CHAPITRE XXIX
II n'avait pas été facile de ramener Daena au baraquement. Ils avaient dû fabriquer en hâte des claies tendues de peaux de bêtes sur lesquelles on avait traîné la blessée sur la piste cahoteuse de Czernova.
Lorsqu'elle retrouva ses esprits, deux jours plus tard, elle ne put se lever. La chute avait brisé ses vertèbres. Tous ses membres étaient paralysés. Les deux filles se relayaient pour lui faire ingurgiter de l'eau et de la nourriture. Mais Daena savait ce qui l'attendait.
- Cette chasse aura été la dernière pour moi, ma petite compagne, dit-elle à Nelvéa.
- Tais-toi! Il faut que tu te maintiennes en vie. Je vais faire venir les amanes. Et même les Lonniens. Ils sauront ce qu'il faut faire.
Daena eut un pauvre sourire.
- C'est inutile. Ils arriveraient trop tard. Et puis, ce n'est pas grave.
J'ai déjà bien assez vécu. Bientôt, mon corps va commencer à entamer l'autre pente de la vie, celle qui mène vers la vieillesse.
- Mais tu es encore jeune!
Daena sourit.
- J'ai presque l'âge d'être ta grand-mère, petite princesse. Mais cela n'a aucune importance. Je mourrai heureuse d'avoir pu te rencontrer.
Tu es une femme extraordinaire. Tu es vraie, tu ne triches pas. Je sais qu'un destin fabuleux t'attend. Et tu triompheras, même si parfois tu auras envie de renoncer.
- Je penserai à toi dans ces moments-là, ma compagne.
Nelvéa saisit la main de la chasseresse et la serra avec chaleur. Elle ne pouvait retenir les larmes qui ruisselaient de ses yeux rougis.
- Mais pourquoi? Pourquoi ce monstre s'est-il acharné sur toi?
- Peut-être était-ce la malédiction d'Ywaïhn, Nelvéa, murmura Daena. Je n'ai jamais vu un kherilan s'obstiner ainsi.
Le lendemain, Daena fit asseoir Nelvéa près d'elle. Son elocution s'était détériorée depuis la veille.
- Écoute-moi, articula-t-elle péniblement. Je vais transmettre l'héritage de Czernova à Roghier. Il en est digne. Mais toi, ton destin ne s'arrête pas à Czernova. Aussi, je voudrais te donner Astrid et Myriam. Lorsque je ne serai plus là, elles seront perdues. Et je crains que certains vautours de Veraska ne tentent d'en faire des bêtes de plaisir pour leurs longs mois d'hiver en forêt. Ils ne vont pas tarder à venir.
En effet, seul Roghier était resté. Il affirmait qu'il ne croyait pas aux malédictions d'Ywaïhn. Les quatre jeunes chasseurs, effrayés par le sort de leur maîtresse, s'étaient enfuis. Nelvéa avait tenté de les retenir, mais l'un d'eux lui avait craché qu'elle était responsable de la mort de Daena, à cause de l'histoire du trolle. Ils étaient certainement allés prévenir d'autres trappeurs. Pour cette raison aussi, Nelvéa savait qu'elle partirait dès que la chasseresse se serait éteinte. Lorsque Daena tomba dans le coma, la jeune fille ne quitta plus son chevet.
Elle passait des journées entières, assise sur un faldestuel, guettant la moindre réaction de la moribonde. Astrid et Myriam, blêmes, demeuraient prostrées à ses genoux, l'esprit vide. Elles ne disaient rien. Parfois un sanglot les secouait. Nelvéa leur caressait les cheveux, leur prenait la main. Bien sûr, elle les emmènerait avec elle. Déjà, les deux filles avaient reporté sur elle toute la confiance qu'elles avaient eue en Daena. De temps en temps, Astrid levait sur elle un regard suppliant et murmurait: - Dites, princesse, elle ne va pas mourir, n'est-ce pas?
Mais c'était plus un cri de désespoir qu'autre chose. D'instinct, elle connaissait la vérité.
