CHAPITRE XX

Depuis quelque temps déjà, la forêt se clairsemait. La montagne avait cédé la place à un plateau entrecoupé de failles profondes au fond desquelles coulaient d'impétueux torrents. Il fallait parfois faire de larges détours pour trouver un gué.

Enfin, un matin, le paysage changea très rapidement. Les arbres se firent plus petits, et ils découvrirent bientôt un spectacle stupéfiant.

D'un bord à l'autre de l'horizon, un désert de rocailles battu par les vents semblait marquer la fin du monde vivant. Seuls quelques arbustes noirâtres osaient s'aventurer à la lisière de cet enfer où régnait une chaleur anormalement élevée. Parfois, des bourrasques sèches et brûlantes venaient cingler les voyageurs.

- Ici s'arrête notre monde, dit Nelvéa. Le vieil homme avait raison.

- Et tu es sûre que ton père est venu jusqu'ici? interrogea Maaskar.

- Parfaitement!

- Mais dans quel but?

- Je l'ignore. La légende prétend que ma mère et lui auraient vu le jour dans une cité perdue au cœur de ce désert. C'est du moins ce que disent certains conteurs.

- Mais c'est impossible! rien ne peut vivre ici.

Nelvéa haussa les épaules. Il ne comprenait décidément pas. Même si rien ne pouvait le justifier, elle savait que Dorian était venu jusqu'aux Terres bleues.

Confiant Fearn à la garde de Lorik, elle fit quelques pas en direction du désert. Une chaleur sèche la prit à la gorge. Le sol pulvérulent craquait sous ses pas. Un indicible malaise l'envahit. Elle avança encore, atteignit la limite des arbustes squelettiques, la dépassa. Derrière elle, ses compagnons l'exhortaient à revenir. Elle ne les écoutait plus.

A perte de vue ce n'était plus qu'un champ immense de roches et de sable couleur de cendre et de sang séché. Quel secret pouvait se dissimuler derrière ce désert de mort, bien plus terrifiant que les dunes du Sahiratt?

Elle aurait voulu crier, appeler son père, jusqu'à ce qu'il vienne, qu'il sorte de cet enfer. Deux larmes coulèrent sur ses joues, que l'haleine torride des Terres bleues évapora en quelques instants. Le cœur lourd, Nelvéa se décida à rejoindre ses compagnons. Sans doute la morigéneraient-ils. Leurs visages reflétaient l'angoisse et la réprobation.

- Tu as bravé les dieux, gronda Khaled d'une voix sinistre. Nul ne doit pénétrer sur leur territoire.

Elle s'en moquait. Elle avait compris la terrible vérité. Dorian n'avait pu supporter la disparition de sa compagne. Il avait survécu quelques mois, le temps de transmettre sa charge à Palléas. Puis il avait quitté Gwondaleya. Pour une destination inconnue. Qu'il n'avait révélée à personne. Sauf, peut-être, à son fils.

Oui, bien sûr, Palléas connaissait le but de son père. Et il l'avait approuvé. Parce qu'il savait que Dorian ne pouvait survivre à Solyane. Et elle, Nelvéa, avait parcouru tout ce chemin, avait subi les épreuves de la Chevalerie pour parvenir à son tour à cette conclusion.

Dorian était revenu vers le lieu de sa naissance, depuis longtemps retourné à la poussière, pour y mourir et ainsi rejoindre son épouse.

Pourquoi avait-il refusé de lui avouer tout cela? Sans doute parce qu'elle aurait refusé de le croire. Au fond, cela n'avait guère d'importance.

Elle savait à présent que son père était mort.

Qui aurait pu survivre dans cet enfer?

Ses compagnons ne savaient plus comment l'aborder. Elle ne voulait pas leur expliquer ce qu'elle avait appris. Pas encore. D'ailleurs, peut-être étaient-ils parvenus aux mêmes conclusions qu'elle.

Le soir venu, elle retourna à l'orée du désert. Elle s'assit en tailleur et demeura ainsi de longues heures. Par endroits, des lueurs inquiétantes faisaient rougeoyer la roche. Derrière elle, la forêt s'était tue.

La nature semblait chuchoter, effrayée par l'aspect lugubre des Terres bleues.

Nelvéa ne sentait pas les larmes qui coulaient de ses yeux verts.

Elle refusait les motivations de son père. Il était tellement puissant. Il ne pouvait pas mourir. Il allait surgir, là, des sous-bois, et l'accueillir.

Son sourire si chaud la rassurerait, et elle courrait se jeter dans ses bras. Pourquoi sinon aurait-elle subi toutes ces épreuves? Pourquoi aurait-elle parcouru une si longue route? C'était absurde.

Mais Dorian était parti depuis si longtemps...

Soudain, elle se rejeta en arrière et se tordit les mains.

- Ce n'est pas possible, pas possible, gémit-elle.

Lentement, sa vue se troubla. De curieuses lueurs fulgurèrent dans sa tête. Elle se roula sur le sol, indifférente à la poussière qui maculait ses vêtements. Puis elle éclata en sanglots, comme une enfant. Khaled, qui l'observait au loin, accourut.

