VI
Stupéfaite, Nelvéa se glissa à l'intérieur. Lorsque ses yeux furent accoutumés à la pénombre, elle distingua, sur un grabat, une très vieille femme, qui l'observait d'un regard brillant.
- Approche, petite.
Au prix d'un violent effort, la sorcière se redressa.
- La peste soit de ces jambes qui ne veulent plus me porter.
J'aurais aimé te voir à la lumière du soleil. Mais je n'aurais plus la force de sortir à présent.
- Qui êtes-vous?
- Qui je suis? Je suis la sorcière, petite. Ta mère ne t'a jamais parlé de moi?
- Si! Il me semble me souvenir de cela. Je pensais qu'il ne s'agissait que d'une légende.
- Hé hé! Je suis peut-être une légende, fillette. Qui peut le dire?
Mais je sais désormais pourquoi j'ai vécu. Ma vie a consisté à vous attendre, ta mère et toi. Parce que je devais vous confier des secrets.
Vous aider à discerner la vérité qui brûlait en chacune de vous.
- Ma mère? Solyane, ou Elena?
- Solyane bien sûr. Elena n'a fait que te transmettre la vie. Mais tu es la fille de Solyane, puisqu'elle est de la même essence que Dorian, ton père. Des dieux. Voilà ce qu'ils étaient. Toi, tu es... la Licorne. J'ai fait parler les pierres.
- La Licorne?
Nelvéa, de plus en plus étonnée, s'approcha de la vieille femme.
- Sois gentille, apporte-moi un peu de potage. Hier encore je me suis levée. Mais je crois que je n'en aurai pas la force aujourd'hui. Dès que tu seras repartie, je pourrai mourir en paix. Cela fait tellement longtemps que j'attends le moment de quitter ce foutu corps.
- Il ne faut pas rester ainsi. Je vais aller chercher du secours.
- Si tu m'interromps tout le temps pour dire des bêtises, je n'aurai pas le temps de te parler. Laisse tes secours où ils sont. Crois-moi, je n'ai pas envie de prolonger cette vie-là. Regarde-moi un peu.
Nelvéa préféra ne pas insister.
- Vous parliez de... la Licorne.
- Ah oui! La Licorne. C'est une croyance très ancienne, que l'on a oubliée depuis longtemps. Mais le mythe demeure, même s'il a fui la mémoire des hommes. La Licorne, autrefois, était un animal légendaire, qui avait le corps d'un cheval, la tête d'un cerf, et une corne torsadée au milieu du front. Enfin, c'est ainsi qu'on la représentait le plus souvent. C'était un animal que l'on consacrait souvent à la femme. Parce que la Licorne « est » la femme par excellence, comme le Lion personnifie l'homme. On donna ce nom aux reines exceptionnelles qui conservaient le sang des dieux, afin de créer de nouvelles dynasties. Des reines qui ne régnaient pas toujours. Certaines ne furent que de simples esclaves. Avec le temps, le sang des dieux anciens s'est perdu. Il est réapparu au travers de tes parents. C'est toi qui détient ce sang dans tes veines à présent. Ton destin est d'engendrer une dynastie nouvelle.
- Mais, Palléas?
- Il engendrera sa propre dynastie. D'ici quelques générations vos descendants s'uniront, et domineront le monde. Pour cela, il te faudra redécouvrir des secrets oubliés depuis la nuit des temps. Palléas, lui, les connaît. N'a-t-il pas choisi le lion pour emblème?
- Si!
- Ne s'est-il pas rendu, il y a peu, au sommet de ce mont que vous nommez la Sentinelle?
- C'est vrai! Et mon père avant lui. Et avant, ma mère. Dois-je m'y rendre à mon tour?
- Non! Pour toi, le chemin est différent. Ton sang n'est pas seulement celui des dieux. Un autre s'y est mêlé, par accident. Celui d'Elena.
- Par accident?
- Elena n'aurait jamais dû épouser ton père. Elle n'était responsable de rien, mais elle y a laissé la vie.
La sorcière se mit à tousser.
- Par la langue putréfiée du grand Migas cornu, tu vas voir que je ne vais pas avoir la force d'aller au bout.
Nelvéa lui tendit un peu de potage froid.
La vieille en avala une cuillerée, puis se laissa aller en arrière.
- Souviens-toi, petite licorne. Ta mère a franchi les limites de la mort. Tu devras l'imiter. Cependant, ton destin est autre. Il existe, loin d'ici, un peuple qui attend ta venue, qui te couronnera comme reine, comme Mère de la dynastie. Avant cela... tu devras traverser des cercles de feu. La légende prétend qu'il y en avait sept.
- Les songes qui me hantent actuellement ont-ils un rapport avec ces cercles?
La sorcière resta un moment silencieuse.
- Peut-être le plus terrible de tous. Car il risquera de te détruire.
J'ai fait parler les pierres de lumière. Je sais qui est ton amant de la nuit. La seule manière de comprendre sera d'aller au bout de la folie qui te saisira alors.
- Sinon?
- La mort se dressera sur ta route. Mais elle ne sera rien à côté de l'abaissement et de la déchéance qui te guetteront. Ainsi est le lot des licornes, petite. Si elles ne peuvent être reine, elles ne seront rien. Pas même des esclaves. Pis encore, elles peuvent verser du côté des Forces du Néant. Ta mère les a vaincues il y a peu. Mais elles renaîtront.
Elles renaissent toujours. La mort sera préférable à cela. Car si tu devais t'opposer à la dynastie de ton frère, le monde connaîtrait une nouvelle période de chaos, dont cette fois il ne se relèverait jamais.
