CHAPITRE XXXVIII

Nielsen avait installé Nelvéa dans un superbe appartement de l'aile sud du palais. De la terrasse, on découvrait toute la vallée, avec sa petite cité en enfilade. Lorik, Khaled et les deux esclaves s'étaient vu attribuer chacun une chambre jouxtant les appartements de leur maîtresse, afin qu'elle ne se sente pas dépaysée.

Ainsi, Nelvéa commença une nouvelle vie, qui la surprenait un peu.

Jamais elle n'aurait imaginé qu'un jour elle serait heureuse d'appartenir à un homme. Souvent, elle avait répété à son père que jamais elle ne serait la femme d'un prince, régnant ou non, qui la partagerait avec ses maîtresses. Maaskar pourtant l'avait dangereusement séduite. Lorsqu'elle songeait aux quelques semaines qu'elle avait passées en sa compagnie, elle se traitait de folle. Elle lui avait appartenu, à lui aussi. Mais cela n'avait rien de comparable. A cette époque, tout son être se révoltait contre la personnalité inquiétante de son compagnon. Elle se demandait à présent ce qu'elle avait bien pu lui trouver.

Avec Nielsen, tout était différent. Elle désirait lui appartenir. Elle savait désormais ce qu'était l'amour. Et elle souriait aux contradictions qu'elle découvrait chez elle. La personnalité féminine était-elle donc si complexe qu'elle ne parvenait pas à y voir clair elle-même?

Parfois un doute la prenait, qu'elle chassait avec violence. Jamais plus elle ne se laisserait prendre au piège. Elle voulait être sûre d'elle-même, aimer sans se poser de questions. Mais comment douter de ce prince qui lui manquait dès qu'il la quittait? Ses yeux ne pouvaient mentir.

Peu à peu, elle comprit pourquoi elle se sentait bien en compagnie de Nielsen. Il était agréable à vivre. Jamais il n'imposait sa volonté. Il traitait ses sujets comme s'ils avaient été ses égaux. La tension malsaine qui avait présidé à ses rapports avec Maaskar n'existait pas avec Nielsen. Il l'invitait à partager ses travaux, ses passions. Il s'intéressait à ce qu'elle aimait, savait l'écouter parler.

Il émanait de lui un curieux mélange de sagesse et de spontanéité.

Ses yeux avaient vu beaucoup plus que ceux d'aucun autre homme de ce monde, mais il posait encore sur tout un regard étonné, prompt à s'émerveiller. Elle adorait l'accompagner dans son laboratoire, lorsqu'il étudiait avec amour quelque statuette ramenée d'un lointain voyage à l'autre bout de la Terre, ou lorsqu'il se lançait dans d'époustouflantes suppositions sur une civilisation. Elle avait parfois peine à le suivre, mais son regard émerveillé lui suffisait. Elle était amoureuse, et sa vie en était magnifiée. Il se glissait en tout un parfum déliI cieux, troublant, qui transcendait tout autour d'elle.

Chaque jour, accompagnés de Lorik, Khaled et des deux esclaves, ils descendaient jusqu'à Vallensbrùck. C'était une ville très vivante, f, avec ses placettes animées, son marché, ses demeures riches et décorées, ses tavernes et son petit port. Car à l'ouest s'ouvrait un lac de dimensions respectables qui menait vers les contreforts du massif de l'Hercy, chaîne montagneuse au-delà de laquelle commençait le territoire de Hackenmahar. Bien que de taille plus modeste, Vallensbrùck rappelait Gwondaleya. Les rues étaient pleines de ces bruits et de ces appels qui sont l'âme d'une cité. Parce qu'ils vivaient en autarcie, les habitants se connaissaient tous. Les enfants étaient nombreux, les hommes vigoureux et les femmes très belles. Tout ici était bâti pour le plaisir des yeux. Il n'y avait pas de pauvres à Vallensbrùck. Les demeures étaient petites, mais confortables, et artistement décorées.

On vivait souvent à l'extérieur. Les activités étaient nombreuses et variées. Si l'étude et l'archéologie occupaient beaucoup les citadins, ils ne négligeaient pas pour autant les activités physiques. « L'équilibre de l'esprit passe par celui du corps! » disait Nielsen. Aussi chaque jour apportait une distraction nouvelle, faite de compétitions sportives, de joutes amicales qui souvent avaient pour cadre le lac aux eaux bleues.

Nelvéa et ses compagnons furent rapidement adoptés par le peuple de Vallensbrùck. Parce qu'on la voyait toujours en compagnie du prince, que l'on vénérait à l'égal d'un dieu, elle fut en quelques jours considérée comme la nouvelle châtelaine. Nelvéa n'eut aucune difficulté à se mêler à la population. Tout le monde ici parlait l'ankos.

Ainsi en avait voulu Nielsen, que la richesse de cette langue fascinait.