Souvent la vision de l'animal monstrueux revenait hanter Nelvéa, mêlée aux dernières paroles de Maaskar.
- Un esprit mauvais rôde autour de toi, Nelvéa! Tu apporteras le malheur à ceux qui t'aimeront.
Elle secouait la tête, comme pour chasser ce cauchemar qu'elle ne pouvait partager avec personne. Mais les événements avaient confirmé ces sinistres prédictions.
Daena rendit l'âme dix jours après l'accident.
Lorsque Nelvéa constata qu'elle ne respirait plus, elle éprouva une curieuse sensation de soulagement. Au moins, la chasseresse ne souffrait plus. Mais il s'y mêlait un désespoir sans nom. Jusqu'au dernier moment, elle avait espéré un miracle. Celui-ci ne s'était pas produit.
Elle murmura: - C'est fini!
Puis elle se retira dans un coin de la pièce. Astrid et Myriam s'approchèrent du lit et se couchèrent aux côtés de Daena, chacune prenant une main de la défunte pour la poser sur leur joue, dans un ultime désir de protection.
Le soleil se levait à peine lorsque les flammes du bûcher funéraire s'élevèrent, hautes et claires, dans le petit matin froid. L'esprit vide, Nelvéa et ses compagnons s'écartèrent et regardèrent longtemps la danse rituelle du feu purificateur.
- Elle avait toujours rêvé de mourir ici, sanglota Astrid, blottie contre Nelvéa. Elle n'aurait pas accepté de vieillir. Les dieux sont bons. Ils ont repris sa vie alors que jamais elle n'avait été aussi belle et aussi forte.
- A présent, elle régnera sur toute la forêt, dit doucement Nelvéa.
Même si son corps n'est plus là, son esprit continuera d'errer sur les montagnes.
- C'est vrai, approuva Myriam, dont les yeux brûlants se remplirent d'une lueur nouvelle. Narushja lui appartient vraiment, à présent.
Nelvéa avait passé un bras protecteur autour des deux filles. Bien sûr, Dorian lui avait enseigné que l'esclavage n'aurait jamais dû exister.
Mais Astrid et Myriam avaient besoin de sécurité. Et cette sécurité passait par le besoin d'une soumission à un être plus fort qu'elles.
Désormais, elle en était responsable, et bien qu'elles eussent le même âge qu'elle - dix-neuf ans - elle éprouvait vis-à-vis d'elles un sentiment curieux, qui n'était pas loin de ressembler à de l'amour maternel.
Les mains qu'elle posait sur les épaules des filles se firent possessives.
Ainsi avaient dû être les sentiments de Daena. Khaled lui avait fait remarquer qu'elle avait été généreuse d'accepter les deux esclaves, mais qu'elles risquaient de les encombrer.
- Elles savent se battre, avait-elle répondu. Elles se révéleront utiles. Et puis, j'ai donné ma parole à Daena. Jamais, moi vivante, elles ne retourneront dans les bordels de Veraska.
Les flammes commençaient à diminuer lorsque les chasseurs des concessions voisines arrivèrent. Ils étaient une douzaine, menés par l'un des jeunes trappeurs, celui-là même que Nelvéa avait sauvé des trolles. Ils saluèrent solennellement le bûcher en ôtant leur coiffure de peaux de bêtes, et demeurèrent silencieux jusqu'à ce que le feu fût devenu braises.
- C'était la plus grande d'entre tous, affirma un grand rouquin au parler rocailleux.
- La plus grande, peut-être, ajouta un gros bonhomme affublé d'une tête d'ours. Mais elle n'est plus. Alors, à qui revient la parcelle de Czernova?
- Vous pourriez au moins attendre que ses cendres soient froides pour vous inquiéter de ça, rétorqua Nelvéa en le toisant d'un regard furieux.
- Princesse, vous n'êtes pas de Veraska, et cette histoire ne vous concerne pas. Et si ce qu'on nous raconté sur vous est vrai, c'est vous qui portez la responsabilité de sa mort.
