QUATRIÈME PARTIE
Le sous-sol gorgé d'eau émettait de curieux bruits de succion sous les sabots des chevaux et les pas des hommes. De véritables trombes d'eau détrempaient la petite troupe de fugitifs, dont les capes leur collaient au corps, poisseuses des feuilles mortes et des brindilles dont le vent violent les cinglait. La mort dans l'âme, Nelvéa, montée sur son lionorse, regardait sans les voir les bottes de l'homme qui ouvrait la marche, quelques pas devant elle. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle cheminait ainsi, fuyant l'enfer qui s'était déchaîné d'un coup sur Vallensbrùck. Dans son dos, elle sentait le corps de la petite Lauryanne rivé au sien, les bras enserrés autour de sa taille. La fillette prenait soin de ne pas comprimer le ventre de sa mère où s'agitait le bébé.
Et toujours il fallait repartir, plus loin, plus vite, disparaître au cœur de la forêt ténébreuse pour échapper aux hordes de Gris lancés à leur poursuite.
De la petite cité qui avait compté plus de cinq mille âmes il ne restait plus que cette poignée d'hommes et de femmes hagards, accompagnés d'une douzaine d'enfants dont le plus jeune avait tout juste six ans.
La nuit suivant l'arrivée de la caravane, Nelvéa avait eu peine à s'endormir. Toute la journée, Lauryanne s'était montrée anormalement nerveuse. Elle ne cessait de se plaindre, disant qu'elle voulait partir, qu'elle avait peur.
- Mais de quoi as-tu peur? lui rétorquait sa mère.
- Je ne sais pas. Il y a ici quelque chose de mauvais. Mère, je sens que nous devrions fuir. J'ai peur pour le bébé.
Elle n'osait pas prononcer les mots fatidiques, mais Nelvéa lisait clairement en elle qu'elle redoutait la mort de l'enfant. C'était une idée absurde, qui lui donnait envie de la gifler. Mais elle s'en abstint.
Lauryanne n'était pas responsable.
Le soir, elle coucha sa fille, envahie par une angoisse irrationnelle.
Elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Lorsque Nielsen la rejoignit, vers minuit, elle ne dormait toujours pas. Elle n'osa pas avouer à son compagnon l'attitude étrange de Lauryanne. C'était la première fois qu'elle agissait ainsi. Frileusement, elle se lova contre Nielsen, cherchant sa chaleur malgré le feu qui ronronnait dans l'âtre de la chambre. Rassurée par sa présence, elle tenta d'oublier ses cauchemars.
Mais plusieurs fois une effrayante sensation de chute immobile la réveilla en sursaut. Nielsen, inquiet, la regardait. Peut-être la proximité de la naissance rendait-elle l'enfant plus nerveux. Parfois, de violentes contractions lui tordaient le ventre. Alors, Nélvéa respirait à petits coups rapides pour calmer la douleur. Puis elle se raccrochait à la nuit.
Soudain, elle se dressa d'un coup dans le lit.
- Maaskar! balbutia-t-elle.
- Qu'y a-t-il? demanda Nielsen.
Nélvéa s'était mise à trembler d'une manière incontrôlable. Nielsen la prit contre lui.
- Je... c'est ridicule, articula-t-elle avec effort. J'ai dû faire un cauchemar.
J'ai rêvé que... Maaskar était ici.
- Personne ne l'a revu depuis le printemps. Il doit être bien loin à l'heure qu'il est. Détends-toi!
Elle se mit à pleurer.
- Si au moins je possédais les pouvoirs de ma mère... Elle saurait, elle, ce qui se passe. Je ne comprends pas. C'est comme un voile devant mes yeux, qui m'empêcherait de voir. Je ne sais pas... Un danger nous menace.
- Mais non! Tout est calme. Tâche de dormir un peu. Demain, tu n'y penseras plus.
«Si demain vient un jour!» pensa Nélvéa pour elle seule.