Mais on utilisait également un langage différent, dont les racines remontaient au temps des Anciens, et qui était né des idiomes employés dans cette région avant le Jour du Soleil. Nelvéa se mit en devoir de l'apprendre.

Elle prenait plaisir à se mêler à la population. Elle participait aux compétitions, dans lesquelles elle se distingua rapidement. Elle acquit ainsi le respect et l'amitié des citadins. Souvent elle accompagnait les pêcheurs sur le lac. Elle adorait déguster en leur compagnie le poisson péché dans la journée, et que l'on faisait griller le soir, sur la plage, en écoutant les chanteurs et les musiciens reprendre des mélodies venues du fond des âges et que le prince avait redécouvertes au cours de ses voyages.

Chaque jour apportait quelque chose de nouveau. Nelvéa se disait que jamais elle ne parviendrait à tout connaître. La richesse du lieu dépassait l'imagination.

Sous le palais, dans les ruines de l'ancienne cité libre, Nielsen avait reconstitué une véritable ville, faite de cryptes immenses qui chacune était dévolue à une époque du passé, ou à un domaine du monde. La diversité des collections la stupéfiait. Bien sûr il y avait là toutes sortes d'œuvres d'art tableaux, bijoux, sculptures, mais aussi d'innombrables objets dont l'usage demeurait parfois insaisissable.

Par eux, le prince retraça pour sa compagne toute l'histoire de l'humanité, depuis bien avant ce que les amanes avaient baptisé le Jour du Soleil. Et peu à peu, la vision du monde de Nelvéa s'en trouva modifiée. Nielsen ne s'intéressait pas vraiment à l'histoire des hommes qui avaient gouverné le monde. Mais, au travers des créations artistiques, des objets usuels, de l'architecture, il tentait de comprendre la vie des peuples du passé, leur mentalité, leurs motivations, leurs caractères. Sa science était immense. Elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il était sans doute l'être le plus savant du monde. Et elle adorait l'écouter parler, parce qu'il savait donner vie à des fantômes disparus depuis des millénaires, parce qu'il était plein d'humour, et parce que ses yeux s'adressaient à elle seule. Il vibrait en lui un enthousiasme tel qu'elle oubliait qu'il avait déjà vécu plus de quatre siècles. Un adolescent n'aurait pas manifesté plus de spontanéité et de gaieté.

Nelvéa s'était liée d'amitié avec Krissy. Mais elle ne parvenait toujours pas à se prononcer sur la nature réelle de la fille. Jamais celle-ci ne prenait ses repas avec eux, quoique Nielsen la traitât comme une égale. Il y avait dans leurs rapports quelque chose qui rappelait l'affection d'un père et de sa fille.

Un soir, alors qu'au dehors soufflait une violente tempête de montagne, elle s'en ouvrit à Nielsen.

- A mon arrivée, Krissy s'est coupé le doigt sur un morceau de verre. J'ai vu son sang. Il n'est pas de la même couleur que le nôtre.

Peux-tu m'expliquer ce phénomène?

,. Nielsen sourit, puis se se leva et alla chercher dans un meuble de bois finement travaillé un flacon qui contenait une liqueur d'un vert ambre. Étonnée, Nelvéa le regarda en verser dans deux petits verres.

- Je savais qu'un jour tu me poserais cette question. Je vais y répondre. Mais avant, tu vas goûter ceci.

Intriguée, Nelvéa porta le verre à ses lèvres. La liqueur était délicatement parfumée, et très alcoolisée. Elle but une gorgée avec circonspection, imitée par le prince, ravi. Ce fut comme si un torrent de feu lui coulait dans les entrailles. Puis le souvenir des herbes l'emplit, la réchauffa. Les yeux brillants, elle dit: - C'est délicieux. Mais quel rapport cette liqueur peut-elle avoir avec Krissy?

- Il est très important. Le sang bleu. La liqueur verte. On ne connaîtra sans doute jamais exactement l'histoire de Krissy et de ses sœurs. Un jour, au cours de mes voyages, j'ai découvert un lieu étrange, un peu semblable à celui-ci, situé dans l'ouest de l'Europania.

Un massif de montagnes protégeait comme un écrin un ensemble de bâtiments très anciens. Là vivaient des hommes qui vouaient leur vie au service d'un dieu antique. Ils se montrèrent hospitaliers. Ils m'hébergèrent, et m'offrirent quelques flacons de cette merveille. Il y avait là des hommes et des femmes, unis dans l'amour de leur dieu et de leur pays. Ils ne quittaient jamais leurs montagnes, se consacrant à la prière et à la fabrication de cette liqueur d'un autre âge. Ils m'expliquèrent qu'avant le Jour du Soleil, seuls les hommes étaient admis dans ce lieu. Mais, à l'époque du Chaos, ils avaient été obligés de modifier leurs règles et avaient permis à des femmes de les rejoindre, afin d'éviter l'extinction. Et depuis quatre millénaires, ils s'étaient coupés du reste du monde, vivant des produits de leurs champs, de leurs troupeaux et de la fabrication de leur liqueur, qui revêtait pour eux un caractère sacré.