- Dites-moi ce que je dois faire!
- C'est impossible! Comme ta mère, comme ton père, tu devras te battre seule, chercher la voie sans aucune aide. Parce que là où tu iras, personne n'est jamais allé. A part les dieux. À La sorcière eut soudain un hoquet.
- Non! Ne me laissez pas! hurla Nelvéa. La vieille femme ouvrit un œil. - Souviens-toi! Franchis les limites de ta folie! Comme eux ont franchi la leur.
- Qui est-il? Dites-le-moi. Il faut que je sache. m Mais la sorcière ne parut pas avoir entendu. Elle se souleva; ses yeux brillèrent d'un éclat intense. Elle répéta encore:
- Bats-toi, ma fille. Si tu échouais, ce serait terrible. Bats-toi même lorsque tu croiras avoir tout perdu, même l'honneur peut-être! Bats-toi encore! Au-delà... de tes propres forces.
Puis elle retomba, inerte. Affolée, Nelvéa lui prit les mains. Elles étaient déjà froides. Sans prendre garde aux larmes qui s'étaient mises à ruisseler sur ses joues, elle se leva, recula, et sortit de la baraque. Que devait-elle faire? Incinérer le corps de la pauvre femme, ainsi que le voulait la Religion? Mais rien ne brûlerait ici, à cause de l'humidité des sous-bois. Soudain, elle eut l'impression que la nuit tombait. Elle leva les yeux. Les nuages s'étaient encore épaissis. L'orage était sur le point d'éclater. L'esprit en déroute, elle marcha au hasard, tandis que la forêt s'enfonçait dans la pénombre. Un calme surnaturel avait étouffé tous les bruits, comme si le monde s'était peu à peu arrêté de respirer. Tout à coup, un fracas assourdissant fit éclater le silence. Un éclair l'aveugla, et elle fut projetée à terre, tandis qu'une haleine de feu noyait la clairière.
Il n'était que temps qu'elle sortît de la bicoque. La foudre venait de s'abattre sur le chêne dont les hautes frondaisons dépassaient celles de ses voisins. Le bel arbre se transforma rapidement en une torche géante qui engloutit la misérable cahute et sa défunte occupante.
Abasourdie, Nelvéa se traîna à l'écart. Une pluie diluvienne s'abattit peu après, combattant férocement l'incendie. Combien de temps dura cet affrontement titanesque, hors de portée de la compréhension humaine? Nelvéa n'aurait su le dire. Elle ne sentait pas la pluie qui détrempait sa veste de toile légère, dessinant sous le tissu sa poitrine encore vierge des baisers d'un homme.
Elle tourna les yeux. Une tache rousse se matérialisa, à quelques pas de l'endroit où elle s'était écroulée. Un renard magnifique qui l'observait de son mystérieux regard d'or.
- Tu t'appelles Wynloo, murmura-t-elle. Cela me revient à présent.
Mais bien entendu, l'animal ne répondit pas. Il se contenta d'observer la bicoque qui flambait encore, malgré les efforts de l'orage. Puis, lorsque les flammes diminuèrent, il disparut comme il était venu.
Étourdie, Nelvéa se leva, tituba et reprit le chemin du retour. La brume avait disparu, mais la visibilité n'était pas meilleure pour autant. Elle se fia à son instinct autant qu'à son raisonnement pour retrouver son chemin. Sans doute ne saurait-elle jamais retrouver cet endroit. Tels avaient dû être les sentiments de Solyane. Enfin, au cœur d'un ciel déchiré d'éclairs, elle repéra la trouée du Val-Fendu et se mit à courir. Elle retrouva son kaïck intact, mais menacé par une crue soudaine qui avait grossi le torrent. Hâtivement, elle se défit de ses vêtements. Avant de passer sa combinaison de plaste, elle laissa l'eau de l'orage ruisseler sur sa peau nue. Elle aurait voulu se fondre à la nature environnante, s'y noyer, ne plus sentir les limites de son propre corps. L'autre, le Lonnien au cœur d'amadou, devait commencer à s'inquiéter. Elle se rhabilla, ajusta le kaïck autour d'elle et se lança dans le Stino, heureuse de se livrer à la fureur des flots après les moments surnaturels qu'elle venait de vivre. A demi inconsciente, elle franchit comme dans un rêve la barre des crocs de Vraath, et se laissa couler vers la basse vallée, ballottée au cœur des eaux tumultueuses et des rochers tourbillonnants.
Il faisait presque nuit lorsque enfin elle atteignit des eaux plus calmes. Là où devait s'établir le bivouac. Une silhouette inquiète se dressait sur la rive caillouteuse. Un hurlement de joie l'accueillit.
- Nelvéa! Par ici!
Elle dirigea son embarcation vers la berge et l'échoua, heureuse de retrouver enfin la bonne odeur d'un feu de camp. Elle eut à peine le temps de s'extirper de son kaïck qu'elle se voyait déjà saisie, et emprisonnée au creux d'une paire de bras vigoureux.
- Tu es là! Tu es là, ma petite princesse. Que s'est-il passé? Pourquoi as-tu été si longue? Déjà avec cet orage qui a éclaté sur les hauts plateaux... Et toi qui ne revenais pas!
Elle se dégagea gentiment. Il n'y avait dans le geste de Brent aucun désir, aucun calcul. Il avait tremblé pour elle tout simplement. Et il tremblait encore. De joie cette fois. Parce qu'elle était là. Parce qu'il l'avait crue morte, déchiquetée par le torrent. Alors, pris d'une fougue soudaine, il la reprit dans ses bras et posa ses lèvres sur les siennes.