Il avait été convenu de repousser le départ pour Gwondaleya jusqu'après la naissance du bébé. Il se passerait des grandes chasses auxquelles de toute façon Nélvéa ne pourrait participer. Au-dehors, une violente tempête d'automne faisait rage. Les tornades de vent hurlaient en s'écorchant aux angles des murailles. Parfois, un éclair éblouissant déchirait la nuit, inondant les collines proches de lueurs fantasmagoriques.
- Ce doit être ce temps infernal, gémit Nélvéa.
A nouveau elle tenta de retrouver le sommeil. Elle se blottit contre Nielsen, enfouissant sa tête dans son cou, cherchant sa protection, instinctivement.
Jamais de sa vie elle n'avait éprouvé un tel malaise.
C'était comme si, au-delà de la compréhension, des forces infernales s'amassaient pour fondre sur elle et sur les siens, et pulvériser son univers si calme. Elle aurait voulu se lever et hurler, agir. Mais elle se sentait si faible, si soumise à la douleur. Comme un piège gluant qui l'emprisonnait, l'empêchait de réfléchir, de se défendre.
Ses yeux refusaient de se fermer. Il lui semblait que le temps s'étirait, s'était fait matière pour l'emprisonner comme une toile d'araignée.
Parfois, elle aspirait brusquement de grandes bouffées d'air pour éviter l'étouffement qui lui serrait la gorge. Alors, son cœur battait à tout rompre, faisant écho aux grondements de la tempête.
Et puis soudain, le fracas de l'orage s'éloigna, s'atténua. Pourtant les éclairs demeuraient présents, illuminant la chambre d'un jour bleuté qui n'appartenait pas au réel.
Dans l'encadrement de la fenêtre ouverte sur la nuit, une silhouette se matérialisa, se précisa. Nielsen dormait. Nelvéa aurait voulu crier, mais les sons s'étranglèrent dans sa gorge. Elle était comme paralysée.
La silhouette silencieuse s'avança lentement jusqu'au lit et se pencha sur elle. Un nouvel éclair noya la chambre d'un bleu électrique.
Abasourdie, Nelvéa tenta de se redresser. Son corps lui refusa tout service. Alors, du fond de son angoisse, elle reconnut l'ombre qui lui souriait.
- Mère, balbutia-elle. Mère, vous êtes là... Comment est-ce possible?
Solyane posa un doigt sur ses lèvres.
- Ecoute-moi, Nelvéa. Tu dois quitter Vallensbrùck. Cette nuit, immédiatement. Tu dois tenter de sauver cet enfant qui va naître.
Réunis les tiens, et fuis! L'ennemi est déjà dans vos murs.
- Mais...
Elle parvint enfin, au prix d'un effort surhumain, à échapper à la gangue poisseuse qui la clouait au lit. Elle hurla: - MÈRE!
Elle ouvrit les yeux, reprenant pied dans la réalité. Son cœur battait à tout rompre. La silhouette avait disparu. Sans doute n'avait-elle jamais existé. Affolée, Nelvéa regarda autour d'elle, puis bondit du lit.
Il n'y avait personne. Un brusque coup de tonnerre la fit sursauter.
- J'ai rêvé... j'ai rêvé, gémit-elle.
Nielsen s'éveilla à son tour.
- Qu'y a-t-il?
- Je... je ne ne sais pas! J'ai vu... ma mère, Solyane! Elle me disait de fuir! Cette nuit!
- C'était un cauchemar!
- Oh, non! Ce n'est pas la première fois que je rêve d'elle. Mais cette fois c'était différent. Je suis sûre... qu'elle était là.
Nielsen ne répondit pas. Jamais il n'avait vu sa compagne dans un tel état de nervosité. Elle revint vers lui et se jeta dans ses bras.
- Nielsen, je veux partir. Il va se passer quelque chose ici. Lauryanne l'a senti elle aussi. Va la chercher!
