CHAPITRE XXV
Lorsque le dernier groupe de chasseurs les eut quittés, il leur fallut encore trois jours pour parvenir jusqu'à la parcelle de Czernova. Ici les distances ne voulaient plus rien dire. Des torrents furieux avaient creusé dans la jeunesse des montagnes des rides profondes et inexplorées.
Là, dans l'ombre humide et grondante vivaient les volènes, sortes de martres à fourrure bleue, et les carrassauges. Ces carnassiers rappelaient les félins, mais leurs pattes antérieures s'enflaient d'une membrane épaisse qui leur permettait de planer d'un arbre à l'autre, ou de se laisser choir sur une proie. Les plus grands atteignaient la taille d'un chien, et leur férocité inquiétait les migas euxmêmes.
Plus haut, sur les plateaux forestiers qui s'étageaient jusqu'au pied des montagnes, s'étendait le royaume des ours masqués, ainsi nommés à cause de leur pelage clair, qui fonçait autour des yeux. A une telle altitude, les migas se faisaient plus rares. En revanche, les loups et les chiens sauvages, que l'on appelait ici des trolles, régnaient en maîtres sur les ravines profondes et les défilés de rocailles. Les chasseurs les redoutaient à cause des dégâts qu'ils causaient parmi les animaux à fourrure. Parfois même il advenait qu'un campement subisse une attaque en règle, lorsque l'hiver se faisait trop rude. Plus d'un trappeur avait fini sous les crocs de ces fauves.
Aussi une guerre sans merci opposait-elle les trolles et les loups aux humains audacieux qui osaient violer la forêt.
Après avoir franchi deux chaînes montagneuses, la petite troupe finit par arriver dans une vallée perchée, peuplée de sapins, de bouleaux, d'érables et d'épicéas, où l'homme semblait ne jamais avoir posé le pied.
- Pourquoi ce lieu s'appelle-t-il Czernova? demanda Nelvéa.
- A deux marches vers le nord, il existe un petit hameau qui porte ce nom, et où vivent une vingtaine de wootmans. J'entretiens de bonnes relations avec eux, parce qu'ils avaient conclu une alliance avec mon vieux trappeur. Eux aussi vivent de la chasse. Mais ils refusent de vendre leurs peaux. D'ailleurs, ils parlent à peine l'ankos.
La chasseresse fit un geste pour arrêter le petit groupe.
- Regarde! Je voulais que tu sois la première à découvrir « ma maison »!
- Par les dieux, comme c'est beau!
A l'endroit qu'elle désignait, les caprices d'un torrent avaient taillé, découpé, forgé dans la chair rocheuse une sorte de vasque à la dimension des montagnes, dans laquelle était venu se loger un petit lac bleu. Une couronne de sapins servait d'écrin à ce miroir de cristal qui racontait l'humeur du ciel. Vers l'orient, les rives s'étiraient en pentes douces avant de se fondre à la forêt touffue. Au centre de la clairière s'élevaient quatre bâtisses entièrement faites de troncs de sapins parfaitement égalisés.
Émue comme une petite fille, Daena lança son cheval au galop.
Nelvéa la suivit, gagnée par l'enthousiasme de sa compagne. Parvenue au milieu de la cour envahie par les herbes folles que ployait une brise d'automne, Daena se laissa glisser à terre, imitée par Nelvéa.
- A l'origine, expliqua la chasseresse, il n'y avait ici qu'une pauvre petite masure, bien suffisante pour mon vieux trappeur. Mais lorsque je suis venue m'installer, j'ai construit ma propre baraque.
Soudain, un ourson déboula d'un buisson de mûres sauvages et s'enfuit. Daena éclata de rire.
- Ici, les animaux sont rois. D'ailleurs, notre première tâche consistera à réparer les dégâts qu'ils auront causés.
Bientôt rejointes par les autres, elles firent le tour du propriétaire.
- Lorsque mon vieux compagnon est mort, je suis venue loger dans sa maison. J'ai agrandi la mienne pour pouvoir y loger les aides.
- Et les deux autres?
- La troisième, c'est l'écurie. Je ne tiens pas à ce que les loups viennent me tuer les chevaux. Quant à la dernière nous y entreposons les fourrures et les peaux tannées.
Lorsqu'ils eurent installé leurs provisions et le matériel ramené de la ville, Daena dit: - Tu sais, beaucoup de chasseurs dorment sous des tentes de peau.
Ici, nous sommes armés pour affronter l'hiver.