Interdite, elle eut un mouvement de défense. Mais cet attouchement nouveau était si doux, si réconfortant... Elle lui rendit son baiser.
Lorsque enfin ils se séparèrent, le Lonnien un peu hagard la contempla, et reprit ses distances.
- Pardonnez-moi, princesse. J'ai eu si peur. Ce... ce n'était pas le baiser du vainqueur que je vous ai volé.
- Alors, vous me le devez encore, Brent, murmura Nelvéa. Mais je voudrais manger d'abord, ajouta-t-elle avec un sourire.
Peu après, enveloppée dans une chaude couverture qu'un logement étanche avait gardée au sec au fond du kaïck, Nelvéa contemplait la danse des flammes, fascinée. Deux superbes saumons que Brent avait péchés en l'attendant grillaient, répandant une odeur appétissante.
Lorsqu'il lui tendit la chair encore grésillante, elle y mordit à belles dents, s'éclaboussant du jus frais des baies qu'il avait fait cuire avec.
- Enfin, ce fut une belle aventure, dit le Lonnien. J'ai les muscles tout endoloris. Vous comprenez à présent pourquoi j'aime ce pays sauvage.
- Oui, je le comprends.
« Fonder une dynastie. » Qui était-elle pour cela? Bien sûr, elle était la fille de Dorian de Gwondaleya, et de Solyane. Des dieux, aux dires de la sorcière. Cela, elle en était persuadée. Dans ce cas, où était son royaume, où était son peuple? Devait-elle épouser un prince régnant pour accomplir la prophétie? Elle en doutait. A moins que cela ne constitue le franchissement du premier cercle de feu.
Mais non, ce n'était pas cela. Alors, quel pouvait être ce premier cercle? Elle contempla Brent qui aménageait le feu pour la nuit, et commençait à sortir les éléments de sa tente de couchage.
- Laissez cela, dit-elle soudain.
- Vous savez, sur Lonn, nous savons aussi ce qu'est la galanterie.
Elle sourit. Sa voix se fit moins assurée. Pourtant, elle se força à poursuivre, mue par son instinct: - Non, ce n'est pas ce que je voulais dire. Vous... vous me devez encore le baiser du vainqueur. Je voudrais dormir... sous votre propre tente.
- Nelvéa...
Stupéfait, il s'approcha d'elle, n'osant vraiment croire à ce qu'il venait d'entendre.
- Vous savez! Ce n'était qu'un jeu. Je ne suis pas...
- Taisez-vous, Brent. Soyez seulement attentionné. Je... je n'ai jamais connu d'autre homme avant vous.
- Et vous m'offrez votre première nuit d'amour?
Il vint s'asseoir près d'elle et la prit dans ses bras. Nelvéa frissonna.
Mais était-ce parce qu'elle ne portait rien sous sa couverture de laine, ou bien pour une autre raison, qu'elle refusait de s'avouer. Une étrange langueur gagna son ventre, ses seins. Lorsqu'elle s'offrit au baiser de l'homme, elle connut un instant de peur intense. Mais cette peur elle-même était du plaisir.
VII Était-ce encore la peur qui la faisait frissonner? Le monde était tout petit, refermé sur lui-même, presque étouffant. Elle savait qu'il existait un ailleurs, mais elle ne pouvait l'atteindre. Il faisait curieusement chaud et froid. Chaud, parce que son flanc reposait contre quelque chose d'humide et de doux à la fois. Quelque chose qui la recouvrait à demi, qui sans doute l'avait aimée autrefois, dans un autre monde. Froid aussi, parce qu'une nuit glaciale l'entourait.
Elle marchait sans but précis. Parfois, en filigrane, se dessinait dans son ventre le souvenir d'étreintes sauvages, qui s'ouvraient sur la lumière aveuglante d'un monde farouche, indompté. Peu à peu, une silhouette se profila en contre-jour. Une silhouette qui avançait vers elle, lentement, inexorablement. Une femme. Une femme qu'elle n'avait jamais vue, mais qu'elle connaissait pourtant mieux que personne.
Elle n'aurait su dire pourquoi. Elle pouvait à peine bouger. La sensation contrastée de froid et de chaud s'amplifia, explosa, tandis que des tentacules visqueux se posaient sur sa gorge, sa poitrine, l'enserrant inexorablement. Elle voulut crier, tendre la main vers l'inconnue. Mais elle ne parvint qu'à émettre un cri faible. Enfin un air vif pénétra ses poumons, la sauvant de l'asphyxie. Elle hurla.
Pour s'éveiller dans un espace restreint, qui semblait se replier pour mieux la broyer. Elle cria de plus belle, jusqu'à ce que les tentacules devinssent des bras. Les bras de Brent.
- Que se passe-t-il?
- Je... je ne sais pas! J'ai dû faire un cauchemar.
Le Lonnien la serra contre lui.
- Ne crains rien, c'est fini. Tu vois, tout va bien.
Elle leva sur lui des yeux trempés de larmes.
- Je suis ridicule, grogna-t-elle, furieuse de faire ainsi montre de faiblesse.
- Oh noli, tu n'es pas ridicule. Au contraire.
Il posa ses lèvres sur les yeux de Nelvéa, comme pour boire les larmes qu'elle avait versées.
- Tu n'es pas ridicule, reprit-il. Ce sont des armes effrayantes que ces pleurs et cette faiblesse.
Il lui prit le visage entre les mains pour le tourner vers lui.