Il était inutile d'essayer de la raisonner. Pour la calmer, lui montrer que tout allait bien, il se rendit à la fenêtre. Un éclair éblouissant lui dévoila le parc par l'orage. Il poussa un cri.
- Par tous les dieux!
Instantanément, Nelvéa le rejoignit. Au-dehors, malgré la tempête, une horde de guerriers silencieux investissaient la cité endormie. La jeune femme crut qu'elle allait s'évanouir. Elle n'avait pas peur pour elle, mais les siens étaient là, vulnérables, à la merci des créatures inquiétantes qui se faufilaient partout tels des rats.
- Ce sont des Gris, jeta Nielsen. Comment...
- La caravane! le coupa Nelvéa. Voilà pourquoi elle est arrivée en avance. C'était un piège.
Nielsen lui prit les bras et dit: - Habille-toi. Je reviens tout de suite.
Elle s'exécuta immédiatement. Quelques instants plus tard, il revenait, portant dans ses bras Lauryanne embrumée de sommeil. Derrière eux suivaient Khaled, Lorik, Krissy avec sa fille, les deux esclaves Astrid et Myriam, ainsi qu'une poignée de domesses qui demeuraient au château.
- Suivez-moi! ordonna Nielsen.
Ils se munirent rapidement de vêtements chauds, de couvertures, et chargèrent à la hâte des vivres dans des sacs de cuir. Passant ensuite par les écuries, ils sellèrent des chevaux, ainsi que le lionorse de Nelvéa. Puis le prince les entraîna dans les profondeurs silencieuses du palais, jusqu'à un corridor qui s'enfonçait dans la nuit. On alluma des torches.
- Ce souterrain était autrefois l'un des accès de la vieille cité d'Hoffengart, expliqua-t-il. Je l'ai conservé en état en prévision d'une possible invasion. Il traverse le parc et une partie de la forêt pour déboucher dans le flanc de la colline du sud. Tentez de fuir par là.
N'essayez pas de revenir vers la ville. Moi, je vais donner l'alarme.
- Nielsen, je reste avec toi.
- Il n'en est pas question, petite. Tu dois penser à notre bébé. Tu n'es pas en état de combattre.
- Mais je ne peux pas te laisser...
- Tu le dois, ma petite princesse, dit-il doucement. Pour lui. Ne t'inquiète pas. Je vais faire agir les Nyktals. Les Gris vont avoir une mauvaise surprise.
Elle aurait voulu y croire. Mais quelque chose lui disait qu'il était déjà trop tard. Elle se blottit contre lui en pleurant.
Ainsi avait commencé le cauchemar qui durait à présent depuis plusieurs jours.
Des images fulguraient dans l'esprit de Nelvéa, atroces, douloureuses.
Les yeux de Nielsen, fixés sur elle, anxieux, des yeux qu'elle doutait de jamais revoir. Une fuite éperdue le long du souterrain dévoré d'humidité, au dallage glissant et poisseux, une vision infernale lorqu'ils avaient enfin débouché dans la nuit glauque de la colline.
Au loin, en contrebas, résonnaient déjà les échos d'un combat sans pitié. Des flammes gigantesques dévoraient la petite ville. Des hurlements de panique jaillissaient des ruelles d'habitude si calmes.
Plus loin, un groupe de fuyards aux visages défigurés par la peur les avait rejoints, trois hommes, cinq femmes et une poignée d'enfants hagards qui étaient parvenus à quitter la ville en longeant les rives du lac. Une troupe de Gris était lancée à leur poursuite, armés jusqu'aux dents.
Par eux ils avaient appris que les Nyktals n'avaient pu intervenir.
Sans raison, ils s'écroulaient comme des mouches sans pouvoir combattre. Ce fut dès cet instant que Nelvéa soupçonna une trahison.
Celle-ci se confirma lorsque, vers le milieu de la matinée, ils parvinrent à l'emplacement de la Barrière Magnétique méridionale.