Nelvéa vint se planter devant lui.
- A cause de cette légende d'Ywaïhn, n'est-ce pas? Parce que j'ai tué un trolle à l'arme blanche? Vos lois préconisent plutôt que l'on laisse l'un des siens périr sous les crocs de ces monstres?
- Vous ne connaissez pas Ywaïhn, riposta l'autre en se campant sur ses jambes. Il ne vous lâchera plus à présent.
- Eh bien qu'il vienne! hurla Nelvéa. Qu'il ose me combattre face à face, ce dieu lâche qui n'ose attaquer de front!
Atterrés, les chasseurs reculèrent d'un pas en se touchant le front pour conjurer le blasphème.
Elle s'adressa au jeune trappeur.
- Et toi, tu aurais donc préféré que je te laisse dévorer par ces chiens?
- Non, mais vous auriez dû partir à ce moment-là. Et Daena serait encore en vie.
Nelvéa se retint de le gifler. Elle revint près du brasier que le vent faisait rougeoyer, et serra les poings pour ne pas céder à la colère qui la tenait. A nouveau elle fit face au clan.
- De toute manière, soyez rassurés! Je vais partir. Daena a transmis sa succession à Roghier. Quant à nous, nous quitterons ce lieu dès demain.
- C'est bien, dit le grand rouquin en s'approchant d'elle. Je suis sincèrement désolé de ce qui est arrivé. Vous ne pouviez pas connaître les lois étranges qui gouvernent cette forêt. Vous avez agi avec courage et générosité. Mais il vaut mieux en effet que vous partiez.
Prenez garde à vous, princesse: Ywaïhn ne s'en tiendra pas là.
Sa vengeance peut durer des années.
Nelvéa frissonna. Elle aurait bien demandé s'il existait un moyen de rompre la malédiction. Mais elle refusait de croire à ces sornettes.
La mort de Daena n'avait été qu'une effroyable coïncidence.
Le gros bonhomme à tête d'ours revint à la charge.
- Mais les filles? A qui appartiennent-elles désormais?
- Astrid et Myriam partiront avec moi. Daena me les a données.
- Comment ça, données? Ces filles sont des Veraskannes. Elles doivent rester avec nous.
- Oui, renchérit un autre. Elles sont à nous.
- Pour que vous en fassiez des objets de plaisir, afin d'assouvir vos instincts bestiaux? N'y comptez pas. Elles viendront avec moi.
Une scission se produisit chez les chasseurs. Le grand rouquin, visiblement embarrassé, tenta de s'interposer.
- Bien sûr, ces filles appartiennent à Veraska. Mais elles étaient les esclaves de Daena avant tout.
Il se tourna vers le gros ours.
- Galreth, la volonté d'un mort est sacrée. Si Daena les a offertes à la princesse, nous devons nous incliner.
- Non! Cette fille est peut-être chevalier, mais ici, nous ne redoutons pas les nobles. Nous n'allons tout de même pas la laisser imposer sa loi. Nous sommes des chasseurs! Il faut qu'elle nous remette les filles!
- Il a raison, renchérit l'un de ses amis.
Nelvéa porta la main à son dayal.
- Écoutez-moi bien, chasseurs! Astrid et Myriam sont à moi. Et le premier qui touchera un seul de leurs cheveux le regrettera.
Il y eut un instant de flottement. Le grand rouquin gronda: - Tu es stupide, Galreth. Tu sais bien que ces filles n'aiment pas les hommes.
- Je m'en fous, riposta l'ours d'un ton menaçant. Je n'ai pas l'habitude de me laisser dicter ma conduite par une gamine.
Il dégaina son poignard, une arme impressionnante dont la lame se creusait d'une rigole pour l'écoulement du sang. Nelvéa tira son dayal et attendit.
Pendant une éternité, le bonhomme fixa Nelvéa de son regard gris.
