaines qui semblaient tenir leurs femelles en piètre estime.
- Si c'est ça Hackenmahar, grogna Lorik, nous n'aurons aucune peine à anéantir ce nid de frelons.
Mais la bourgade n'était probablement qu'un poste frontière. Audelà du village s'étendait une zone déserte où la forêt reprenait ses droits. Une piste dallée la traversait, qui franchissait une colline au sommet de laquelle s'élevait une sorte de tour de guet.
Épuisés, les prisonniers furent poussés sans ménagement à l'intérieur d'un enclos grillagé, dont les hautes clôtures se hérissaient de pointes de métal. Il ne leur serait pourtant pas venu à l'idée de tenter de s'échapper pour l'instant. Deux femmes se plaignaient de douleurs dans le ventre. La séance de la veille n'y était certainement pas étrangère.
Astrid et Myriam, à demi nues sous leurs vêtements déchirés, vinrent se placer de chaque côté de Nelvéa. Celle-ci demeurait prostrée dans un abattement profond. Lorik, désorienté, tentait parfois de la distraire. Mais rien n'y faisait. Elle semblait ne pas le voir. Khaled prit le jeune homme par le bras et l'entraîna à l'écart.
- Laisse-la en paix. Tu ne peux rien faire pour elle.
Puis il s'assit en tailleur et interrogea les Krehns, les seuls objets que les Gris ne lui avaient pas volés. Plusieurs fois il jeta les ossements sur le sol, et serra les dents. Les réponses étaient floues, inconsistantes. Le signe de la mort revenait sans cesse, mêlé à un symbole qu'il ne parvenait pas à déchiffrer. Comme une sorte de dédoublement incompréhensible. Peut-être un choix. Mais toutes les figures aboutissaient irrémédiablement à un bouleversement effrayant, qui désignait expressément Nelvéa.
Il l'observa de loin. Elle avait trouvé refuge dans les bras d'Astrid qui la berçait comme une enfant. Il comprenait que seule une femme était capable de l'approcher, à présent. Sans doute éprouvait-elle un immense dégoût des hommes, ce qui s'expliquait. Il tremblait pour elle. Elle avait tout perdu. L'homme qu'elle aimait, le bébé qu'elle avait porté de lui, sa fille. Son lionorse aussi, mort sous ses yeux en la défendant. Combien de chevaliers s'étaient ainsi laissés mourir après la disparition de leur compagnon...
Il brûlait d'une haine d'autant plus effrayante qu'il ne pouvait rien tenter. Il eût aimé posséder les pouvoirs de son maître, Dorian, pour les pulvériser jusqu'au dernier. Mais il était sans arme, sans défense.
Et, bien que le désert lui eût enseigné la patience, il devait serrer les dents pour ne pas se jeter à la gorge de leurs tortionnaires. Nelvéa n'avait jamais été préparée au sort des vaincus. L'ombre de la mort la guettait et il le savait. Se pouvait-il que l'effrayante divinité qu'elle avait défiée plusieurs années auparavant ait ainsi exercé sa vengeance, la dépouillant peu à peu de tout pour la réduire à sa merci, avant de porter l'estocade finale?
C'était inimaginable. Pourtant, tout semblait concorder. Il remit lentement les ossements dans leur petite poche de cuir et soupira.
Sans doute allaient-ils être séparés. Si elle ne trouvait pas au fond d'elle la force de relever la tête, de combattre à nouveau, elle était perdue. Mais avait-elle réellement envie de survivre, désormais? Au nom de quelle vengeance inutile et absurde?
Une pluie fine tombait, détrempant le sol déjà passablement boueux de leur enclos. Vers midi, on leur apporta un repas composé de légumes écrasés et de lait fermenté. Nelvéa toucha à peine à la bouillie insipide. L'environnement désespérant, les gémissements des prisonniers, la grisaille du ciel, le froid instillaient en elle un lent poison qui sapait ses dernières résistances. Une profonde lassitude la tenait. Elle aurait voulu s'endormir là, pour ne plus jamais se réveiller.
Lorik, au contraire, ne cessait de faire les cent pas. Il avait étudié l'endroit. Mais même s'ils n'avaient pas été entravés par leur collier métallique, toute tentative d'évasion était irrémédiablement vouée à l'échec.
De temps à autre, Nelvéa tournait les yeux vers la forêt, la zone interdite. Pas un des villageois n'osait s'y aventurer. Elle sentait confusément qu'il ne fallait pas qu'elle franchisse cette limite. Il n'y aurait plus alors pour elle aucun moyen d'en sortir vivante. Elle laissait l'eau de pluie l'imprégner, détremper ses haillons. Peut-être voulait-elle, inconsciemment, effacer, laver la souillure abjecte de la veille. Peut-être aussi aurait-elle souhaité se dissoudre, couler, s'évader dans la terre. Oublier!
Elle réagit à peine lorsque de nouveaux personnages firent leur apparition vers la fin de l'après-midi. Guidés par Shanatz, ils s'arrêtèrent devant les enclos. C'étaient des individus vêtus de longues toges sombres, et dirigés par un petit homme replet, au visage plat, fin comme celui d'une femme, mais dont les yeux rapprochés, au regard de prédateur, n'avaient rien d'engageant. Par réflexe, Nelvéa lança vers lui une sonde mentale. L'homme avait pour eux la même considération que pour les animaux qui s'égayaient dans les ruelles boueuses. Pour lui, tout ce qui n'était pas originaire de Hackenmahar n'avait pas droit au titre d'être humain.