Mais celle-ci avait disparu. Sans doute les Gris étaient-ils parvenus à la détruire en investissant le poste de commande. Mais il leur avait fallu pour cela des complicités intérieures. Ils longèrent la limite de la Barrière pour gagner le poste dramas qui gardait l'entrée du petit domaine. Ceux-ci étaient déjà aux prises avec une horde innombrable qui combattait avec férocité, au mépris de leur propre vie. Malgré leurs combinaisons protectrices, les dramas ne pouvaient résister au flot qui les assaillait de toutes parts. Ils n'étaient pas plus d'une dizaine. Impuissante, Nelvéa assista au massacre des soldats de la Religion. Elle dut se faire violence pour ne pas courir au secours des malheureux guerriers. Mais c'eût été courir au suicide, même si elle n'avait pas été sur le point d'accoucher. Résignée, elle profita de la confusion pour traverser la piste et remonter vers le nord. Un parti de Gris était toujours à leur poursuite. Empruntant les voies tracées par les animaux, ils remontèrent ainsi les collines orientales pendant plus de deux marches.
A présent, cela faisait plus de dix jours qu'ils louvoyaient au cœur de la forêt, multipliant les ruses pour échapper aux hordes ennemies lancées à leur recherche. Car les Gris les traquaient sans relâche.
- C'est étrange, commenta un vieil homme du nom de Rodwolf.
D'habitude, lorsqu'ils effectuent une razzia, les Gris se retirent aussitôt après, avec leurs prisonniers. Pourquoi nous poursuivent-ils avec autant d'acharnement?
Vers le soir, après avoir une fois de plus semé leurs chasseurs, ils bivouaquèrent dans une vieille bâtisse de berger plus qu'à moitié démolie. Une humidité glaciale s'infiltrait partout. Il était hors de question d'allumer le moindre feu. Les vivres commençaient à s'épuiser.
Ils grignotèrent en frissonnant quelques morceaux de viande séchée et des croûtons de pain rassis, et se serrèrent les uns contre les autres pour se tenir chaud. Lauryanne, blottie frileusement contre sa mère, ne disait mot. Elle s'était repliée sur elle-même, comme pour se protéger des menaces extérieures. Nelvéa ne parvenait plus à communiquer mentalement avec elle.
Lorsque tous furent installés pour la nuit, elle tenta de faire le point. La piste de Veraska, qui leur aurait permis de regagner le monde amanite et de trouver du secours, leur était interdite. Seule la voie incertaine de la Poczla leur demeurait accessible. Nelvéa décida donc de poursuivre dans cette direction, malgré les dangers qu'elle recelait.
Peut-être trouveraient-ils sur les rives du fleuve un navire qui leur permettrait de fuir les hordes de Gris. Ils remonteraient alors jusqu'à la piste de Lodi. Nielsen avait toujours entretenu des relations courtoises avec les mariniers. Mais il fallait pour cela traverser une région accidentée, parcourue par un affluent de la Poczla, où vivait un peuple inconnu et redouté, les Trogles.
Cependant, elle ne pouvait continuer indéfiniment à fuir ainsi. Elle était proche de son terme à présent. Elle devait trouver un refuge.
Jamais elle ne pourrait accoucher ici, dans cette forêt froide et humide. L'enfant n'y survivrait pas. Il était déjà extraordinaire qu'il ait réussi à s'accrocher malgré les secousses incessantes imposées par le pas du lionorse. Il lui fallait du feu, de la chaleur, un abri sûr.
Mais la haine qui avait planté ses griffes dans le cœur de Nelvéa n'était sans doute pas étrangère à la résistance du bébé. Vallensbrûck avait été détruite par une horde imbécile, guidée par une stupide volonté de destruction. En une seule nuit, tout son univers avait basculé dans un cauchemar atroce. Nielsen n'était plus. Et avec lui tous les trésors qu'il avait patiemment accumulés pendant des siècles. Le plus bel héritage des hommes, qu'il s'apprêtait à leur redonner, tout n'était plus que cendres. Rien ne pouvait expliquer cette attaque soudaine.