- Si désormais, je ne peux plus penser à toi sans me déchirer le cœur, c'est bien à cause de tes larmes et de ton sourire, et non à cause de tes prouesses guerrières. Je sais que tu n'appartiendras jamais à personne, petite princesse. Mais je te suis à jamais reconnaissant de l'offrande que tu m'as faite de ta virginité. Appelle-moi quand tu voudras.
Je serai toujours à tes côtés.
Elle reprit lentement son souffle, jouant avec les poils frisés qui couraient sur la poitrine de l'homme. Après tout, cela n'avait pas été si difficile que ça. Et surtout, cela s'était révélé agréable, même si elle avait un peu souffert au début. Cependant, elle n'avait pas rencontré au cours de cette étreinte l'éblouissement dont on parlait tant, cette sensation de plénitude et d'absolu. Elle contempla Brent avec tendresse.
Il savait dès le début qu'elle ne l'aimait pas vraiment, qu'elle voulait se servir de lui pour essayer ses griffes toutes neuves. Il le savait, et l'avait accepté, sans rien demander en échange. Légèrement, elle caressa ses lèvres avant d'y déposer un baiser infiniment doux.
- Merci! murmura-t-elle. Je me souviendrai toujours de toi.
Elle frissonna encore.
- Mais en attendant, j'ai besoin d'oublier ce rêve étrange.
Sa main remonta le long du torse de l'homme pour s'agripper à ses épaules. Timidement, elle demanda: - Je voudrais... que tu m'aimes encore, toi qui es bien réel.
Bien plus tard, plongée dans un demi-sommeil, il lui sembla qu'un souffle incandescent lui déchirait la peau. Cela ne dura qu'une fraction de seconde. Comme le franchissement d'un fossé rempli de braises.
Alors, elle sut qu'elle venait de franchir le premier cercle de feu: la connaissance de l'homme.
Le lendemain, l'après-midi était déjà bien avancé lorsqu'ils échouèrent leurs kaïcks sur la grève du Stino, à un endroit où le cours du torrent se calmait et s'élargissait en un petit lac appelé le Miroir des Lyades. Sur la rive, Khaled et l'androïde de Brent atten daient déjà, en compagnie d'une troisième silhouette que Nelvéa reconnut immédiatement: Lorik.
- Il a absolument tenu à nous suivre, expliqua l'Ismalasien. Je ne - Lyades: Divinités féminines habitant les arbres et les eaux des forêts.
Je sais comment il s'est débrouillé, mais il est parvenu à se faire offrir un âne par Dame Flora.
A peine avait-elle posé le pied sur le sol que le jeune voyageur se précipitait pour lui baiser la main.
- Vous vous souvenez, princesse? J'avais dit que je serais votre esclave. Me voici. Ordonnez, et j'obéirai.
- Mais je n'ai nul besoin d'esclave. J'ai des domesses, à Gwondaleya.
Elles me suffisent.
- Alors, je serai votre écuyer. Parce que je sais que vous deviendrez la première femme chevalier. Et il vous faudra un écuyer.
- Comment sais-tu que je deviendrai la première femme chevalier?
Je n'ai même pas l'intention de passer l'Eschola. Et puis, cette épreuve n'est pas destinée aux femmes.
- Mais elle ne leur est pas interdite.
Nelvéa se tut. Elle renonça à poursuivre la discussion. Ce petit bonhomme avait le don de la toucher aux points sensibles. Il était vrai qu'elle avait songé plusieurs fois à subir l'Eschola. Pourquoi après tout ne se représenterait-elle pas à la prochaine, qui allait avoir lieu d'ici quelques semaines?
Le soir, ils firent étape à Brastalia, où Sheratt les reçut à bras ouverts. Parce que Dorian avait été son frère d'armes, il considérait Nelvéa comme sa nièce, et son arrivée imprévue le ravit.
Plus tard, dans l'appartement qu'il avait fait réserver pour elle, Nelvéa retint Khaled.
- Je dois te parler, mon compagnon.
Il s'assit sur le sol, en tailleur, à la manière ismalasienne. Ses yeux couleur d'acier ne cillèrent pas. S'il éprouvait une émotion quelconque, Nelvéa était incapable de la ressentir. La jeune fille regarda avec tendresse les traits sombres, les orbites profondes, le nez taillé à la serpe. Les griffes du temps lui avaient composé un masque susceptible d'effrayer n'importe quel ennemi mais qui savait se faire doux pour elle. Ses cheveux coupés court se striaient de fils d'argent, bien qu'il n'eût pas encore atteint la cinquantaine. Au palais, il secondait Rudriko pour l'entraînement des jeunes nobles. Cependant, sa fonction principale restait la protection de Nelvéa.
Khaled parlait peu, s'exprimait en phrases sobres, presque laconiques. Il émanait de lui une sagesse qu'il avait ramenée des sables de son Ismalasie natale. S'il regrettait ses déserts de jadis, jamais il n'en avait fait part à quiconque.
- Qu'as-tu à me dire, Aïnah Shean?
Le tutoiement qu'il employait avec elle avait deux origines. Tout d'abord, Nelvéa aimait à s'imaginer qu'il utilisait avec elle le tutoiement des guerriers, qui autorisait un soldat à s'adresser à un empereur en le tutoyant. Mais pour Khaled, Nelvéa représentait la fille qu'il n'avait jamais eue. Il ne pouvait oublier l'enfant intrépide dont on lui avait confié la garde alors qu'elle n'avait pas encore trois ans.
Une fillette adorable qui le suivait partout et lui jouait mille tours.