Il examina d'un air dégoûté un lot de prisonniers et déclara dans une langue inconnue, dont Nelvéa saisissait le sens à fleur d'esprit: - Bandes de bons à rien. Il n'y a rien là qui vaille la peine de vous rémunérer aussi grassement que nous le faisons. Quelques paysans abrutis dont nous ne pourrons faire que des soldats, des femmes qui n'en sont plus à leur première jeunesse, et des enfants dont la moitié crèveront comme des rats malades avant un mois. Vous avez intérêt à vous remettre en chasse sans tarder, tas de fainéants.
Lorsqu'ils arrivèrent devant l'enclos où étaient parqués Nelvéa et ses compagnons, Shanatz s'avança, obséquieux.
- Puissant Principal? Prenez la peine de jeter un coup d'oeil sur ce lot. Il contient des mâles de valeur, et quelques femelles de toute beauté.
- Je ne vois là que des déchets misérables de la civilisation dégénérée qui survit au-delà de l'empire des Kaïsords, imbécile.
- Non, Puissant Principal!
Regardez ces trois femelles, là, qui se serrent les unes contre les autres. Ce sont des combattantes. Elles ont tué dix de mes meilleurs hommes. Ce seront des recrues de choix pour les arènes. Regardez leurs visages, comme ils sont beaux.
- Elles sont très abîmées. Elles sont griffées de partout.
- C'est qu'elles nous ont donné du fil à retordre, Puissant Principal.
Nous avons dû les mater.
- Ouais! Et les violer également. Crois-tu que nous ignorons vos basses manœuvres? Et ces karks que l'on vous donne, hurla-t-il soudain, faut-il qu'ils ne servent à rien?
Shanatz baissa la tête d'un air contrit. Le petit homme désigna les deux femmes qui se tenaient le ventre en gémissant.
- Regarde celles-là, cracha-t-il. Tu vas peut-être oser prétendre que tes hommes et toi n'y avez pas touché?
- Mais...
- Silence! Je les prends à la moitié de leur valeur.
- Puissant Principal...
- Tais-toi, bon à rien! Et estime-toi heureux que je te les achète. Si cela ne te plaît pas, d'autres sont prêts à prendre ta place!
Le Gris voulut encore protester, mais le dernier argument lui cloua le bec.
- Bien, Puissant Principal! Nous agirons suivant votre volonté.
- J'y compte bien.
Shanatz pensait réellement ce qu'il disait. Aussi aberrant que cela pût paraître, il était heureux de cette domination. Nelvéa, étourdie, écœurée, renonça à comprendre, Vers le soir, les grilles furent ouvertes. Des gardes gigantesques, vêtus de longues capes noires, prirent le relais des Gris. A la différence des guerriers qui les avaient capturés, aucun d'entre eux n'était spolié.
Enchaînés les uns aux autres, les prisonniers durent quitter leur enclos sous la menace des fouets neuroniques. Un long frisson parcourut Nelvéa. C'était comme si une porte se refermait inéluctablement sur son passé. Elle sentait que devant elle se mettait en place le décor d'un combat hallucinant, qui risquait fort de lui coûter la vie, mais qui serait peut-être pour elle la seule issue à ce piège inexorable.
Cependant, alors qu'elle aurait dû ramasser ses forces, elle n'éprouvait plus qu'une envie immonde de se coucher et d'attendre la mort.
Elle n'était pas de taille à lutter avec cette cité gigantesque et inhumaine qui lui avait tout pris. Même si elle n'en comprenait pas les véritables raisons.
Ils avaient à peine atteint les limites de la forêt qu'un curieux convoi s'arrêtait à leur hauteur. C'étaient d'étranges chariots à moteur, dont les plates-formes étaient surmontées de cages de métal sombre, aux parois pleines, qui interdisaient toute visibilité extérieure.
Les gardes noirs, les Bakan Gahrs, comme les avaient nommés les Gris, entassèrent les prisonniers à l'intérieur. Lorsque Nelvéa sentit la porte se refermer sur elle, elle poussa un hurlement. Malgré la présence de ses deux esclaves, malgré la chaleur des corps comprimés les uns contre les autres, un grand froid l'envahit. La porte se referma sur la lumière crépusculaire, et ce fut comme si la vie disparaissait.
Elle comprit qu'elle venait de pénétrer dans l'antichambre de la mort.
LIX Les chariots aveugles avaient roulé longtemps, emportant leur cargaison humaine entassée et malmenée par les cahots de la route. Serrant les dents pour ne pas hurler, Nelvéa avait cru sombrer dans la folie. Autour d'elle les femmes gémissaient, les hommes grognaient.
Une odeur fétide et écœurante lui emplissait les poumons. Les prisonniers n'avaient pas eu le loisir de se laver depuis deux semaines que durait leur calvaire, et la promiscuité n'arrangeait rien. Elle-même, qui avait toujours observé une hygiène rigoureuse, se faisait horreur.
Elle n'aurait su dire combien de marches avaient parcourues les véhicules lorsqu'un grondement effrayant parvint à leurs oreilles. Elle ne comprit pas immédiatement qu'il ne s'agissait que de la rumeur d'une ville gigantesque qui s'étalait autour d'eux.