Rien...
Rien, sinon peut-être la fatalité.
Peu à peu, cependant, des images-souvenirs se glissèrent en elle, distillant dans ses entrailles une incoercible sensation de froid. Une angoisse insidieuse l'envahit et elle frissonna.
« Tu portes le malheur en toi! » disait la voix de Maaskar au plus profond d'elle-même.
La malédiction d'Ywaïhn!
Se pouvait-il qu'elle ait traîné ce fléau impalpable derrière elle pendant toutes ces années? Était-il possible qu'elle fût responsable, même involontairement, de l'anéantissement de la cité?
« Ywaïhn est patient, murmurait Maaskar au fond de sa mémoire.
Ta seule chance de sauver cette cité est de me suivre. Nos destins sont liés. » - Non! NOOON! hurla-t-elle soudain.
Dans ses bras, Lauryanne s'éveilla en sursaut.
- Qu'y a-t-il, mère?
Astrid et Myriam l'entourèrent, lui caressèrent le visage.
- Votre front est brûlant, princesse, dit Astrid.
- Ce... ce n'est rien. J'ai dû rêver.
Au matin, la pluie avait cessé. Mais une brume glaciale gonflait les sous-bois de fantômes inquiétants. Nelvéa éprouva quelques difficultés à se lever. Lorsqu'elle fut debout, un vertige la saisit et elle se mit à grelotter. Elle aurait tellement voulu demeurer contre sa fille, emmitouflée dans sa cape épaisse, sentir les corps de ses deux esclaves blottis contre le sien.
Khaled s'approcha d'elle et lui toucha le front d'un geste doux.
- Tu as pris froid, Anaïh Shean. Tu es brûlante.
Elle respira profondément. Le vertige se dissipa - Ce n'est pas le moment, articula-t-elle péniblement.
En serrant les dents, elle eut un geste dérisoire pour toucher la poignée de son dayal, pendu à son flanc. Elle ne serait certes pas en état de soutenir un combat dans cet état. Et il fallait continuer. Autour d'elle, ses compagnons se préparaient en silence. Ils étaient près de quarante pour une douzaine de chevaux, plus le lionorse.
Comme s'il sentait la faiblesse de sa compagne, Fearn s'accroupit pour lui permettre de monter en selle. Lorsqu'elle fut hissée sur sa monture, Nelvéa se mit à trembler. Le froid entrait en elle par tous les pores de sa peau.
Soudain, une angoisse nouvelle l'envahit, la pétrifia, comme si quelque chose d'irréparable s'était produit. Affolée, elle toucha son ventre. Le bébé ne bougeait plus. Comme un animal pris de panique, elle jeta des regards apeurés autour d'elle, quêtant du secours. Mais chacun avait trop à faire pour s'inquiéter d'elle. Il fallait fuir. Très vite! Trop vite!
Elle dut produire un immense effort pour se calmer. Le bébé devait dormir. Il ne s'agitait pas constamment. Elle caressa la douce proéminence d'un geste empreint de timidité et de crainte et mit Fearn au pas.
Furtifs comme des renards, Khaled et Lorik se fondirent dans la forêt pour repérer les alentours. La veille, ils avaient suivi un tronçon de voie envahie par les arbres et les broussailles, mais où l'on retrouvait parfois des dalles brisées et couvertes de mousse. Plus loin, ils avaient pataugé dans un ruisseau pour effacer leurs odeurs. Les Gris possédaient des chiens.
Quelques instants plus tard, l'Ismalasien et l'écuyer étaient de retour.
- Il faut fuir immédiatement, Aïnah Shean, gronda Khaled. Les Gris sont toujours sur nos traces. Nous les avons aperçus. Ils seront là dans une heure au maximum.
- Par les dieux!
Nelvéa ferma les yeux. Le cauchemar se poursuivait. Si elle n'avait pas été obligée de protéger son enfant, elle se serait écroulée là, en attendant son sort. Elle n'avait plus de forces.