Pourtant, bien que mesurant deux têtes de plus qu'elle, il ne se décidait pas à attaquer. Derrière lui, ses compagnons s'écartèrent, sauf trois fidèles. Khaled, Lorik et les deux filles vinrent se ranger aux côtés de Nelvéa.
La jeune fille ne bronchait pas. Comprenant qu'il ne serait pas le plus fort, le dénommé Galreth rengaina son arme et cracha son venin.
- C'est bon! Garde tes deux putes! De toute façon, elles ne sont bonnes à rien.
Nelvéa dédaigna de répondre. L'autre tourna les talons et s'en fut, remâchant sa rage. Le grand rouquin, amusé, le regarda partir et dit à Nelvéa: - Je suis avec vous, princesse Nelvéa. Ce gros porc méritait une leçon.
Il posa la main sur l'épaule de Roghier.
- Nous confirmerons la succession de Daena. Mais vous, princesse, faites ce que vous avez décidé. Même si ce n'est pas votre faute, le malheur est sur vos pas.
Il regarda encore le bûcher rougeoyant et ajouta: - Un bien grand malheur!
Le lendemain, Nelvéa et ses compagnons firent leurs adieux à Roghier et aux trappeurs, visiblement embarrassés par la scène de la veille, mais soulagés de les voir partir.
Nelvéa avait hésité sur la direction à prendre. Elle ne croyait plus que son père ait voulu retourner à Ghandivar. Mais elle n'avait aucune envie de regagner Veraska ou Gwondaleya. Aussi décidat-elle de poursuivre vers le nord-ouest. Maaskar était parti depuis près de deux mois, et il avait pris la piste de Lodi. N'ayant aucune envie de le retrouver, elle choisit de suivre l'ancienne piste, qui reliait Veraska à Hambora, et dont une partie longeait le fleuve Poczla.
Cependant, cette piste n'était plus utilisée depuis plus d'un siècle, en raison des attaques dont étaient victimes les caravanes. Outre les maraudiers, on disait que de véritables armées, appartenant à des nations dont on ne savait rien, anéantissaient les convois. L'armement dont elles disposaient obligeait les assureurs à doter les caravanes de troupes beaucoup trop importantes, quelquefois secondées par des dramas. Il était devenu plus rentable d'effectuer le détour par Lodi.
Aussi, depuis un siècle, la piste Smolenska n'était plus qu'un souvenir.
On pouvait même se demander si elle avait réellement existé.
Bien sûr, on ne pouvait nier qu'il se dessinât un semblant de route au travers des hautes collines qui bordaient le massif de Narushja vers le nord. De même, il subsistait par endroits les ruines de ce qui avait dû être des postes relais. Mais tous étaient abandonnés, et la végétation exubérante qui les dévorait indiquait qu'aucun être humain n'avait vécu là depuis des décennies.
Pourtant, trois jours après avoir quitté la concession de Czernova, ils arrivèrent en vue d'une petite cité fortifiée où ils furent accueillis avec civilité.
Norskynn était un petit village farouchement attaché à la Religion, où les amànes maintenaient même une garnison dramas. Apprenant qu'ils avaient affaire à la fille du seigneur aux pouvoirs singuliers qui avait régné sur Gwondaleya, les notables organisèrent rapidement un repas de bienvenue qui fut servi dans l'unique auberge du village.
Lorsque Nelvéa expliqua son intention de poursuivre sa route vers le nord, il y eut un moment de stupéfaction.
- C'est un voyage très dangereux, dit enfin Romen, le chef du village.
- A cause des maraudiers?
- Non pas, princesse! Il y a par là-haut des démons de toutes sortes. Ils enlèvent des jeunes, hommes ou femmes. Les dieux seuls savent ce qu'ils deviennent. Il vaudrait mieux rattraper la piste de Lodi.
- Mais autrefois, les caravanes empruntaient la piste. Pourquoi l'ont-elles abandonnée à présent?
- Nul ne pouvait lutter contre les génies de la Smolenska. Si quelques convois géants réussissaient à passer, la plupart étaient anéantis.