Les portes des cages s'ouvrirent enfin et ils se trouvèrent dans une cour de terre battue, cernée de murailles hautes et noires percées de porches sombres et de meurtrières. La nuit était tombée depuis longtemps sans doute. Pourtant, une lumière artificielle éclairait l'agglomération dont les bruits s'étaient faits plus, présents, inquiétants, inconnus.
La cour était déjà occupée par d'autres groupes de prisonniers aux visages hébétés. Le principal fit aligner Nelvéa et ses compagnons devant lui. Effrayés par le voyage dans le ventre de la machine, les captifs n'osaient plus se rebeller. Même le capitaine Orvaneus se taisait.
Sur un signe d'Harald Kohn, les gardes noirs séparèrent les hommes et les femmes avec brutalité. Puis les enfants furent arrachés à leur mère sans aucune pitié. Khaled et Lorik adressèrent un regard douloureux à Nelvéa, puis obéirent. Les karks interdisaient toute action d'éclat.
La jeune femme, l'esprit vide, suivit ses compagnes dans une salle chaude et humide où on leur ôta ce qui restait de leurs vêtements. Des esclaves aux yeux baissés les baignèrent, les parfumèrent et les massèrent.
Puis elles furent enfermées dans une petite cellule circulaire meublée d'une petite table basse et de fourrures. Des plats de nourriture et un flacon de vin les attendaient, sur lesquels elles se jetèrent avidement. Les viandes étaient bonnes, cuites à point, et les pâtisseries délicieuses. Après la soupe infecte dont elles avaient dû se contenter depuis deux semaines, ce repas était une véritable bénédiction.
- Ce principal me fait peur, dit enfin Astrid, mais au moins il nous traite agréablement. Peut-être n'est-il pas aussi mauvais qu'il en a l'air.
- Tout dépend de ce qu'il veut faire de nous! répliqua laconiquement Myriam la silencieuse.
Nelvéa n'ajouta rien. Si on les avait soignées et nourries après le traitement qu'elles avaient subi avec les Gris, ce n'était certes pas par compassion. Sans doute allaient-elles être vendues comme esclaves.
Le spectre de la spoliation se dressa devant elle, hideux, inexorable, et un grand froid l'envahit. Elle porta la main à son cou. Le kark était toujours là, indestructible. Si on voulait l'opérer pour la priver de sa personnalité, elle ne pourrait même pas se défendre.
Des larmes lourdes roulèrent sur ses joues. Qu'avait-elle fait pour mériter cela? Fallait-il qu'elle payât les quelques années de bonheur vécues auprès de Nielsen à ce prix, parce qu'une divinité imbécile la poursuivait de sa haine, à cause de deux chiens sauvages abattus de sa main? C'était absurde. Mais comment expliquer autrement sa déchéance? Elle entoura ses jambes de ses bras et posa sa tête sur ses genoux, laissant ses larmes glisser, brûlantes. Larmes de rage, d'impuissance, de résignation. Astrid et Myriam, élevées depuis leur plus tendre enfance dans la soumission, réagissaient beaucoup mieux qu'elle. Elles s'étaient toujours laissé guider par la fatalité.
D'anciennes paroles de Palléas revinrent à la mémoire de Nelvéa: « Nous ne laissons pas le Destin nous dominer. Nous luttons contre lui. Nous savons qu'à la fin la victoire lui reviendra, mais jamais nous ne lui permettons de nous guider. C'est pour cela que nous sommes des vainqueurs, Nelvéa. Chacune des épreuves qu'il nous impose nous apporte sa leçon et nous enrichit. » Elle n'en avait pas encore l'âge, pourtant, il semblait bien qu'elle arrivât au terme de sa route. La Bête immonde rôdait non loin d'elle, guettant sa proie inexorablement. Aurait-elle la force de se remettre à lutter? Et quelles leçons avait-elle tirées de ses épreuves? Elle devinait, derrière tout cela, une vérité qui lui échappait. Un voile opaque l'aveuglait, qu'elle ne savait comment arracher.
Elle ne put maîtriser un mouvement de recul lorsque ses deux esclaves vinrent se serrer contre elle. Puis elle se reprocha son geste.
Les deux jeunes femmes réagissaient avec l'instinct des animaux et l'amour inconditionnel qui les portait vers elle. Même dans la déchéance, elles lui demeuraient fidèles.
Elle s'endormit avec, sur les épaules, la tête des deux filles blotties telles deux enfants apeurés contre leur mère.
Elle aurait voulu se réveiller, mais c'était impossible. Sans cesse des murs métalliques se refermaient sur elle, qu'elle tentait vainement de repousser de ses mains faibles. Simultanément, elle sentit s'appesantir sur elle le corps de son amant nocturne, revenu la tourmenter.