- Allons-y, dit Lauryanne dans son dos.
Elle prit la main fiévreuse de Nelvéa et ajouta: - Ne craignez rien, mère. Nous leur échapperons encore.
Nelvéa acquiesça. La chaleur du petit corps blotti contre le sien lui faisait du bien. Elle aurait voulu être toute petite pour se fondre à elle, disparaître, oublier cet enfer froid et humide qui la pénétrait.
Ce n'était pas la première fçis que Lauryanne adoptait ainsi avec elle une attitude protectrice. Était-ce à cause de l'instinct maternel qui vibrait en elle, ou bien pour une autre raison qu'elle ne s'expliquait pas? Parfois, il lui semblait que Lauryanne représentait le seul élément stable de son univers. Tant que la petite fille serait à ses côtés, rien ne pourrait lui arriver.
La fuite éperdue reprit une nouvelle fois, épuisante, désespérante.
Les enfants faisaient preuve d'un courage inébranlable malgré la nourriture rare et l'absence de feu.
Vers le milieu de la matinée, une douleur intolérable tordit le ventre de Nelvéa.
- Ce n'est pas possible, gémit-elle.
Elle était sur le point d'accoucher. Ce n'était pas le moment. S'ils s'arrêtaient, ils étaient perdus. Les Gris les rattraperaient et la tueraient.
Au prix d'un effort de volonté surhumain, elle parvint à atténuer la souffrance. Mais elle continuait de trembler. Demain, au plus tard après-demain, elle mettrait son bébé au monde. On ne pouvait lutter contre l'ordre des choses. Mais elle risquait de tout faire échouer. Ses compagnons, à cause d'elle, seraient capturés, emmenés en esclavage.
«Jamais personne n'est revenu de Hackenmahar! » disait-on.
Cependant elle savait que jamais ils n'accepteraient de l'abandonner.
Elle commençait à bien les connaître. En dehors de ses proches, il y avait le vieux Rodwolf qui, malgré ses soixante-quinze ans, trouvait la force de soutenir les plus jeunes. Près de lui, cheminait la grosse Martha, la charcutière, qui avait réussi à sauver son plus jeune fils.
Derrière venaient Mahren et Vahren, les jumeaux, âgés d'une cinquantaine d'années, qui n'avaient jamais pu se résoudre à se séparer pour fonder un foyer. Le plus jeune des enfants était un petit garçon de six ans qui expliquait à qui voulait l'entendre qu'il ne craignait pas les Gris et qu'il allait retourner les combattre, armé de la petite fronde qu'il s'était fabriquée le premier jour de leur fuite. Ses parents avaient disparu dans la tourmente de Vallensbrùck et il n'aurait de cesse de les voir vengés. Parce qu'il se retrouvait soudain seul et livré à lui-même, il refusait toute tutelle, toute protection, et mettait un point d'honneur à suivre les hommes de la troupe, supportant sans faiblir les épreuves. Il ne prenait ses ordres que de Lauryanne, qu'il vénérait à l'égal d'une déesse.
Par moments, Nelvéa se disait que les enfants se montraient plus résistants que les adultes. Deux hommes et trois femmes notamment ne cessaient de geindre. Jamais ils n'avaient connu le danger, et se conduisaient de manière égoïste, accaparant les rares couvertures, se chamaillant, pillant sans vergogne la nourriture parcimonieuse.
Nelvéa songeait parfois qu'ils constituaient un poids dont il eût été plus raisonnable de se séparer. Mais elle se hérissait lorsque lui venaient ces pensées indignes. Ces pauvres gens n'étaient pas responsables de leur malheur.
La responsable, c'était elle, Nelvéa. Elle s'était crue suffisamment forte pour lutter contre le destin. A cause de son orgueil stupide, elle avait provoqué la destruction de son petit paradis. Alors, aurait-elle dû céder à l'insistance de Maaskar? C'était absurde!
