CHAPITRE XXXV
Le lendemain du jour où elle fut installée dans la chambre du palais, deux des filles au sang bleu vinrent la chercher pour l'aider à marcher. Sa robuste constitution reprit rapidement le dessus, et il ne lui fallut que huit jours pour se déplacer normalement. Sa blessure était refermée, et la cicatrice commençait à s'estomper aux extrémités.
L'une des filles, Krissy, lui expliqua: - Ce n'est pas la déchirure qui vous a immobilisée pendant si longtemps.
Vous aviez perdu trop de sang. Et il nous fut impossible d'en trouver un semblable. Il nous a fallu attendre qu'il se reconstitue de lui-même. Nous avons eu très peur pour vous.
Nelvéa avait espéré une visite du seigneur de Vallensbrùck. Pourtant, pas une fois celui-ci ne se manifesta. C'était une réaction étrange de la part d'un homme qui l'avait sauvée de la mort.
Krissy et ses sœurs semblaient s'être mises spontanément à son service.
Elles lui apportaient ses repas, bavardaient avec elle, la faisaient marcher dans les couloirs du palais. Nelvéa en avait dénombré neuf.
Mais peut-être y en avait-il d'autres. Malgré leur inexplicable ressemblance, elles répondaient toutes à un nom différent, et possédaient chacune leur personnalité. Elle s'était liée d'amitié avec Krissy. Un jour, elle lui demanda: - Vous m'avez dit que mon sang était d'une structure inconnue. Je ne voudrais pas me montrer indiscrète, mais le vôtre est sans doute plus étrange que le mien. D'où lui vient cette coloration bleue? Ce n'est pas naturel.
- Il est vrai que notre sang est différent du vôtre. Mais nous ignorons pourquoi.
- Serait-il possible que vous soyez des... des androïdes, des machines à forme humaine?
La fille éclata d'un rire clair.
- Quelle drôle d'idée. Non, nous possédons nos propres andrdïdes ici, à Vallensbrùck. Mais mes sœurs et moi sommes bien vivantes.
- Pardonnez-moi. Je ne voulais pas vous froisser.
Elle n'osa insister. Krissy avait levé ses écrans mentaux. Nélvéa comprit qu'elle connaissait parfaitement la raison de cette curieuse coloration. Mais après tout, ces filles ne lui voulaient aucun mal. De quel droit violerait-elle leur secret? Elle préféra changer de sujet.
- J'aurais aimé remercier votre maître pour le soin qu'il a pris de moi. Je sais que je lui dois la vie. Avant de repartir, j'aurais eu grand plaisir à le rencontrer. Pourtant, on dirait qu'il m'évite. J'en suis étonnée.
Krissy eut une moue de désappointement.
- Comptez-vous vraiment repartir?
Nélvéa hésita.
- Oui! Je me suis fixé une mission. Je désire l'accomplir, à moins que nous ne soyons vos prisonniersLa fille soupira.
- Vous n'êtes nullement nos prisonniers. Vous pouvez quitter Vallensbrùck dès que vous en exprimerez le désir. Je vais faire part au Maître de votre souhait.
Le soir, lorsqu'elle revint de la promenade qu'elle avait effectuée dans le parc avec ses compagnons, Nélvéa découvrit dans sa chambre une robe que le Maître lui avait fait porter. L'étoffe brillante et moelleuse oscillait entre le brun et le mauve. Une multitude de drapés amples se juxtaposaient jusqu'aux pieds. Une ceinture d'un violet sombre, piquetée de diamants, dessinait sa taille, et descendait très bas sur le devant. Une parure d'émeraudes assorties à ses yeux, diadème, collier, bagues, bracelets et boucles d'oreilles, ainsi qu'une cape de couleur prune aux nuances crépusculaires complétaient l'ensemble.
Deux des filles au sang bleu la baignèrent, puis l'aidèrent à revêtir la robe. La délicatesse et la légèreté de l'étoffe mettaient en valeur sa féminité. Un sentiment étrange envahit Nélvéa lorsqu'elle se contempla dans l'immense psyché aux reflets dorés que l'on avait amenée dans l'après-midi. Les nuances de la robe se mariaient idéalement avec la couleur de sa peau, avec sa chevelure sombre. Lorsque l'une des filles posa sur sa tête le diadème d'émeraude, elle prit conscience, peut-être pour la première fois, de sa féminité. Il s'écoulait d'elle une chaude sensualité que le maquillage mettait en valeur. Jamais auparavant elle n'avait remarqué la profondeur mystique de son regard félin. Timidement, elle sourit à son image. C'était comme si elle découvrait une nouvelle Nélvéa. La petite guerrière sauvage avait disparu. Devant elle se tenait une femme splendide, magnifique, mystérieuse, qu'elle ne connaissait pas. Elle frissonna.