Dans un mélange d'extase et d'horreur, elle connut une nouvelle fois une jouissance extrême, tandis qu'une autre elle-même errait dans un dédale obscur, fuyant une menace horrible, une mort hideuse et gluante qui la poursuivait sans cesse. D'étranges gémissements lui parvenaient, qui étaient les siens propres, mais curieusement éloignés, déformés. Une fois encore son amant se sépara d'elle, se fondit dans un brouillard de poussière, comme s'il n'avait jamais existé. L'air avait pris la consistance de la farine. Elle étouffait. Peu à peu les murs sombres s'écartèrent, dévoilant une lumière rougeâtre et dansante. Elle se trouvait tout au fond d'un lieu inconnu. Un cirque, une arène peut-être. Bien au-dessus, elle percevait une multitude de présences qui hurlaient et s'agitaient en la regardant. Une foule anonyme et cruelle qui voulait sa mort. Le sol de sable se tachait par endroits de flaques de sang séché dans lesquelles ses pieds nus s'engluaient. A son cou, le kark semblait se resserrer, l'étrangler. Elle aurait voulu fuir, mais ses jambes refusaient de la porter. Tout à coup, la menace mortelle se précisa, se matérialisa dans toute son horreur. Un monstre surgit, immense, le prédateur même de l'homme. Des yeux luisants se braquèrent sur elle tandis qu'un rire semblable au tonnerre secoua la créature, repris par la foule au bord de l'hystérie. Dans son demi-délire, elle comprit qu'elle allait vivre par avance sa propre mort. Un mélange d'angoisse, d'excitation et de joie sauvage fleurit autour d'elle, se déploya comme une draperie sonore et hallucinante. Elle connut un sursaut de désespoir, de rage et de haine, tenta de trouver une issue. En vain. Les yeux injectés de sang se rapprochèrent, une gueule effrayante se tendit vers elle, des griffes la crochetèrent. Elle voulut frapper, mais ses bras étaient lents, lourds, faiblesLés crocs se rapprochèrent, la mâchoire s'ouvrit et se referma sur elle. Avec un sentiment d'horreur absolue, elle sentit sa chair s'ouvrir, exploser, ses os craquer, s'émietter...
Elle hurla de douleur. Un bruit fantastique lui vrilla le tympan, puis tout devient flou et se dissipa dans un torrent de larmes. Des larmes que l'on essuyait avec douceur tandis que, quelque part, une femme pleurait et gémissait. Au prix d'un effort violent, elle calma son cœur emballé et ouvrit les yeux. Le visage anxieux d'Astrid était penché sur elle. Elle comprit enfin que c'étaient ses propres gémissements qu'elle entendait.
- Princesse! Princesse! Calmez-vous! Ce n'était qu'un mauvais rêve.
- Non, souffla-t-elle en réponse. Ce n'était pas un cauchemar. J'ai vu l'avenir. Mon avenir! Ma propre mort!
Malgré la tiédeur humide qui régnait dans la geôle aux murs blancs, elle tremblait comme une feuille. En elle revinrent les scènes atroces de l'avant-veille, les mains avides sur son corps, les douleurs rémanentes, les gueules terribles qui riaient grassement tandis qu'on écartait ses cuisses avec violence.
Elle leva des yeux en pleurs vers sa compagne qui lui caressait la joue d'un geste tendre. Comme elle, elle était entièrement nue. De sa peau émanait encore ce parfum étrange des huiles avec lesquelles on les avait massées. Près d'elles, Myriam dormait, recroquevillée dans la position d'un nouveau-né.
- Khaled? murmura Nelvéa d'une voix brisée.
Mais elle se souvint qu'ils avaient été séparés. Un jour pâle coulait timidement dans la cellule de marbre, au travers des verrières opaques du plafond. Nelvéa s'en étonna. La nuit n'était pourtant pas achevée. Puis elle comprit que la lumière extérieure était artificielle, venant de lectronnes placées au-dessus des verrières.
Elle se laissa aller contre Astrid, désespérée. Elle ne pouvait s'empêcher de trembler. Jamais elle n'avait redouté la mort. Mais pas celle-ci!
- Qu'est-ce qui m'arrive? murmura-t-elle soudain dans un état second. Ils m'ont tout pris, tout arraché. Pourquoi? Ils m'auraient ôté la peau, s'ils avaient pu.
Astrid, inquiète, lui saisit la main. Nelvéa poursuivit son monologue, les yeux hagards.
- Je ne suis pas une esclave. Je suis Nelvéa de Vallensbruck, fille de Dorian et de Solyane de Gwondaleya. Mon père me vengera. Il anéantira cette cité maudite, la réduira en cendres. JE NE suis PAS UNE ESCLAVE!
Elle avait hurlé la dernière phrase, dans un sursaut d'indignation.
Elle imagina, par anticipation, une foule curieuse, avide, lubrique, qui viendrait l'examiner, l'acheter, comme on acquiert un animal au champ de foire.
- Je ne suis pas une esclave, gémit encore Nelvéa.
Elle se blottit contre Astrid.
- Ma mère... ma mère a déjà eu des visions de ce genre, confiat-elle lentement. Elles se sont toutes réalisées. La mort d'Elena, la disparition de Palléas. Elle avait aussi vu la destruction de toute vie de ce monde. Alors, elle s'est opposée aux puissances du Néant. Elle y a laissé la vie, mais elle les a vaincues.
Elle s'essuya les yeux d'un revers de main. Le regard fixé éur l'infini, elle se laissa aller sur les coussins.
- Ne pleurez pas! Vous n'êtes pas une esclave. Vous êtes une reine.
Ils ne vous ont pas encore vaincue. Vous avez en vous la force de lutter, de les détruire.
- Non, Astrid. Ma mère était une déesse. Moi, je ne suis rien. Je n'ai pas hérité de ses pouvoirs. A cause de ce maudit collier, je ne pourrai même pas me défendre. C'est pour cela que je vais mourir. Je vais la rejoindre. C'est sans doute mieux ainsi.