Dans son délire fiévreux, elle voyait parfois les brumes fantomatiques s'agiter, comme pour donner naissance à des visions de cauchemar. Dans les arbres dénudés, les bourrasques de vent se déchiraient, faisant entendre des gémissements angoissants. Nelvéa serrait les dents. Il ne fallait pas qu'elle cède à la folie qui se glissait en elle. Ce qu'elle apercevait n'était pas, ne pouvait pas être le spectre d'Ywaïhn. C'était impossible. Après toutes ces années... C'était même ridicule. Mais ici, au cœur de cet enfer chargé de brumes mouvantes semblables à des linceuls, qu'en était-il de la réalité? Parfois, le tronc d'un arbre mort semblait s'ouvrir sur des mâchoires gigantesques, des yeux innombrables l'épiaient, la traquaient. Elle prenait alors là main de sa fille et la serrait.
- Mère, vous me faites mal, gémissait Lauryanne.
- Excuse-moi!
Plusieurs fois, elle toucha son ventre. Pas une fois le bébé n'avait remué depuis le matin. Elle aurait voulu qu'il s'agitât, qu'il lui donnât des coups de pied. Mais il n'y avait plus rien. Plus rien que cette douleur sourde qui lui broyait les entrailles.
- Il faut accélérer, dit brusquement Khaled, surgissant comme un démon à ses côtés. Ces chiens ont retrouvé nos traces.
- Je ne pourrai jamais! Je ne peux plus.
Elle le regarda.
- Écoute, mon compagnon, vous allez partir. Il n'est pas utile qu'ils vous capturent tous. Je vais rester ici et tenter de les retarder. - C'est hors de question, gronda l'Ismalasien simplement. I] Nelvéa n'osa pas répondre. Bien sûr, à leur place, elle n'aurait pas I j réagi autrement. Mais un homme, Ratgen, s'approcha. -!
- La princesse a raison, messire Khaled. Nous devrions tenter notre chance chacun de notre côté.
C'était l'un des timorés qui ne cessait de se plaindre.
L'Ismalasien n'eut pas le temps de répliquer. Astrid se planta devant l'homme et le gifla à toute volée.
- Imbécile! Nous nous sauverons tous ensemble ou nous périrons.
Il n'y a pas de place parmi nous pour les lâches. Alors, fais ce qu'on te dit.
L'autre se frotta la joue et s'en fut en bougonnant.
Ce fut vers le début de l'après-midi que le piège se referma. Ils venaient juste d'atteindre l'affluent de la Poczla. Parce que Nelvéa, à demi évanouie, avait failli tomber de son lionorse, ils avaient fait une courte halte. Les berges de la rivière paraissaient praticables. En les longeant vers l'aval, ils parviendraient au fleuve où ils trouveraient certainement un port. L'endroit était inquiétant. De chaque côté s'élevait un labyrinthe de murailles calcaires d'aspect sinistre.
- L'antre des démons, grelotta une femme en désignant les brumes stagnantes qui s'appesantissaient sur les eaux sombres.
- Boucle-la! ordonna Martha en brandissant sa large main.
Afin de combattre le froid, Nelvéa avala une gorgée de liqueur verte, un flacon qu'elle avait emporté au dernier moment.
- Cela va aller, dit-elle.
Ils reprirent leur marche désespérée. Soudain, Lauryanne dit à sa mère: - Il y a des hommes ici. Ils se cachent. Mais ils nous surveillent.
Nelvéa, à demi inconsciente, tenta de percer le mystère des brouillards mouvants. Mais elle était trop faible.
Près d'elle, un homme hurla: - Les Gris!
Derrière eux, à l'endroit où ils avaient fait halte quelques instants plus tôt, une horde silencieuse venait de surgir, armée jusqu'aux dents. Simultanément, devant eux, une autre troupe se matérialisa.
Des hommes étranges, vêtus de cuir et de peaux de bêtes, armés d'arc, de frondes et de sarbacanes.
Nelvéa s'effondra sur l'échiné de son lionorse. Tout était perdu.