Pendant plusieurs jours une fièvre maligne la tint. Elle refusait obstinément de s'alimenter, reconnaissait à peine ses compagnons. Seul son lionorse trouvait grâce à ses yeux. Le fauve ne la quittait plus. La nuit, elle dormait blottie contre lui. Elle se lovait contre sa fourrure comme si elle avait voulu s'y fondre. Et l'animal, parce qu'il comprenait et partageait la peine de sa maîtresse, la couvait comme une mère l'aurait fait de son nourrisson. Il grondait dès que l'on tentait de la toucher.

Parfois, lorsqu'elle le reconnaissait, Khaled parvenait à approcher la jeune fille. Mais la plupart du temps, son regard restait perdu dans le vague. L'Ismalasien ne vivait plus. Il connaissait le mal dont souffrait la jeune fille. Elle s'était aventurée sur le territoire des dieux. Ils l'avaient punie de la façon la plus atroce qui soit: la Malédiction bleue. Chaque jour il redoutait de voir apparaître sur sa peau les premiers signes qui feraient d'elle une créature monstrueuse et condamnée à mort. Il savait qu'il ne lui permettrait pas de vivre un tel cauchemar.

Il la tuerait, puis se supprimerait.

Ils avaient élu domicile dans les ruines d'une tour éboulée, sans doute un vestige de l'ère des Anciens. Il n'en subsistait plus qu'un vague périmètre de pierres taillées et un escalier s'enfonçant dans les entrailles de la terre que le temps avait comblé. Son seul avantage était sa situation, au sommet d'un piton rocheux qui permettait de surveiller les environs.

Nelvéa ne sut jamais que ses compagnons durent repousser une attaque de garous vindicatifs. Elle ne s'étonna pas de voir Khaled et l'écuyer de Maaskar blessés, la tête entourée de linges sanguinolents.

Une nuit, elle se réveilla en sursaut et appela: - Père! Père! Je sais que vous êtes là! Répondez-moi!

Alors, dans son délire, une silhouette se détacha de la nuit, et vint à elle. Elle le reconnut. C'était lui, Dorian, qui tendait la main, qui venait la rassurer. La lune était haute et la forêt environnante luisait d'un bleu de rêve. Elle se leva et courut à lui, trébuchant à chaque pas. Haletante, elle le rejoignit, se jeta dans ses bras.

- Père! Père, je savais que vous n'étiez pas mort!

Elle leva les yeux vers lui et hurla. Elle était dans les bras de Maaskar, qui la contemplait de ses yeux d'or dans lesquels luisaient des flammes, des flammes rouges, effrayantes. Elle le frappa sauvagement et recula.

- Salaud! Salaud! Tu as tué mon père.

Puis elle s'effondra sur le sol en pleurant.

L'étrange fièvre dura plus de deux semaines. Deux semaines pendant lesquelles ses compagnons la veillèrent à tour de rôle, chassèrent pour elle, la soignèrent avec le peu de moyens dont ils disposaient.

Khaled ne dormait pratiquement plus. Même lorsqu'il n'était pas de garde, il demeurait à ses côtés, examinait sa peau plusieurs fois par jour, éloignant les autres pendant qu'il la déshabillait.

Surtout Maaskar, qui se serait bien chargé de cette besogne luimême.

Plusieurs fois, l'Ismalasien se retira, seul, dans la forêt. Et là, les yeux humides, il lançait des incantations désespérées à tous les dieux de bienveillance qu'il connaissait, et surtout à son seigneur et maître, celui qu'il ne parviendrait jamais à oublier.

- Seigneur! Je sais que tu es là! Tu n'as pas permis que je meure en Ismalasie, Seigneur. Prends ma vie si tu le désires à présent, mais sauve-la, Seigneur, sauve-la!

Les plaques redoutées n'apparurent pas. Sans doute l'ascendance divine de la jeune fille n'y était-elle pas étrangère. Et l'esprit de ses parents avait écouté les prières de Khaled et veillé sur elle pendant sa maladie.

Un matin, Nelvéa ouvrit les yeux et murmura: - Je crois que je vais mieux.

Hésitante, elle se leva et fit quelques pas. Puis elle se renferma dans un mutisme dont elle ne sortit pas de la journée. Elle aurait voulu rester seule. A présent, elle avait admis la terrible vérité. Jamais plus elle ne verrait le visage de son père. Ni celui de sa mère. Elle avait quitté Gwondaleya avec l'espoir de retrouver Dorian. Mais sa quête devenait sans objet à présent. A moins...

Un espoir subsistait. Dorian était venu jusqu'ici. Mais pourquoi imaginer qu'il s'était enfoncé dans les Terres bleues pour mourir? Peutêtre avait-il cherché, tout simplement, à retrouver le chemin qu'il avait emprunté, plus de trente années auparavant, avec Solyane. Dans ce cas, où pouvait-il être à présent? Avait-il suivi la route du nord?

Avait-il voulu retourner vers Ghandivar, là où Solyane avait disparu?

Mais non, c'était absurde.

Soudain, elle se leva. Sa décision était prise. Elle ne pouvait pas rester là et imposer à ses compagnons de partager sa détresse. Le passé devait s'effacer devant l'avenir. Mais son avenir à elle, quel pouvait-il être à présent? Elle n'avait plus aucun but. Retourner à Gwonda·.

leya? Elle sentait confusément que telle n'était pas sa destination. Elle résolut une nouvelle fois de se fier à son instinct. Il y avait des villes plus au nord. Et la première d'entre elles, Veraska, était, disait-on, tout à fait étonnante.