- Ce n'était qu'un cauchemar, princesse. Et ce n'est pas vrai. Vous n'allez pas mourir. Vous êtes de force à faire reculer la mort. Elle ne vous prendra que si vous abandonnez la lutte. Il faut dormir, vous reposer. Demain, tout cela sera oublié.
Nelvéa se redressa et hurla: - Mais tu ne comprends pas? Je vais mourir! Je le sais! Je l'ai vu.
Mourir d'une manière horrible, dévorée par un monstre à visage humain.
Elle éclata en sanglots. Elle était à bout.
Alors, Astrid la prit dans ses bras et posa sa tête sur sa poitrine.
Réveillée, Myriam vint se placer de l'autre côté. La chaleur des deux jeunes femmes réconforta un peu Nelvéa. Elle prit à peine garde aux mains douces qui la caressaient, la cajolaient. Les deux filles avaient reporté sur elle toute l'affection, toute la tendresse qu'elles éprouvaient pour Daena. Elles n'avaient pas d'autre moyen de l'exprimer.
Presque sans y penser, la bouche de Nelvéa glissa jusqu'au sein d'Astrid, qu'elle prit délicatement entre ses lèvres, comme l'aurait fait un petit enfant. Elle aurait voulu disparaître, se réfugier dans les entrailles de la jeune esclave, tout oublier, retourner au néant. Puis une nouvelle chaleur naquit en elle, venue du plus profond de son être. Une vie nouvelle qui gonflait, s'épanouissait, exigeait, impérieuse, dominatrice. Lorsque les lèvres d'Astrid glissèrent sur sa nuque, revinrent vers sa gorge, sa bouche, elle frémit. Il était déjà trop tard. Elle aurait voulu repousser cet attouchement étrange. Mais la tiédeur délicate et bienfaisante qui circulait en elle dissolvait peu à peu toutes ses inhibitions. Son corps ému l'engageait à céder, à rendre les caresses. Une onde de plaisir la parcourut, écho de l'émotion, du désir intense qu'elle avait connus dans les bras de Nielsen quelques siècles plus tôt, peut-être dans une vie antérieure. Elle se tendit comme un arc et répondit au baiser d'Astrid.
Elle aurait voulu imaginer un homme à la place de sa compagne.
Pourtant, elle découvrit que l'acte ne lui répugnait pas. Il était doux, sucré, comme un baume versé sur une plaie douloureuse. Était-ce à cause du mystère qui entourait les amours hors nature? Elle se joignit avec violence, avec avidité presque, à la vague délicieuse qui la portait vers les deux filles.
Elles s'aimèrent longtemps, toutes trois, s'offrant de toute leur âme et de tout leur corps la seule chose qui leur était encore permise, l'amour. L'avenir les séparerait sans doute, les arracherait les unes des autres. Alors, leurs sens se décuplèrent pour les mener au paroxysme. Les chevelures blondes et brunes se mêlèrent, les corps se lièrent, se délièrent, mus par un rythme lent et troublant, ondoyant comme la mer. Les mains se cherchèrent, se trouvèrent, se serrèrent.
Ne plus penser, ne plus souffrir. Aimer! Aimer totalement, sans fausse pudeur, sans contrainte, jouir du plaisir qui naissait en elles, et s'y livrer complètement. Parce que son corps réclamait autre chose que des caresses d'enfant, parce qu'elle ne l'avait pas oublié depuis ses étreintes sauvages et passionnées de Vallensbrùck, Nelvéa se donna entièrement, avec délices. Si au début elle retint ses cris et ses gémissements, elle étouffa la honte qui refusait de s'éteindre et se laissa aller à exprimer sa joie.
Lorsque leurs sens se calmèrent enfin et qu'elle reprit conscience d'exister, la joue posée sur le ventre de Myriam, Nelvéa sut que le cauchemar avait reculé et qu'elle venait de remporter une première victoire. Avec cet incomparable instinct dont sont dotés les êtres simples, les deux jeunes femmes avaient compris qu'il fallait réveiller l'extraordinaire puissance de vie qui sommeillait en elles et qu'elles avaient oubliée. Il n'y avait aucune trace de vice en elles. L'amour était innocent. Elles l'aimaient, à leur façon, comme elles avaient aimé Daena. Et à cause de cela, elle n'avait pas le droit de les décevoir, de les abandonner. Leur tendresse avait ressuscité en elle la volonté de combattre, de lutter.
Délicatement, elle déposa un baiser infiniment doux à l'intérieur de la paume d'Astrid, échouée comme une fleur près de ses lèvres.
Le Destin l'avait peut-être condamnée à mort, et peut-être triompherait-il à la fin.
Mais elle lui donnerait du fil à retordre.
LX La halle était immense. De grands vitraux multicolores couronnaient un gigantesque amphithéâtre aux murs blancs, au sommet duquel courait une vaste terrasse incurvée. Une lumière crue, polychrome, presque éblouissante, éclairait l'endroit. Cela ressemblait à un cirque, mais le spectacle était aussi dans la salle. Le long des étages en arc de cercle étaient installées des loges somptueuses, tendues de velours, meublées de tables basses et de fauteuils. Des chandeliers de bronze ornaient les tables. On ne devait les allumer que le soir. Sur des plats d'argent, des fruits et des friandises pour les gourmands.
Des plantes égayaient les larges escaliers qui permettaient d'accéder aux gradins. Des tapis épais aux motifs compliqués couvraient le sol.
La foule qui s'y pressait ne le cédait en rien au décor fantastique.