La dernière fois, les amànes ont même adjoint une escorte de vingt dramas. On ne retrouva rien de la caravane. Quant aux dramas, un chasseur audacieux découvrit des lambeaux de leurs uniformes, à dix marches d'ici. C'était tout ce qui restait d'eux. Et cette histoire est ancienne. Mon grand-père était encore enfant.
Un autre ajouta: - Des esprits mauvais planent sur Smolenska, princesse. Et toute la puissance des amànes n'y pourra rien.
- Sait-on à quoi ressemblent ces génies?
- Parfois, ils prennent la forme d'êtres effrayants, qui rappellent vaguement des hommes, mais ils sont plus grands, et dotés de pouvoirs terrifiants.
- II en existe de deux sortes, précisa un gros homme dont les yeux inquiets roulaient dans ses orbites. Il y a les « Hommes Gris » et les « Nyktals ».
- C'est vrai, reprit Romen. Les Hommes Gris sont peut-être des humains. Nul ne le sait. Quant aux Nyktals, ils sont beaucoup plus dangereux. On les appelle ainsi parce qu'ils chassent la nuit.
- Qu'ont-ils de particulier?
- Leur aspect. Il n'existe pas de par le monde de créature plus épouvantable. Ils sont aussi grands que des migas, et leurs griffes lancent des éclairs.
- Mais les Nyktals et les Hommes Gris sont ennemis, intervint un jeune homme que les yeux verts de Nelvéa troublaient. Chaque fois qu'ils se rencontrent, ils s'entretuent jusqu'au dernier. Les Nyktals sont plus puissants que les Hommes Gris. Mais ils sont moins nombreux.
Un vieil homme au visage parcheminé lança d'une voix cassée: - Ouais, mais ce sont de rudes combattants. Même seuls, ils sont capables d'exterminer toute une horde de ces maudits Hommes Gris.
- Les Nyktals sont les esprits de la forêt, reprit le jeune homme.
Nous les respectons, parce qu'ils ne sont pas réellement mauvais.
- Comment cela?
Le vieux chef fit une moue perplexe.
- C'est difficile à dire. Il arrive que les Nyktals enlèvent des jeunes.
Mais certains d'entre eux reviennent au bout de plusieurs jours.
- Et alors?
- Alors, rien! Ils ne se souviennent pas de ce qui s'est passé. En tout cas, il ne semble pas qu'ils maltraitent les nôtres. Une fois, une jeune fille vierge a été enlevée par les Nyktals. Elle est revenue trois jours plus tard, aussi pure qu'elle était partie.
- C'est étrange. Mais ces Nyktals n'ont peut-être pas les mêmes buts que les Hommes Gris.
- Les Hommes Gris transforment leurs prisonniers en esclaves, indiqua le vieux. Peut-être même les mangent-ils. Nul ne le sait, puisque personne n'est jamais revenu de leur territoire.
Nelvéa devinait une véritable horreur teintée de haine envers les Hommes Gris, auteurs de rapts et de massacres. Par opposition, les Nyktals inspiraient une crainte superstitieuse, mêlée à un respect sous-jacent qui n'était pas loin de ressembler à de la sympathie.
- Vous comprenez pourquoi la piste Smolenska n'est plus qu'un souvenir. C'est pour cette raison que notre village est oublié du reste du monde. Officiellement, nous appartenons au royaume de Veraska.
Mais le roi nous ignore. Seuls les amanes ne nous abandonnent pas.
- Les prêtres n'abandonnent jamais les leurs, affirma Nelvéa. Mais je désire joindre Hambora. N'existe-t-il pas un moyen autre que la piste Smolenska? Nous ne sommes que cinq. Nous pouvons facilement passer inaperçus.
Les paysans se consultèrent du regard en se grattant la barbe. L'un d'eux, un gorille à la tête en forme de tronc d'arbre à moustache, grogna : - Y'a ben un moyen!
- Lequel?