Elle fit quelques pas de danse au milieu de la clairière, dont l'herbe épaisse conservait la chaleur du soleil, puis elle s'y laissa rouler, et s'écroula, les bras en croix, les yeux perdus dans l'infini du ciel. Elle attrapa une brindille qu'elle se mit à mâchonner.
- Respire cette odeur, Nelvéa, cette fraîcheur, que l'on ne rencontre nulle part ailleurs. Ici, c'est chez moi!
Elle se redressa sur un coude et plongea son regard noir qui riait dans celui de sa compagne.
- Parfois, je me demande pourquoi je retourne «n ville.
Un hurlement inquiétant se fit entendre au loin. Les chiens, menés par leur chef de file, le « Duc », se mirent à gronder sourdement. Nelvéa frissonna. Daena la rassura.
- Ne crains rien. C'est un trolle, un chien géant. Même les loups les redoutent. Mais il est rare qu'ils s'approchent d'ici lorsque j'y suis.
- Je m'y habituerai.
La jeune fille regarda encore la maison et déclara: - Je sens que je vais me plaire ici, Daena.
Nelvéa ne s'était pas sentie aussi heureuse depuis longtemps. A Czernova, la vie était merveilleusement simple. Le matin, il fallait se lever tôt pour aller relever les pièges de la nuit. Puis on devait ramener les animaux jusqu'à la remise où l'un des chasseurs les dépeçait, puis préparait le tannage. Ensuite, l'on repartait débusquer le gibier, sélectionner les futures victimes.
- Il faut éviter de tuer les femelles, expliquait Daena, si nous voulons qu'elles se reproduisent l'année suivante. Ce sont les vieux mâles que nous devons supprimer, car ils risquent de féconder les jeunes femelles, et engendrer des tarés.
La chasse pratiquée par Daena n'avait que de très lointains rapports avec celle de Gwondaleya. Les chiens n'étaient utilisés que pour la course au maroncle, omniprésent dans les forêts de Narushja et de Skovandre. Ils servaient également de rabatteurs lors des « longes » au chevreuil ou au cerf. Mais leur rôle essentiel consistait à avertir la petite communauté des dangers. Car malgré la présence des gonns, les grands fauves, attirés par l'odeur de la chair, n'hésitaient pas à s'approcher.
Plusieurs fois, Nelvéa constata que Daena et ses compagnes éprouvaient une grande passion pour les animaux. Bien souvent, la chasseresse entraînait la jeune fille dans un buisson pour lui faire découvrir quantité d'animaux inconnus, qu'elle surprenait dans leur vie quotidienne.
Renards au terrier, oiseaux à peine sortis du nid, huttes de branchages des castors-bronze, tissages de lianes des rousselottes, sortes de petits mammifères volants et aveugles, lointains cousins des chauves-souris, et qui tendaient d'un arbre à un autre des voiles fins et gluants où venaient s'empiéger les oiseaux et les insectes.
Un jour, ils découvrirent le cadavre d'un trolle, éventré, et la tête brisée. Un mâle. Sa femelle agonisait doucement près de lui, les yeux déjà vitreux.
- Quel animal a bien pu leur faire cela? murmura Nelvéa, impressionnée.
Regardez: ce ne sont pas des traces de crocs ou de griffes.
A ses côtés, Daena devint blanche.
- Ce sont des coups de corne. C'est un kherilan. Même les migas les craignent. J'espère que ce monstre a quitté Czernova.
- Qu'est-ce que c'est, un kherilan?
- Une sorte de cerf, mais beaucoup plus gros. Les vieux mâles peuvent dépasser les trois tonnes. Une légende dit qu'ils descendent des pays proches de la Skandianne. A l'origine, ils étaient de petite taille, mais ils se sont développés pour combattre leurs prédateurs.
Désormais, ils sont les rois de la forêt. Fassent les dieux que jamais nous n'en rencontrions un. Ils sont dotés d'une résistance effrayante...
et ce sont les seuls animaux qui me fassent peur. J'en ai vu un une fois. Son regard a croisé le mien. Jamais je n'oublierai ce que j'y ai lu.
Deux yeux noirs, glacés, les yeux de la mort elle-même, Nelvéa. Je me suis enfuie.
La forêt grouillait d'une vie intense, bruyante, tendre, sauvage et cruelle, d'une beauté inquiétante, où le plus fort déchiquetait sans pitié le plus faible, mais où celui-ci compensait sa faiblesse par une prolifération exubérante.
Univers démentiel, de feuilles et de bois, d'humus et de terre, de roche et d'eau bondissante, où la vie pénétrait le corps par tous les pores de la peau, imprégnait les poumons, brûlait les forces jusqu'à ce que l'on s'écroule, au soir, sur sa paillasse, ivre d'air et de senteurs incomparables.