Des femmes esclaves aux seins nus passaient de loge en loge pour apporter boissons et plats chauds. Des gardes en tenues sombres, les Bakan Gahrs, surveillaient l'endroit de leur œil glacé. De riches personnages avaient déjà pris place sur les fauteuils et devisaient joyeusement entre eux. Les visages étaient poudrés de blanc, de jaune ou de mauve, tandis que les yeux se rehaussaient de lignes noires. On portait des bijoux clinquants aux endroits les plus inattendus. Un gros homme détenait la palme avec un fin réseau de chaînes d'or qu'il arborait à même son torse nu, dépourvu de toute pilosité. Des jongleurs tentaient d'attirer le regard en multipliant contorsions et pitreries.
Mais nul ne leur accordait la moindre attention.
Au centre de l'amphithéâtre s'étendait une esplanade de marbre blanc veiné de vert. Un lot de prisonniers y était déjà exposé et présenté par Harald Kohn lorsque Nelvéa et ses compagnes furent amenées, par des couloirs sombres, jusqu'aux coulisses. Les femmes étaient revêtues de voiles légers et transparents qui laissaient deviner les courbes de leur corps. Les hommes étaient, quant à eux, ceints de pagnes de toile de couleur verte. C'était là leur seule vêture.
Lorsqu'un acheteur se présentait, on dévoilait entièrement l'esclave, homme ou femme. Il s'ensuivait alors une étude approfondie du malheureux, dents, muscles, sexe, qui écœura Nelvéa. La nuit précédente lui avait redonné le goût du combat et elle était fermement décidée à ne pas se laisser ainsi tripoter par les acheteurs. Tant pis pour celui qui porterait la main sur elle. Même si elle y laissait la vie, elle mourrait au moins fièrement.
La séance dura longtemps. Nelvéa et ses compagnes avaient été installées confortablement dans une loge des coulisses d'où elles voyaient tout ce qui se passait dans la salle.
- Mais pourquoi ne nous ont-ils pas encore présentées? demanda Astrid.
Une petite brune les renseigna dans un ankos qui trahissait son origine médhellenienne.
- Ces lots sont constitués de domesses, expliqua-t-elle. Les acheteurs intéressés se présentent et font leur choix. Nous, nous serons vendues aux enchères.
Elle paraissait en être très fière.
- Tu parles très bien l'ankos, remarqua Nelvéa.
- Bien sûr! Je suis une voyageuse.
Elle minauda en regardant ses compagnes d'un air de défi.
- Comme je suis assez jolie, ces messieurs de l'Arsheven louaient parfois mes services. Je ne regrette pas d'avoir été capturée. Ces gens viennent chercher des filles pour leur plaisir. Je suis sûre de séduire un riche marchand. Alors, à moi la belle vie.
Elle marqua un temps.
- Mais vous allez être de redoutables concurrentes!
Elle éclata d'un rire frais et s'empiffra une galette de maïs au sucre d'un air gourmand.
- Alors, que la meilleure gagne, ajouta-t-elle pour conclure.
Nelvéa la regarda avec stupéfaction et murmura pour ses compagnes: - Après tout, c'est une façon de voir les choses.
Certains groupes de convives ne prêtaient aucune attention à ce qui se passait sur l'esplanade de présentation. L'endroit tenait lieu de taverne où l'on pouvait agréablement bavarder et discuter affaires.
Les gens s'interpelaient d'une table à l'autre, se saluaient, s'invitaient.
Les domesses aux seins nus, les yeux baissés, effectuaient leur service avec efficacité et se prêtaient sans mot dire aux familiarités de certains clients. Visiblement, comme les prisonniers, elles n'avaient pas plus d'importance que du bétail. Même les esclaves spoliés de Gwondaleya étaient traités avec plus d'égards.
On venait ici autant pour le spectacle que pour acheter. Un rapide sondage mental apprit à Nelvéa qu'il était important de s'y faire remarquer. C'était là un signe de faveur et de fortune.
Certains des invités étaient des gens importants, soit par leur fonction, soit par leur fortune. Autour d'eux s'empressaient des admirateurs et des courtisans obséquieux, désireux de faire avancer une affaire, ou des femmes jeunes et jolies, quêtant la protection d'un maître. Étaient-ce donc là les mystérieux Kaïsords que redoutaient tant les Gris? Affinant encore son observation, Nelvéa perçut derrière les visages fardés, derrière les salutations ostentatoires et l'apparente cordialité une anxiété indéfinissable, comme si ces gens craignaient de déplaire.
Mais déplaire à qui?
Soudain, elle fut tirée de sa méditation par l'arrivée dans les coulisses d'un nouveau lot d'esclaves. Parmi eux, Lorik et Khaled.
- Aïnah Shean!
Elle courut vers l'Ismalasien. Une violente décharge du kark la projeta à terre avant qu'elle n'ait pu le rejoindre. Des mains brutales la remirent debout et ['éloignèrent de son compagnon. Étourdie, Nelvéa aurait voulu hurler sa rage, frapper. Mais toute révolte était inutile.
Elle échangea avec le vieux guerrier un regard lourd, chargé de leur haine commune. Un jour peut-être la chance leur sourirait, leur donnerait l'avantage. Et ce jour-là...
Mentalement, Nelvéa rejoignit son compagnon. S'il ne pouvait ressentir les pensées de Nelvéa, elle au contraire pénétra les siennes sans difficulté. Il était heureux qu'elle ait recouvré son envie de combattre.