C'était peut-être des légendes ismalasiennes, fertiles en combats et en voyages, riches en personnages colorés, en paysages fantastiques, que Nelvéa tirait son goût pour le maniement des armes. Toute petite, elle adorait l'écouter parler de son pays. Quant à lui, il avait éprouvé une véritable fierté en découvrant ses dispositions combatives. Il avait tenu à l'entraîner lui-même.
De là était né ce tutoiement ambigu.
Mais Nelvéa avait peine à parler, ce soir. Patiemment, l'Ismalasien attendit qu'elle se décidât.
- Cet homme, Brent Olleronn, j'ai... j'ai fait l'amour avec lui. Je ne suis plus vierge.
Si Khaled en éprouva une émotion quelconque, elle ne la connut jamais.
- C'était à toi de choisir, Aïnah Shean. Regrettes-tu ce que tu as fait?
- Non! Je devais le faire.
- Alors, tout est bien!
Elle vint s'asseoir face à lui.
- Il y a autre chose! ajouta-t-il.
- Oui, il y a autre chose. J'aimerais... j'aimerais que tu me parles de ma mère. Comment était-elle? Savait-elle se battre? Qui était-elle?
Khaled esquissa un léger sourire. Il ne s'étonna pas de cet intérêt soudain pour une mère disparue dont elle n'avait jamais voulu entendre parler. Un nouvel élément était intervenu, qui n'était peutêtre pas la découverte de l'amour dans les bras du Lonnien. Il se recueillit un court instant.
- Ta mère, commença-t-il, était une femme très belle. Aussi belle que toi, lorsque tu consens à abandonner tes vêtements de combat pour le saryaad. C'est d'elle que tu as hérité ces yeux verts comme l'émeraude, et cette mèche rebelle qui te retombe toujours sur l'œil.
Non, elle ne savait pas se battre. Tout au moins, avant notre expédition en Médhellenie. Là-bas, Dame Vaïna, la première épouse du seigneur Sylvain, lui a enseigné le maniement du shayal. Et par les dieux, elle ne s'y prenait pas trop mal. Ce n'était pas une guerrière comme toi. Pourtant, elle a fait preuve d'un courage digne du plus valeureux des soldats. Ton père a triomphé de la Médhellenie, Aïnah Shean, mais il lui doit une partie de sa victoire. Plusieurs fois, je l'ai vu découragé, abattu parce que l'on avait perdu des compagnons.
Alors, elle s'asseyait près de lui et lui redonnait courage. C'était une femme de qualité, d'une très grande beauté, et qui est morte en héroïne de légende! Pour sauver ton père!
L'Ismalasien fit un geste Kaoh'al, le langage des signes utilisé par les guerriers du désert, et qu'il avait enseigné à Nelvéa. Soutenant la parole, ce geste signifiait tout le respect qu'il éprouvait pour la personne évoquée. La position particulière d'un doigt indiquait que celle dont il était question avait cessé de vivre.
Il plongea son regard noir dans celui de Nelvéa, et ajouta: - Tu peux être fière de ta mère, Aïnah Shean!
Plus que les paroles, le geste Kaoh'al émut Nelvéa. Elle refoula les larmes qui lui piquaient les yeux. Elle n'était pas - pas vraiment - la fille de Solyane, mais sa mère n'était pas la première venue. La dernière phrase de Khaled valait tous les éloges du monde.
- C'est curieux, murmura-t-elle. Tu m'as souvent dit que dans ton pays, les femmes n'avaient pas droit à la considération, qu'elles n'existaient que pour enfanter. Tu m'as dit aussi qu'elles n'avaient pas d'âme.
Il la fixa intensément.
- C'est vrai, je l'ai longtemps cru.
- Comment se fait-il alors que tu aies choisi de m'éduquer, moi, une fille? Tu aurais pu tout aussi bien t'attacher à Palléas, ou à l'un des enfants de Sylvain ou d'Odios.
Il médita un moment sa réponse.
- Il y a plus de vingt ans, j'ai traversé la Médhellenie en compagnie de ton père. Je faisais partie de sa garde personnelle. Il m'avait désigné pour la protection de Dame Elena. Cette traversée fut un enfer. Crois-moi, je ne te mens pas lorsque je t'affirme que tu peux être fière de ta mère, Aïnah Shean. Malgré les épreuves, les djarks, le krankett, les crills, les combats, malgré la chaleur étouffante, les insectes, la terre qui tremblait sous nos pas, ou parfois se déplaçait sous nos yeux, jamais elle n'a laissé échapper une plainte. Et puis...
- Et puis?
- J'ai été victime du krankett. C'est une maladie terrible, qui provoque des douleurs insupportables. J'ai cru que jamais je n'en sortirais vivant. Les dieux de bienveillance que j'invoquais ne m'apportaient aucun secours, et je connus de terrifiants moments de doute.
Dame Elena s'est agenouillée près de moi, et, malgré le risque de contagion, elle m'a soigné. Elle portait en elle une force dont elle n'avait pas conscience elle-même. Elle était très jeune encore. Pourtant, entre nous, ceux qu'elle avait soignés, nous l'appelions « petite mère ». Dans ses yeux, j'ai découvert tout ce que ma propre mère n'a jamais su, ou osé, m'offrir. Elle souffrait pour moi, tout en me disant tout bas: «Tenez bon! Gardez courage!» « Je fus sauvé, grâce à la science du conteur Achil. Mais aussi grâce à elle. J'avais tellement peur de la décevoir, de lui faire de la peine...