- Oh, pour ça, il est dangereux. On a neuf chances sur dix d'y laisser sa peau ou sa liberté. Mais certains arrivent à passer. Surtout si on n'est pas nombreux. D'ici aux sources de la Poczla, il y a moins de dix marches. Ensuite, on peut descendre le fleuve jusqu'à la piste qui va de Lodi à Hambora. Pas plus de cent marches. Au début, il faut suivre le torrent au travers de la montagne. Puis, à environ quinze marches vers le nord, la Poczla devient navigable. Vous trouverez des petits ports de pêche. Là, certains capitaines font du cabotage. Peut-être pourrez-vous convaincre l'un d'eux de vous mener jusqu'à la piste. Ils n'appartiennent pas à la Religion, mais ils font parfois du troc avec les caravanes.
- Cela me paraît possible. Quels sont les dangers?
- Ils sont multiples. Tout d'abord, après avoir franchi la chaîne de montagne où la Poczla prend sa source, vous devrez traverser le domaine des Nyktals. Ensuite, à l'ouest du fleuve s'étend le territoire des Hommes Gris. Et puis, au-delà, vers le nord, vous longerez le massif montagneux où vivent les Pocznans.
- Mon frère Palléas les connaît. Je pense que je pourrai leur demander le passage.
Romen fit une grimace.
- Les Pocznans n'ont pas d'amis. Ce ne sont que des bandits sans lois, aux mœurs bien étranges. Mais ce n'est pas tout. Sur le fleuve, vous devrez prendre garde aux silônes.
- Aux silônes?
Les paysans eurent un sourire entendu.
- Ne vous baignez jamais dans la Poczla, princesse. Les silônes vous avaleraient comme une bouchée de pain.
- Charmant pays.
- Ici, on les appelle les poissons-loups. Les plus grands atteignent dix mètres de long.
Nelvéa avait étudié la faune terrestre avec les Lonniens. Depuis le Jour du Soleil, de nombreuses espèces aquatiques avaient muté, et certains spécimens s'étaient anormalement développés. Dans le Danov, des pêcheurs avaient parfois ramené des silures ou des brochets de près de deux mètres. Pourquoi n'en existerait-il pas de plus grands?
- Mais ils sont inoffensifs, ajouta-t-elle tout haut en pensant à ceux de Gwondaleya.
- Inoffensifs? s'exclama un paysan au visage rouge et mangé de barbe. Madame, ces créatures sont des démons vomis par Shaïentus.
Ils s'attaquent aux bateaux, même les plus grands. C'est pourquoi il vaut mieux naviguer près de la rive, au risque de s'échouer. Les mariniers qui descendent la Poczla garnissent leur navire d'une étrave et d'un bouclier de métal tout le long de la coque. Cette ceinture est hérissée de pointes d'acier plus grosses que le bras.
- Ouais, et quelquefois, ça ne suffit pas, émit lugubrement un autre.
Nelvéa examina le dernier individu plus attentivement.
- Regardez, princesse, dit-il en exhibant ce qui restait de son bras gauche, tranché net au milieu de l'humérus, c'est une saloperie de silône qui m'a fait ça. Encore heureux d'avoir pu m'en tirer.
Nelvéa découvrit en lui des images de naufrage, des réminiscences de frayeur, de rage, de combat, de souffrances. Elle dit:
- Vous semblez bien connaître ce fleuve, monsieur. Accepteriezvous de me mener jusqu'au premier port?
- Moi, madame? Pour une fortune, je ne retournerais jamais làbas.
Il y a encore une vingtaine d'années, certains d'entre nous commerçaient avec ceux des ports. Mais les Hommes Gris sont devenus de plus en plus dangereux. Trop d'entre nous y ont laissé leur vie.
- Madame, confirma Romen, pas un homme ici n'acceptera de retourner vers le nord.
- Je paierai bien!
- Nous n'avons pas besoin de drakkhors. Nous vivons entre nous.
- Bon, j'ai compris. Tant pis, nous partirons seuls.