Mais elle discerna également d'autres éléments qui la refroidirent.
Les krehns avaient parlé à nouveau. Elle comprit soudain la signification du regard triste et appuyé qu'il dardait sur elle. Elle détourna les yeux et crispa les mâchoires.
Certains esclaves étaient vendus par lots. De riches commerçants ou industriels consentaient à les acquérir d'un air dégoûté, moyennant une somme misérable. Nelvéa ressentait comme une humiliation personnelle la manière dont ces malheureux étaient traités. Leur nudité face à tous ces masques habillés et colorés constituait une insulte à leur dignité d'êtres humains. Une phrase de son père lui revint à l'esprit: « Un temps viendra où l'esclavage devra disparaître complètement. Nous devrons le supprimer si nous voulons devenir des hommes dignes de ce nom! » Parce qu'elle était passée de l'autre côté de la barrière, elle en percevait désormais toute la signification.
Les prisonniers étaient d'origine disparate. Maraudiers vaincus par des mercenaires à la solde de Hackenmahar, filles folieuses rachetées à des caravanes lointaines, paysans sauvages des hautes montagnes de l'Hercy, capturés ou même, parfois, vendus par les leurs. Dans certains endroits, notamment vers l'ouest, les Gris avaient lié des contacts avec les autres civilisations.
Les hommes les plus solides étaient destinés aux fabriques ou aux mines. Là, ils s'useraient à la tâche sous les fouets de leurs geôliers, après avoir été spoliés afin de ne pas tenter de s'échapper. Le jour où leurs forces déclineraient, on les supprimerait pour éviter d'avoir à les nourrir. Les femmes âgées ou mal dotées par la nature iraient grossir les bataillons des hordes ménagères qui entretenaient la cité.
Quant aux enfants, ils étaient achetés pour les petits travaux domestiques, ou pour d'autres usages dont personne ne faisait état. Nelvéa se retint plusieurs fois de vomir devant l'aspect repoussant de certains acheteurs. Si toute la cité de Hackenmahar était à cette image, il fallait absolument qu'elle soit rayée de la carte du monde.
Enfin, la vente aux enchères débuta. Chaque esclave était présenté individuellement. Ainsi Khaled se retrouva exposé, nu, face à la foule intéressée.
Nelvéa souffrait pour lui. Comme beaucoup d'Ismalasiens, il faisait preuve d'une pudeur quelque peu étrangère à la vie libre de Gwondaleya.
Elle avait eu plusieurs fois l'occasion de se baigner nue avec lui dans le Danov, puis plus tard dans le lac de Vallensbrùck. Mais ils étaient seuls. Pour lui, se montrer ainsi avait une grande importance.
C'était comme une sorte d'affrèrement. Parce qu'elle savait manier les armes, parce qu'il l'avait reconnue comme un guerrier de valeur, un compagnon de confiance devant qui l'on peut se montrer sans vêtements. Elle comprenait aujourd'hui toute la valeur symbolique de ce geste. Une compétition acharnée opposa pour son acquisition un vieux bonhomme efféminé et une espèce de géant chauve vêtu de cuir dont tout le monde semblait se méfier. Nelvéa scruta les deux individus. Le chauve était, semblait-il, une sorte d'organisateur de jeux de cirque. Ce fut lui qui l'emporta.
Vint le tour de Lorik. Il fut acheté un bon prix par une vieille femme au maquillage outré. Nelvéa retint son nom: Salind Baruck.
La vente reprenait lorsqu'un silence profond s'étendit mystérieusement sur la halle. Nelvéa ressentit presque physiquement la montée d'inquiétude et d'adoration qui s'éleva des gradins. Une voix chuchota à côté d'elle: - Ce sont eux, ce sont les Kaïsords qui arrivent.
Elle s'approcha pour mieux voir.
LXI Au centre de l'amphithéâtre s'ouvrait un accès large et éclairé. Des gens entraient ou sortaient, guidés par les domesses aux seins nus.
Instantanément, le trafic s'interrompit. Les curieux s'écartèrent craintivement, puis une dizaine de personnages firent leur entrée, précédés par une cohorte de gardes noirs armés de gonns à canon court.
Les nouveaux arrivants se composaient de deux groupes. Tout d'abord venaient une demi-douzaine d'individus vêtus de longues toges de couleur pourpre, aux visages blancs encadrés de voiles noirs, qui marchaient en coulant leurs pas comme pour une danse rituelle.
Leurs bras croisés disparaissaient dans de larges manches. Leur allure ridicule aurait fait rire Nelvéa en d'autres circonstances, mais les regards des individus, qu'elle devinait malgré la distance, n'avaient rien d'engageant. Des silhouettes inquiétantes les suivaient, dont les vêtures de fines draperies annonçaient un luxe inouï. Des robes longues et amples, faites d'étoffe incrustée d'or et de pierres précieuses, les enveloppaient jusqu'au visage, dissimulé derrière un masque intégral. Deux étonnantes antennes torsadées leur donnaient une allure d'insectes à forme humaine.
Les Kaïsords!
Sans doute les personnages en toge mauve jouaient-ils auprès d'eux le même rôle que la conscience de l'empereur de Cathasia, Genge Yeny Fong, à qui on ne pouvait adresser directement la parole. Ils observèrent la salle d'un regard lent et scrutateur, répandant autour d'eux un malaise qui se percevait dans les sourires obséquieux et jaunes.