- Pourquoi fait-il tout ça pour moi?
- Le Maître aime la beauté, princesse. Et vous êtes divinement belle.
Nelvéa recula. Elles avaient raison. Elle était irrésistible. Mais il lui semblait ne plus s'appartenir complètement, comme ces esclaves que l'on préparait pour le plaisir des rois. Un étrange malaise l'envahit.
Peut-être n'était-ce que le manque d'assurance. Devant les regards admiratifs des deux filles, elle sourit à nouveau à son reflet, découvrant les perles de ses dents. Lentement, l'idée se fit jour en elle qu'elle était désirable, séduisante. Elle se souvint des paroles de Flora: «N'oublie pas que tu es aussi une femme!» Elle eut soudain terriblement envie de voir le Maître, le seigneur invisible qui gouvernait ce lieu.
Les deux filles quittèrent la chambre. Nelvéa sortit sur la terrasse.
Elle ne ressentait plus aucune douleur à la cuisse. Elle vint s'accouder au balcon et regarda longuement le parc et la vallée. Une monstrueuse gueule nuageuse se refermait sur un ciel clair où se mouraient les derniers rayons du soleil. Une étonnante lumière rasante venait découper dans la brume montante du soir les silhouettes des statues et des arbres anciens. Une atmosphère d'irréalité baignait les jardins en terrasses où l'on devinait ça et là des promeneurs. Dans le crépuscule, le palais semblait se détacher de la terre et se lover sur un coussin de nuages, isolé du reste du monde comme le royaume de dieux inconnus. Au-delà du parc se creusaient les taches noires des vallées déjà plongées dans la nuit. A l'orient se ciselaient des crêtes montagneuses auréolées d'ors et de neiges.
Les vents des cimes avaient conclu une trêve avec la nuit tombante.
Seule une brise légère et fraîche faisait monter des jardins des effluves parfumés.
Nelvéa respira profondément en fermant les yeux. La beauté de ce pays la subjuguait. Mais il y avait autre chose. Elle aimait cette vallée.
Sans pouvoir expliquer pourquoi, elle se sentait chez elle, comme si elle avait déjà vécu ici auparavant. Rarement elle avait éprouvé une telle plénitude. Était-ce l'atmosphère un peu irréelle du lieu, ou bien de se découvrir soudain différente, femme, à la fois forte et fragile?
Une larme coula sur sa joue, qu'elle n'essuya pas. Elle était heureuse, pleinement, totalement. Une curieuse tension emplit ses reins, gonfla ses seins d'une sève nouvelle. Elle avait envie d'aimer. Oui, c'était cela. Elle sourit intérieurement. Ce royaume était habité par un magicien.
Bien sûr, elle avait une mission à accomplir. Mais celle-ci existaitelle encore? Elle était certaine désormais que son père était demeuré dans les Terres Bleues. Alors, que signifiait sa quête à présent? Qui l'aiderait à suivre sa voie? Son destin devait-il la mener ici, à Vallensbrûck?
Soudain, elle se retourna, en proie à une violente émotion. Elle avait cru percevoir la présence mentale de Dorian et de Solyane.
Pourtant, la terrasse était déserte.
- Où êtes-vous? Je vous en supplie, montrez-vous!
Seule la brise répondit à son appel. Un bref sanglot la secoua. Puis, comme par enchantement, le malaise de Nelvéa se dissipa, laissant derrière lui une extraordinaire sensation de calme. Était-ce la magie de l'endroit qui avait provoqué en elle cette hallucination? Ou bien autre chose?
Nelvéa ferma les yeux.
« Ils ne sont pas morts, se dit-elle. Ce n'était pas un mirage. Ils étaient là, près de moi! Pourquoi? » Elle frissonna encore, mais la fraîcheur de la nuit naissante n'y était pour rien. Elle avait un peu peur. Une peur curieusement chargée de délices.
Tout à coup, une nouvelle présence se précisa, s'amplifia. Comme éveillée d'un rêve, Nelvéa ouvrit les yeux.
Se découpant sur la clarté des fenêtres illuminées se tenait une silhouette impressionnante, qui un court instant lui rappela son père.
Mais ce n'était pas lui. Seule la taille de l'homme était identique.
Elle enserra ses épaules dans un geste de protection. Un geste curieusement féminin qu'elle ne chercha même pas à interpréter.