Le lendemain, Nelvéa errait dans les rues de Norskynn, suivie de ses compagnons silencieux. Au fond, elle se demandait quelle folie, ou peut-être quel orgueil, la poussait ainsi à rechercher le danger. Il aurait été facile de rebrousser chemin et de se joindre à une caravane reliant Veraska à Lodi. Bien sûr, cela signifiait un détour important, mais là n'était pas la raison de son obstination. De plus, elle aurait été incapable d'expliquer pourquoi elle désirait se rendre à Hambora.
Depuis longtemps elle savait que ce n'était pas le désir de retrouver son père qui la motivait. Ou plus exactement il se dessinait autre chose derrière ce but inconsistant. Lorsqu'elle évoquait Dorian, elle ne pouvait le dissocier de l'étendue angoissante des Terres Bleues. Il était demeuré là-bas. Il s'était enfoncé dans le désert sans vie, poussé par une force dont elle ignorait tout. Là était la vérité. Alors, pourquoi poursuivre une chimère dont elle ignorait où elle la mènerait?
Émanait-elle d'elle-même? Ou bien d'autre chose? Parfois, l'envie de renoncer, de retourner se blottir au creux du nid rassurant de Gwondaleya la hantait. La sorcière l'avait prédit avant de disparaître.
Personne ne l'aiderait, ne la conseillerait. Elle devrait se battre seule.
Pourtant, même si elle marchait vers un but dont elle ignorait tout, suivant une route parsemée d'embûches, sur laquelle elle entraînait les siens au mépris de leur vie, elle savait qu'elle ne pourrait revenir en arrière, à cause de cette puissance invisible qui la jetait en avant comme un esclave que l'on force à marcher jusqu'à épuisement.
Elle serra les dents et respira profondément. Les gens de Norskynn ne voulaient pas l'aider? Et bien tant pis. Elle passerait malgré tout, avec ou sans leur aide.
Elle vint s'accouder au rempart, depuis lequel on dominait la forêt.
Au loin, le soleil embrasait un mont isolé couvert d'une épaisse fourrure forestière. Ça et là, on devinait les taches blanches de plaques de neige persistantes. Plus près, tout autour de la petite cité, les paysans quittaient les champs et se hâtaient vers la protection nocturne des murailles. Pourtant, tout semblait calme. Sans doute le petit fortin drainas quji commandait la route du nord y était-on pour quelque chose.
Soudain, le jeune paysan qui avait assiste au repas apparut. Il s'avança timidement vers Nelvéa.
- Princesse, je voulais vous dire: le vieil Olaf accepterait peut-être de vous aider. C'est un vieux bonhomme un peu fou qui vit dans la montagne avec ses fils. Nul ne sait pourquoi, mais il arrive toujours à passer au travers des pièges des Hommes Gris et des Nyktals. Je sais où se trouve sa cabane, vous pourriez lui demander.
Effectivement, le vieil homme ne se fit pas prier devant la somme rondelette que lui proposa Nelvéa. Il trouverait à la dépenser à Veraska où il ne craignait pas de se rendre régulièrement. Ce qui ne l'empêcha pas de bougonner qu'il fallait bien qu'il soit un fieffé imbécile pour accepter de « trimballer des femmes ». Puis il cracha par terre.
Taillé dans le granit, la trogne rougie par les bois et l'alcool, la peau striée de mille ridules creusées par pluie et soleil, son visage s'embroussaillait d'une barbe et d'une moustache aussi abondantes et colorées que les taillis de sa forêt. Un casque en peau de volène vissé sur son crâne chauve et une épaisse veste de cuir noir doublée de fourrure de loup parachevaient sa silhouette de wootman.
Silencieux comme des lynx malgré une corpulence qui n'avait rien à envier à celle de leur papa, ses trois fils le suivaient, muets comme des carpes, les yeux vifs et mobiles. Ces hommes avaient l'habitude de la vie forestière, et des dangers qui pouvaient surgir au moment où l'on s'y attendait le moins.
- Va falloir vous défaire de vos canassons, grogna le vieux.
- Comment ça?
- Si vous descendez la Poczla en bateau, vous pourrez difficilement les emmener. Et surtout, pour traverser la forêt...