« Lorsque je leur exposai le but de mes recherches, ils se montrèrent coopératifs. Ils me firent visiter leur domaine.

« Un soir, leur grand prêtre me conta une légende mystérieuse. A l'époque du Jour du Soleil, un couple vint se réfugier dans ce lieu perdu. Un homme dont on avait oublié le nom, et une femme d'une très grande beauté, dont ils avaient conservé la mémoire. Elle se nommait Lauryanne. Ils vécurent plusieurs années dans le haut de la vallée, en un lieu où personne ne se rendait jamais. Un élément troubla leurs ancêtres. Selon la légende, cette fille n'était pas un être humain comme les autres. Selon certaines croyances, elle ne buvait que de l'eau et se nourrissait d'aliments étranges.

« Un jour, des démons montèrent des basses plaines et les pourchassèrent.

Le couple disparut, et personne ne sut ce qu'il devint.

« Le lendemain, le vieux prêtre m'entraîna dans la montagne, jusqu'à un bâtiment singulier, dont ils étaient les seuls à connaître l'existence. Ils avaient continué à l'entretenir durant tous ces millénaires.

Selon eux, l'esprit de la belle Lauryanne dormait encore en ces lieux. Le vieil homme me fit entrer dans le sanctuaire. Là, je découvris avec stupéfaction un mécanisme semblable à celui qu'utilisent les amanes pour conserver les cellules humaines à la température absolue.

« Les mystères de ce monde sont insondables. Celui qui avait bâti cet édifice n'avait même pas apposé son nom. Craignait-il d'être reconnu? Nous ne le saurons jamais. L'appareil contenait depuis près de quatre mille ans les cellules d'une femme, sans doute cette mystérieuse Lauryanne, ainsi qu'une mémoire à l'or, inaltérable au temps.

Celle-ci me révéla alors la conception d'un être fantastique issu de matières minérales, dont le sang et la composition moléculaire se basaient, non sur le carbone, comme tous les êtres vivants sur cette planète, mais sur le silicium et le cuivre. Suivait un ensemble de données techniques précises destinées à ramener les cellules à la vie.

Cette pratique semble avoir été très à la mode au temps des Anciens.

« Je demandai au prêtre la permission de prélever quelques-unes des cellules et de copier la mémoire. Il accepta. Je les rapportai à Vallensbrùck et me mis au travail. Ainsi sont nées les ancêtres de Krissy.

- C'est effarant. Les Anciens ont donc été capables de créer la vie?

- Ou tout au moins de l'imiter.

- Mais dans quel but?

- Je l'ignore. Et cela n'a aucune importance. Krissy et ses compagnes sont des filles adorables. Je pense qu'elles sont heureuses avec moi.

- Pourquoi les avoir tirées de leur sommeil?

- Par curiosité scientifique, sans doute. Pour la beauté du geste.

- Parce qu'elles représentaient une oeuvre d'art...

- Leur beauté est parfaite. Elles sont une création de l'homme.

Peut-être l'expression la plus émouvante de son génie. Mais il y a une autre raison. L'inconnu avait ajouté une phrase ambiguë à son étude.

Celle-ci n'était pas mémorisée dans l'or synthétique. Il s'agissait de mots mystérieux gravés dans la pierre de la crypte. Ils disaient: «Puisse-t-elle jamais me pardonner!» « II s'est déroulé là, voici quelques millénaires, un drame dont nous ne saurons jamais rien, dont les protagonistes sont depuis longtemps retournés à la poussière. Il n'en reste de traces que ces filles au sang bleu, et à la beauté surnaturelle.

Nelvéa respecta le silence qui suivit. Sans doute le monde regorgeait-il de mystères semblables.

- Mais, ajouta-t-elle, elles ne peuvent pas avoir d'enfant.

- Si! J'ai découvert cette crypte voici plus d'un siècle. Depuis, elles utilisent la parthénogenèse pour se reproduire. Elles portent des cellules prélevées sur leurs propres corps, et connaissent ainsi la joie de l'enfantement. Mais bien sûr, elles ne peuvent mettre au monde que des filles qui leur ressemblent trait pour trait.

- Je ne sais pas si cette pratique est tout à fait normale, risqua Nelvéa un peu désorientée.

- La parthénogenèse n'est pas une invention de l'homme. Elle existe à l'état naturel. Alors, puisqu'elle contribue au bonheur de mes filles, elle est bénéfique. Si toutes les créations humaines étaient aussi innocentes que celle-ci, le monde serait bien meilleur, tu ne crois pas?

- Oui, bien sûr! D'ailleurs, ne suis-je pas moi-même un clone de l'enfant d'Elena.