Bien plus tard, Nelvéa se souviendrait toujours de cette période de sa vie comme d'une parenthèse, une retraite hors du temps où elle avait pu panser ses blessures et reprendre des forces.
Si parfois la silhouette de son père revenait encore la hanter, découpée sur l'horizon angoissant des Terres Bleues, elle n'en souffrait plus véritablement. Son amant nocturne avait cessé de la tourmenter.
D'ailleurs, le soir, elle était trop éreintée pour penser à autre chose qu'à dormir. Elle était saoule de l'air des montagnes, de l'odeur de résine qui imprégnait les sous-bois, ivre des fruits sauvages, mûres, airelles, faines, nèfles et autres parodèles dont elle se gavait dans la journée.
Khaled et Lorik s'étaient intégrés sans difficulté à la petite équipe de la chasseresse, et accomplissaient leur part de travail avec bonne humeur. En plus d'Astrid et de Myriam, Daena avait amené avec elle ses compagnons habituels. Il y avait Roghier, un bonhomme taciturne dont le visage était marqué d'une vilaine tache de vin. A cause de cette disgrâce, les autres équipes refusaient de travailler avec lui.
C'était un tort car il n'avait pas son pareil pour confectionner les pièges les plus variés. C'était lui qui commandait les quatre autres trappeurs, des jeunes gens dont Nelvéa avait compris qu'ils étaient tous plus ou moins amoureux de Daena. C'était une sorte d'amour fait d'admiration et de tendresse. Elle était le maître, mais aussi la déesse que l'on vénère, et la mère qui réconforte, qui rassure de sa présence.
Car si les cinq chasseurs, tous des colosses dans la farce de l'âge, ne redoutaient pas d'affronter les dangers de la forêt face à face, ils craignaient plus que tout les génies et démons qui selon eux hantaient les lieux.
Cela donnait lieu à des scènes cocasses. Parfois, lors de la pose des pièges, un jeune trappeur se levait et s'adressait à la forêt pour se concilier les bonnes grâces du seigneur de l'endroit. On lui sacrifiait un lièvre, ou un oiseau, que l'on disposait bien en évidence. Le lendemain, il ne restait plus rien, et les chasseurs étaient contents, parce que le génie avait accepté l'offrande. Nelvéa se garda bien de leur faire remarquer qu'un carnassier quelconque avait certainement emporté la proie durant la nuit. Ils ne l'auraient pas crue.
Les deux premières semaines furent occupées à préparer les pièges, tendre les rets, repérer le gibier. Nelvéa découvrit ainsi des animaux qu'elle n'avait jamais vus, telles ces fameuses volènes à fourrure bleue, ou encore les castors cendrés, qui vivaient à la limite des neiges où ils construisaient de petites huttes de branchages en bordure des lacs. Outre l'ours à lunettes, il y avait encore les maravènes à collerette, qui ressemblaient à des lapins à cause de leurs oreilles démesurées, mais dont la peau du dos se gonflait d'une excroissance singulière qui se hérissait lorsque l'animal se sentait menacé. Il doublait ainsi de volume pour effrayer ses prédateurs. Cela suffisait pour les renards-métal, dont la fourrure, comme celle des migas, se mêlait d'écaillés, mais cela restait sans effets sur l'aiglesard, une sorte de reptile volant qui partageait le royaume du ciel avec le faucon, l'aigle royal et les carrassauges. Par deux fois, près des hauts sommets inaccessibles, Nelvéa aperçut également des bouffions, animaux semimythiques que jamais l'homme n'était parvenu à capturer. De loin, cela ressemblait à un bouquetin, dont le front s'ornait de deux cornes qui venaient se joindre en une seule. Leur épaisse fourrure blanche bondissait d'un pic à un autre, se jouant de la gravité avec une souplesse et une agilité époustouflantes.
- Quelle corne curieuse, fit-elle remarquer à Daena. Elle rappelle celle de mon emblème.
- On prétend que jamais ils ne se sont laissé approcher par un homme. On ne sait rien d'eux. Ils ne redoutent ni loups ni trolles.
Même l'aigle ne les attaque pas. Ce sont les rois de la montagne.
- La licorne aussi était une reine, d'après la légende. Une reine qui jamais ne se laissa approcher. Sinon par une jeune fille vierge.
Elle leva les yeux vers les animaux qui semblaient jouer avec la lumière du soleil d'automne.
- Alors, en ce qui me concerne, c'est trop tard.