A l'apparition des Kai'sords, un petit groupe de marchands s'était levé. Les arrivants se dirigèrent vers le gradin où ils avaient pris place. Parvenus devant eux, les « consciences » se mirent à parler d'une voix cassante. Une bouffée d'angoisse, proche de la panique, suffoqua les marchands. Un silence de mort planait sur la halle. Dès le premier instant, Nelvéa avait compris que ces hommes allaient mourir.
Bien que le langage fût incompréhensible, elle saisit l'essentiel des idées. Elle apprit ainsi l'existence de noyaux de révolte contre le pouvoir absolu des Kaïsords. Les cinq hommes incriminés se virent accusés, au cours de leurs transactions avec l'extérieur, et notamment avec le monde amanite, de fournir des informations sur Hackenmahar, et surtout de fomenter un complot pour renverser les Kaïsords.
- Les Kaïsords bien-aimés, reprit la voix avec fanatisme, qui vous ont tout donné, la richesse, le pouvoir, la santé, la liberté!
L'ingratitude de ces hommes devait être sévèrement punie. Le silence s'était fait de plomb. Même les enfants prisonniers s'étaient tus dans les coulisses. Un des accusés se leva et se mit à hurler: - C'est vrai! C'est vrai! Nous nous sommes laissé entraîner à combattre les Kaïsords. Mais on nous a trompés. Nous ne sommes pas vraiment responsables. C'est lui, ajouta l'homme en désignant le plus âgé de ses compagnons. C'est lui, puissants principaux, qui nous a induits en erreur!
Il se jeta à genoux devant les hommes en toge pourpre.
- Pitié, puissants principaux! N'oubliez pas quel bon serviteur je fus. Je regrette d'avoir été trompé. Je ne pensais pas faire le mal.
J'estimais...
- Silence!
La voix de l'interprète ne souffrait pas de réplique. Puis sa main se posa sur l'épaule du renégat.
- Nous savons quels mérites furent les vôtres, sire Hamino! Nous statuerons sur votre sort plus tard.
L'incompréhension, puis le dégoût et l'horreur naquirent sur les traits des autres accusés. Un jaillissement de sentiments complexes fit éclater la peur. L'un d'eux se mit à hurler.
- Hamino, je te méprise. Sois maudit!
Il se tourna vers les toges pourpres.
- Et vous aussi, vénérés Kaïsords! Nous avons cru en vous. Mais vous n'êtes que des lâches! Des lâches et des assassins. Vous prétendez être des dieux? Vous n'êtes qu'un ramassis de fripouilles, des chiens que les dieux véritables détruiront un jour.
L'homme s'avança fièrement, la tête haute, le regard plein de défi.
A cause de la trahison de son compagnon, il savait ne plus rien avoir à perdre.
- Soit, vous allez nous tuer, comme vous avez tué bon nombre d'entre nous auparavant. Mais d'autres viendront et nous remplaceront.
Votre règne ne sera pas éternel. Nous avons rencontré les peuples de l'extérieur. Ce sont des gens sensés, dignes de respect qui, un jour prochain, envahiront ce misérable empire où vous faites régner la terreur. Et vous disparaîtrez. Ils possèdent des armes bien plus puissantes que les vôtres! Ils vous anéantiront!
Brusquement, un des Kaïsords écarta sans ménagement les interprètes et se planta devant l'homme. Puis il leva le bras droit et le braqua sur le rebelle. Celui-ci poussa un hurlement démentiel, comme si son corps se déchirait. Nelvéa, tendue à l'extrême vers la scène insolite, en ressentit le choc dans ses propres muscles.
Le malheureux eut un brusque tressaillement et s'écroula à terre en gémissant. Les gardes noirs se précipitèrent alors sur lui et lui arrachèrent ses vêtements. Ils le traînèrent, à demi inconscient, jusqu'au parterre de marbre d'où les esclaves furent hâtivement éloignés.
L'homme placé en vue de tous, le Kaïsord revint vers lui.
L'assistance pétrifiée de stupeur osait à peine respirer.
Le Kaïsord ne prononça pas un mot. Son porte-parole s'adressa à la salle d'une voix tonnante.
- Regardez! Regardez, gens de Hackenmahar, ce qui arrive aux traîtres, à ceux qui trompent la confiance et la bonté des Kaïsords, les dieux vivants qui gouvernent ce lieu!
Le Kaïsord tendit à nouveau la main vers sa victime. L'homme se mit à pousser des cris stridents comme ceux d'un animal que l'on torture.
Ce fut seulement à ce moment que Nelvéa remarqua avec horreur une étrange rougeur se former à la base de la nuque. Elle se mit à grossir à vue d'œil pour devenir une excroissance virant au bleu violacé. Puis un réseau étoile de tentacules couleur d'ardoise et de nacre s'étendit lentement sur le corps du rebelle. L'effrayante toile d'araignée se propagea sur toute la surface de la peau, gagna enfin le visage défiguré par la souffrance. De vilaines boursouflures se formèrent.
L'homme rassembla ses dernières forces et se releva, titubant, semblable à une monstruosité vomie par l'enfer de Shaïentus. Il leva un bras grouillant de volutes noirâtres vers le Kaïsord et hurla d'une voix étranglée: - Soyez maudits! Avant qu'il soit passé trois mois, vous m'aurez rejoint dans la mort! Je vous donne rendez-vous au tribunal des enfers!