- Il n'est pas question que j'abandonne Fearn.
- Et comment vous ferez, là-haut? Les rives du torrent ne sont pas praticables. Ici, tout se fait à pied, ma petite dame.
- Écoute, vieil homme! Je sais que les wootmans n'ont aucun respect pour les nobles, les amanes, ni pour qui que ce soit d'ailleurs.
Mais je SUIS chevalier, et je me moque de ton opinion. Si tu refuses, je trouverai quelqu'un d'autre, ou bien j'irai seule.
Il éclata d'un rire rocailleux.
- Ha ha! Ici, ce sont tous des poltrons! Vous ne trouverez personne!
- Alors, rends-moi ce que je t'ai donné. Je partirai demain avec les miens. Et je passerai.
Là, il se fâcha tout rouge.
- Par les tripes pourries du grand Migas Cornu! Ce n'est pas possible!
Me faire traiter de la sorte! Et par une femelle encore! Tu as la tête encore plus dure que moi.
Il se tourna vers ses fils qui lorgnaient sans vergogne sur Astrid et Myriam, lesquelles ne leur accordaient en retour aucune attention.
- Tiens regarde-moi ces grands nigauds qui commencent à monter en vinaigrette. Comment veux-tu qu'ils puissent traverser la forêt s'ils passent leur temps à reluquer tes filles?
- Qu'ils les regardent s'ils le souhaitent. Mais ils feraient mieux d'éviter de les approcher de trop près.
- Pourquoi? Elles n'aiment pas les hommes?
- Je ne crois pas en effet.
Si le vieil Olaf avait un doute à ce sujet, il fut rapidement dissipé.
L'un de ses rejetons avait engagé la conversation avec Myriam la silencieuse. Si Nelvéa et Olaf, au loin, n'entendaient pas ce que le jeune homme disait à l'esclave, les gestes, en revanche, ne laissaient planer aucun doute quant à ses intentions. Sourire enjôleur, cambrure avantageuse du torse, moustache finement lissée, murmures galants, ou supposés tels par les spectateurs, qui ne provoquèrent chez la « victime » qu'une indifférence glaciale. Lorsque les bras se firent conquérants, la réaction ne se fit pas attendre. Myriam se dégagea avec une souplesse de chat et saisit les poignets du jeune homme surpris. Une prise imparable l'envoya bouler cul par-dessus tête sur le sol, après une pirouette aussi gracieuse qu'involontaire. L'instant d'après, le malheureux arrêtait avec son menton un coup de pied magistral qui l'étourdit pour le compte.
Myriam ne prononça pas un mot et tourna les talons sans plus se préoccuper de son séducteur malchanceux. Lorik et Khaled éclatèrent de rire. Olaf explosa: - Non mais? Qu'est-ce que c'est que cette femelle? Elle va m'estropier mes petits. Veux-tu foutre le camp!
Nelvéa raccrocha le wootman par la manche.
- Dis donc, vieil homme, ton gamin n'avait qu'à se tenir tranquille.
Il poussa une bordée de jurons tous plus verts les uns que les autres et lui tendit la bourse qu'elle lui avait remise.
- Tiens, reprends ça! Et que je n'entende plus jamais parler de toi.
Les femmes, ça ne rapporte que des ennuis.
Furieux, il tourna les talons et s'en fut vers sa cabane, rameutant ses «petits», dont le plus malingre devait dépasser le quintal.
Nelvéa contempla le quatuor regagner ses pénates, amusée et déçue. Les personnages lui étaient plutôt sympathiques.
Au moment où elle enfourchait son lionorse, la vieil homme l'interpela.
- Tu vas partir quand même?
- Parfaitement! Avec une boussole et une carte, on finit toujours par arriver quelque part.
- Ouais, on peut aussi se faire tuer comme un vulgaire lapin.
Enfin, que les dieux te protègent quand même!
- Merci! Je pars demain, à la prime aurore.
Il grogna et s'engouffra dans sa baraque.