Je me suis accroché à la vie de toutes mes forces. Pour elle. Jamais je n'oublierai ces yeux-là, Aïnah Shean. C'est pour lui rendre hommage que j'ai choisi d'attacher ma vie à la tienne, parce que le seigneur Dorian m'avait confié que tu étais son enfant. Nous attendions un fils.
Et ce fut une fille. Eh bien moi, l'Ismalasien qui imaginait que les femmes n'avaient pas d'âme, j'ai été peut-être le plus heureux de tous de voir que tu n'étais pas un mâle. Avec toi, c'est un peu d'elle qui nous revenait.
Il se tut. Il était rare qu'il parlât autant.
Le long monologue de son compagnon avait ému Nelvéa plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Elle se rendit compte qu'un changement s'était produit en elle. Elle venait de découvrir sa mère par les yeux d'un autre. Un autre qui l'avait aimée, silencieusement, dans l'ombre, gardant son amour au plus profond de lui comme une pierre précieuse.
Un amour absolu, sans concession, fait de tendresse et d'admiration.
Toute jalousie avait désormais fui son esprit. Elle s'était conduite de manière ridicule, et s'en voulait encore plus à présent.
Elena ne possédait aucun don particulier, sinon peut-être le plus précieux de tous: le don d'amour. Vingt ans après, des guerriers endurcis se souvenaient encore d'elle avec émotion. Khaled avait raison: elle devait se montrer digne d'elle.
Nelvéa se leva, fit quelques pas jusqu'à la fenêtre d'où l'on dominait le Stino, beaucoup plus calme à cet endroit. Était-ce son aventure avec le Lonnien qui avait provoqué ce revirement en elle, ou bien sa rencontre avec la sorcière? Elle n'aurait su le dire. Une vague de chaleur la parcourut lorsqu'elle évoqua la nuit passée, plus haut sur le bord du torrent. C'était à la fois si proche et si lointain déjà. Brent était là, quelque part dans un appartement du petit palais. Elle se demanda si elle avait envie de le rejoindre. Mais il ne resterait qu'un souvenir merveilleux. Son destin s'écartait de celui de cet homme.
Elle respira profondément l'air de la nuit printanière. Peu à peu, une nouvelle idée se confirma en elle. Elle revint vers Khaled.
- Mon compagnon, cela te ferait-il plaisir que je devienne la première femme chevalier?
Il sursauta. Un éclair de fierté passa dans ses yeux. Puis il redevint grave.
- C'est ce petit voyageur qui t'a glissé une telle idée en tête?
- Non, il me l'a rappelée, tout au plus. Je voudrais subir les épreuves. Aucune règle ne stipule qu'une femme ne doit pas y accéder.
- Aucune.
Ils demeurèrent un instant silencieux. Puis Khaled demanda: - Pourquoi désires-tu devenir chevalier?
- Parce que je pressens que je vais entreprendre bientôt un long, un très long voyage.
VIII Le bachelier se fendit, porta une attaque brutale, et ne rencontra que le vide. Il voulut riposter, mais sa lame lui sauta soudain des mains. Un sabre glacé vint s'appuyer sur sa gorge.
- Tu es mort, Zahrt, dit Nelvéa dans un éclat de rire.
Le jeune homme recula, stupéfait et un peu vexé, puis il prit le parti d'en rire à son tour, imité par ses compagnons, enthousiasmés par la science combative de la jeune fille.
- Par les dieux, j'espère que nous ne serons jamais ennemis. J'avais entendu parler de toi, mais je pensais que l'on avait exagéré. Sais-tu que chez moi, à Moraleya, aucun bachelier n'est jamais parvenu à me vaincre?
La cour d'entraînement du palais, située juste au pied de la Tour Haute, résonnait de grands éclats de voix. Dans un angle, Palléas, Rudriko et Odios bavardaient. A l'écart, Khaled observait sa maîtresse avec fierté.
Une quinzaine de bacheliers devaient participer à la prochaine Eschola. Originaires de Gwondaleya ou des différentes baronnies inféodées, ils étaient tous regroupés à présent au palais, où ils menaient joyeuse vie en attendant les épreuves redoutées et espérées.
Depuis son retour de Chonorga, Nelvéa s'était jointe à la turbulente équipe, prenant plaisir à se mesurer avec chacun. Personne ne parvenait à la vaincre, même au combat à mains nues où elle faisait preuve d'une agilité et d'une souplesse hors du commun. Un colosse sûr de sa force en avait fait la douloureuse expérience le matin même. Par égard pour elle, il avait évité de frapper. Mais quelques coups violents parfaitement ajustés et une lèvre éclatée lui avaient fait changer d'avis. Malheureusement, il lui avait été parfaitement impossible de l'atteindre, et il avait terminé au sol, immobilisé par une prise imparable.
Nelvéa était de taille moyenne, mais sa force valait largement celle d'un homme. Elle était devenue l'idole, la reine de la petite troupe, et lorsque parfois elle les délaissait pour une réunion protocolaire où son frère souhaitait sa présence, ils se sentaient un peu abandonnés.
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Épuisée, Nelvéa quitta ses compagnons et rejoignit Palleas.
- Haï Weya, petit frère!
- Haï Weya, ma petite diablesse. J'espère que tu n'en as abîmé aucun aujourd'hui! N'oublie pas qu'ils doivent subir l'Eschola dans six jours.
- Justement! Il faut qu'ils soient prêts.
- Comme toi!
Elle hésita, puis confirma: - Oui, comme moi! Il faut que je te parle!