Elle avait totalement oublié Maaskar. Lorsqu'elle l'évoquait, quelquefois, elle espérait qu'il avait suivi la cour du roi Nadvarg, dont les territoires de chasse étaient éloignés de plusieurs marches, et qu'il ne viendrait plus la rejoindre. D'ailleurs, à moins de s'offrir les services d'un guide, il était impossible de venir les chercher ici.
Le soir, toute la troupe se retrouvait dans la demeure de Daena pour le souper. On commentait la journée, on soignait les petites blessures, on racontait des souvenirs et l'on chantait. Parfois, Roghier évoquait les légendes de Narushja, à voix basse pour ne pas provoquer la colère des génies dont il était question. Lorik ne se faisait pas prier pour conter à son tour une histoire. Et tous l'écoutaient, les yeux mi-clos, dans l'odeur de la cheminée où rôtissait la viande. Nelvéa, blottie contre Khaled comme au temps de sa petite enfance, s'imaginait revenue à Gwondaleya, près de la grande cheminée du palais. Mais la modeste demeure de Daena n'avait rien à voir avec le château comtal où elle était née. Au-dehors, le vent soufflait, hurlait comme s'il avait voulu tout détruire. Bien souvent, Nelvéa, bercée par les grondements du blizzard, s'endormait contre son compagnon.
Celui-ci l'emportait et la couchait. Puis il s'allongeait au pied de son lit et fumait une pipe avant de sommeiller à son tour.
De nombreuses semaines s'écoulèrent ainsi. Les peaux et les fourrures s'entassaient dans la remise aménagée à cet effet. La neige avait fait son apparition, chassant vers les vallons du sud les petits troupeaux de chevreuils tachetés et les mokanos, sortes de moutons sauvages dont les loups étaient friands. Ceux-ci avaient donc suivi l'exode hivernal de leurs proies favorites. Mais les trolles devenaient chaque jour plus menaçants, attirés par l'odeur de la viande des animaux abattus.
Un jour, l'un des chasseurs fut attaqué par une horde de ces fauves dont le plus gros atteignait la taille d'un âne. Il eût été dévoré si Nelvéa, qui effectuait non loin de là une reconnaissance en compagnie de Fearn, n'avait entendu ses appels. Elle lança son lionorse au secours du jeune homme et arriva juste à temps. Acculé au tronc d'un arbre, et armé d'un seul gourdin, le jeune homme tenait à distance quatre molosses dont l'aspect aurait fait fuir les plus braves. Ces monstres géants à la gueule écumante de bave n'avaient plus guère de rapport avec les chiens. Leurs yeux injectés de sang se tournèrent en direction de Nelvéa qui bondit à terre en brandissant son dayal. Simultanément, le lionorse et la jeune fille affrontèrent les trolles. Le fauve, beaucoup plus rapide que les chiens, en éventra deux, tandis que Nelvéa tranchait la tête d'un troisième. Le quatrième, furieux, sauta à la gorge du malheureux chasseur qui se protégea comme il put de son bras. Nelvéa se porta à son secours et plongea plusieurs fois son sabre dans le corps du monstre. Celui-ci s'écroula enfin, la gueule pleine de sang. Il mit de longues minutes à mourir, soufflant comme un soufflet de forge tout en surveillant Nelvéa de ses yeux d'écarlate. La jeune fille ne pouvait pas détacher son regard de cette gueule effrayante.
- Que les dieux vous protègent, princesse, gémit le chasseur blessé.
On dit que ces monstres sont les chiens d'Ywaïhn.
- Ywaïhn?
- L'Esprit du Mal qui hante cette forêt.
- Et alors?
- Il risque de vous en vouloir, et de déchaîner sa puissance contre vous.
- Tu aurais préféré être déchiqueté?
- Non, et je vous remercie. Mais cela fait partie de la vie en forêt.
On doit tuer les trolles avec les gonns. Pas à l'arme blanche.
Nelvéa renonça à interroger le chasseur plus avant. Elle risquait de l'affaiblir encore. Mais ce qu'elle lut en lui l'inquiéta malgré elle. Bien qu'elle ne crût pas à tous ces démons et génies qui hantaient Narushja, la peur que ceux-ci inspiraient aux chasseurs superstitieux la gagnait.
Elle se traita de sotte, mais ne put dissiper le malaise sournois qui l'avait envahie.
Ce fut avec soulagement qu'elle entendit la porte de bois se refermer derrière elle lorsqu'elle arriva au baraquement, portant le chasseur à demi inconscient, dont le bras brisé pendait lamentablement.
Le soir, Daena soigna le blessé à qui elle administra une potion calmante.