Elle perçut l'écho d'un sourire en lui. Lorsque le petit groupe descendit à l'étage inférieur pour les bains et massages, traditionnels après l'entraînement, Palleas entraîna sa sœur vers une petite salle plus discrète, celle-là même où Dorian s'isolait lorsqu'il était avec elle ou Solyane.
Elle prit une douche, puis s'allongea sur une planche de mousse, tandis que deux domesses se mettaient en devoir de la masser. Palleas s'assit face à elle et la regarda avec amusement. Elle ne fut pas dupe et déclara tout à trac: - Tu sais déjà ce que je veux te demander...
- Bien sûr. Te connaissant, ce n'est pas difficile à deviner. Et puis, je le sais depuis longtemps.
- Tu sais aussi si je vais réussir!
Il soupira.
- Non! C'est une erreur de croire que l'avenir est immuable. Seul le passé l'est. L'avenir est seulement probable. Je pense que tu as toutes tes chances. Mais il te reste à le prouver.
- Alors, tu acceptes?
Il congédia les deux filles et prit leur place.
- Je ne peux faire autrement. D'abord, parce qu'il s'agit de ton propre destin, et que tu es libre de le mener à ta guise. J'ai donc devancé ta demande et j'en ai parlé avec la Phalange. Comme je m'y attendais, les amanes sont très favorables à ton projet. Zoltan m'a même confié qu'il participerait à l'Eschola cette année, uniquement à cause de toi.
- Mais toi, qu'en penses-tu?
- Moi, si je le pouvais, je t'en empêcherais. Non parce que je doute de toi, mais parce que si tu triomphes, tu partiras, et je resterai seul.
Elle le regarda sans mot dire. Elle aurait pu évoquer ses quatre femmes, ses enfants, et surtout ce fils qu'il avait eu de Lyvie, et auquel il consacrait de nombreuses heures. Mais c'eût été inutile. Elle posa une main tendre sur sa joue, qu'il prit et embrassa délicatement.
Était-ce des larmes qui perlaient dans ses yeux d'habitude si clairs?
Elle serra les dents pour retenir les siennes.
- Tu vois, notre mère avait raison, dit Palléas. Il y a plus de deux ans, elle avait pressenti que les fêtes du Solstice de cette année-là seraient les dernières que nous passerions ensemble. L'année suivante, ni notre père ni moi n'étions présents. Désormais, ce sont eux qui sont partis. A jamais.
- Mais notre père n'est pas mort, Palléas! riposta Nelvéa.
Elle l'attrapa par les poignets.
- Tu sais quelque chose! Tu t'es rendu toi aussi sur la Sentinelle.
Dis-moi ce que tu as appris là-bas.
Palléas lui caressa les cheveux.
- Tu sais bien que c'est impossible, petite sœur. Tu dois découvrir tout cela par toi-même. C'est pour cela que j'accepte que tu subisses l'Eschola. Tu dois devenir chevalier.
Elle releva les yeux vers lui.
- J'ai rencontré îa sorcière. Elle m'a dit quelque chose de semblable.
Mais toi, dis-moi... dis-moi au moins si notre père reviendra!
- Non, je ne crois pas!
- Pourquoi? Parle! Dis-moi ce que tu sais! Est-il encore vivant?
- Je suis incapable de répondre à ta question! J'ai... j'ai vécu une expérience extraordinaire sur le Mont de la Sentinelle. Mais cette expérience ne te servirait à rien. Au contraire, elle te serait sans doute néfaste. Souviens-toi de ce que t'a dit la sorcière! Tu dois suivre seule ton destin. Un hasard inimaginable a semé en toi des germes étranges, qui peuvent te détruire, ou faire de toi la fondatrice de l'une des deux dynasties qui engendreront le monde futur. Tout ceci est...
très compliqué. C'est une vérité qui ne peut s'enseigner... parce qu'elle est différente pour chacun de nous.
- Que dois-je faire?
- Je ne peux te conseiller. Tu dois rester libre des choix que tu feras.
Il fit quelques pas, songeur, puis revint vers elle.
- Je veux tout de même te dire ceci: nous faisons partie de la race des Seigneurs. Nous refusons de laisser le destin nous mener. Au contraire, nous l'affrontons face à face, comme un adversaire qui jamais ne sera vaincu. Notre combat est désespéré, car toujours il se relèvera, et nous mènera vers une épreuve nouvelle. A chaque fois nous jetons toutes nos forces dans la bataille, en nous imaginant que ce sera la dernière. Nous en sortons épuisés, parfois triomphants, parfois vaincus. Même nos triomphes sont de courte durée. De cette lutte contre le sort, il faut retenir ceci: les échecs ou les victoires ne sont rien. Mais chaque expérience nous enrichit, et cette richesse immatérielle justifie amplement nos efforts et nos souffrances. Parce que là est l'essence même de la vie. Ceux qui acceptent le destin sans lutter ne font qu'exister, survivre, en attendant la mort. Jamais ils ne connaîtront l'intensité du moment présent, la trame profonde de la vie. C'est parce que nous, nous acceptons de nous battre face à face que nous sommes des seigneurs.
- Je crois que je comprends. Mais... les choix?
- Ce sont les carrefours de la vie. Parfois, différentes voies s'ouvrent devant toi. Certaines sont irréversibles. Nul ne pourra t'aider que toi-même. Ton intuition, ta sagesse, le fruit de tes échecs passés sont les seules armes avec lesquelles tu pourras te défendre.
Elle demeura un long moment silencieuse, méditant les paroles de son frère. Puis elle déclara: - Je sais ce que je ferai si je triomphe de l'Eschola. Notre père vit encore quelque part. Je partirai à sa recherche. Tu ne peux vraiment pas me dire où je dois le chercher?