Nelvéa l'aida à poser une attelle au jeune homme. Puis la chasseresse étendit le blessé sur le sol et le massa entièrement, des pieds jusqu'à la tête, lentement, afin de canaliser la douleur et l'éliminer.
- Tu connais les secrets de la médecine des mains? s'étonna Nelvéa.
- Bien sûr. En forêt, à part les herbes et les racines, il n'existe pas grand-chose d'autre pour se soigner.
Lorsque le jeune homme finit par s'endormir, les traits détendus, Nelvéa entraîna son amie à l'écart.
- Il m'a dit une chose étrange, tout à l'heure, parce que j'avais tué les trolles avec mon dayal.
Le visage de Daena changea de couleur.
- Tu as fait ça?
- Est-ce donc si important?
- Je... je ne sais pas. On prétend que les trolles seraient les animaux favoris d'Ywaïhn, le prince des démons de ces terres. C'est pourquoi il faut les tuer à distance, avec le gonn ou l'arbalète. Ainsi, notre odeur n'imprègne pas les trolles, et Ywaïhn ne peut nous repérer. Par contre, si tu as approché ses chiens, il le sait et te pourchasse.
- Et alors?
- Alors, la légende raconte qu'il sème le malheur sur tes pas, sans jamais s'attaquer à toi directement, et ceci jusqu'à tant que tu sombres dans la folie. Il est de plus très patient, et peut te frapper plusieurs mois ou plusieurs années après.
- Ce n'est qu'une légende, Daena. A ce compte-là, je pourrais lui attribuer tous mes malheurs à venir.
- Il ne faut pas rire de ces choses, Nelvéa. Plusieurs exemples sont là pour affirmer le contraire.
Daena se prit la tête dans les mains.
- C'est ma faute, j'aurais dû te prévenir.
La nuit suivante, Nelvéa eut peine à trouver le sommeil. Le visage anxieux du chasseur la hantait. Malgré ses vilaines blessures et sa souffrance, il s'était inquiété pour elle avant tout.
Pourtant, les jours qui suivirent n'apportèrent pas le cortège de malheurs annoncés, et Nelvéa, rassurée, finit par oublier les prédictions funestes du jeune homme.
Daena, en accord avec Nelvéa, avait décidé de ne pas regagner Veraska, et d'hiverner sur place. Roghier et deux des chasseurs étaient repartis, emportant les fourrures et les peaux tannées. Ils devaient revenir après les fêtes du Solstice.
Depuis longtemps la neige avait fait son apparition. La saison des pièges était quasiment terminée. Cependant, pour les audacieux qui choisissaient de passer l'hiver au fond des bois, les activités ne manquaient pas.
Tout d'abord, outre les peaux et les fourrures qui restaient encore à travailler, l'on fabriquait quantité d'objets avec les os et les dents des animaux abattus: outils, bijoux, bibelots, coussins et autres...
Il fallait aussi penser à survivre, fumer la viande, engranger des vivres, des grains, des fruits que l'on faisait sécher. Daena avait même aménagé une petite pièce sous le toit de sa demeure. Là, sous la protection d'une verrière épaisse qui conservait la chaleur parcimonieuse du soleil, elle faisait germer du riz et de la passemyre, une petite plante aux vertus médicinales. Car si la viande ne manquait pas, les fruits et les légumes frais n'étaient plus qu'un souvenir. Le riz et la passemyre aideraient à compenser les carences en vitamines qui faisaient saigner les gencives et pouvaient parfois conduire à la mort.
Nelvéa connaissait cette maladie, qui frappait si souvent les wootmans.
Mais Daena avait tout prévu, y compris les victuailles qu'elle réservait aux fêtes du solstice d'hiver, qu'ils s'apprêtaient à passer à Czernova.
Quelques jours avant, chacun se mit aux préparatifs, confectionnant dans le plus grand secret les cadeaux qu'il comptait faire aux autres.
Cependant, au matin du jour du Solstice, les chiens se mirent à aboyer. Le « Duc » gronda, rameuta ses compagnons et se planta en direction du massif méridional. Astrid, qui ramenait du bois en compagnie de Nelvéa, se figea.
- Ce n'est pas un animal! murmura la jeune femme. Ils auraient déjà attaqué.
Sans raison aucune, le souvenir de la malédiction d'Ywaïhn revint à la mémoire de Nelvéa. Elle sonda mentalement les alentours.
- On dirait des cavaliers, dit-elle.
Puis un curieux mélange de joie et d'angoisse l'envahit. Sa voix tremblait lorsqu'elle annonça: - Ce n'est pas possible. Ils sont quatre. Et l'un d'eux est... Maaskar!