- Non! La question ne se pose pas comme cela. Tente plutôt de savoir ce qu'il est devenu!
IX Lorsque la petite troupe de bacheliers apprit que Nelvéa participerait à l'Eschola, ce fut le délire. Chacun des aspirants chevaliers était plus ou moins épris d'elle, et se promit de se montrer le meilleur.
Mais l'enthousiasme provoqué par sa présence s'estompa au cours du voyage vers le temple Sahiral. Les dangers qui attendaient les bacheliers occupaient les esprits, et refroidissaient grandement les ardeurs amoureuses.
En tête chevauchaient Odios et Sylvain, l'air grave et inquiet. Chacun d'eux avait un fils parmi les aspirants chevaliers. Et si leur visage ne reflétait aucune émotion, les deux frères sentaient bien l'angoisse latente qui tenait le cœur de l'autre. Dorian leur avait appris à s'aimer, à une époque lointaine où ils s'étaient considérés comme des rivaux, et l'admiration qu'ils lui portaient avait balayé cette concurrence dénuée de sens. A présent, ils étaient inséparables. Peut-être parce qu'ils se complétaient. Sylvain était ouvert, loquace, et de caractère joyeux. Odios au contraire parlait peu, avait une réputation de tête de cochon qu'il ne tentait pas de nier. Mais pour ceux qui le connaissaient, c'était un homme sensible et bon, généreux, même si ces qualités se dissimulaient sous une enveloppe rébarbative. Sans doute était-ce à cause de cette froideur apparente que la Phalange lui avait confié le rôle de maître d'Eschola.
Parfois, les deux frères échangeaient quelques paroles, n'osant aborder les souvenirs qui affluaient à leur esprit. Vingt-trois années plus tôt, ils avaient parcouru la même piste, à la place des bacheliers dont le groupe caracolait à quelque distance derrière eux. Trois autres chevaliers, Sheratt de Brastalia, son fils Rono, compagnon d'armes de Palléas, et Galdren, baron inféodé à Sylvain, suivaient non loin derrière, bavardant joyeusement.
Comme l'avait annoncé Palléas, en plus des trois prêtres, Alarikus, le théolamane, chef de la Phalange, Férius, le médamane et Alphan le biolamane, le vieux Zoltan, malgré ses quatre-vingt-trois ans, avait tenu à suivre l'expédition.
Ce fut avec émotion que Sylvain et Odios retrouvèrent la masse circulaire du temple Sahiral, avec son architecture rigide, sa colonnade extérieure sans aucune décoration, et son arène de sable. Lieu de vie et de mort, où des générations d'hommes jeunes et vigoureux avaient tenté de se surpasser afin d'accéder à cette classe privilégiée, dont chaque membre devenait un être de légende: la caste des chevaliers.
L'austérité du monument, qui datait des premiers siècles de la Religion, ainsi que l'aridité du paysage achevèrent de doucher l'enthousiasme des bacheliers. Et lorsqu'ils pénétrèrent sous la voûte haute et sombre, ils ne dirent mot.
Odios les réunit dans la première cour et déclara: - Messeigneurs, avant de commencer les épreuves, je tiens à vous faire part de ceci: pour la première fois depuis l'histoire de la Chevalerie, une femme va participer à l'Eschola. Un tel fait ne s'est jamais produit par le passé. Aussi, il doit être clair dans votre esprit que son sexe ne doit en aucun cas être un motif de différenciation.
Elle a voulu subir les épreuves, et elle les subira de la même manière que vous tous. Lorsque les combats vous opposeront à elle, ne faites aucun cas de sa féminité et frappez! Vous savez déjà qu'elle n'hésitera pas, elle, à le faire. Dès à présent, et jusqu'à la fin des épreuves, qu'elle ne soit plus pour vous qu'un compagnon comme un autre, que vous considérerez comme votre frère d'armes au même titre que n'importe lequel d'entre vous.
Il se tut et toisa la petite troupe de son regard sombre. Pas un des bacheliers ne broncha.
Nelvéa ne cilla pas lorsqu'elle dut se déshabiller entièrement afin de se livrer à « Aiguade », le bain purificateur d'eau froide que des paranes avaient fait couler à l'intention des jeunes gens. Et si quelques regards convergèrent vers elle, ils restèrent discrets. L'angoisse latente qui tenait les cœurs dominait tout le reste. Les paranes avaient préparé des grandes toiles de lin brut, que l'on nommait des « tolbes ». Elles constitueraient le seul vêtement des bacheliers durant toute la durée de l'Eschola. Une agrafe de cuivre la maintenait sur l'épaule et une corde de chanvre la serrait à la taille.
Après le rite de l'Aiguade, la petite troupe impressionnée se réunit dans le « Mallek », une grande salle au plafond voûté. Dans un silence religieux, Odios leur lut les sept règles principales qui régissaient la vie des chevaliers. Il ne put s'empêcher de s'imaginer au milieu des jeunes, alors qu'il n'était lui-même qu'un bachelier parmi d'autres, bien décidé à vaincre, mais angoissé par ce qui l'attendait. La plus terrible des épreuves avait sans doute été la mort de son frère Calvin, dévoré par les lionorses pour avoir négligé toute prudence avant d'être sorti du troupeau. Lentement, il dévisagea chacun des aspirants.
Tous étaient dignes de devenir chevalier. Il les avait lui-même entraînés, et les connaissait. Mais il y aurait des échecs. Et peut-être des morts. Son fils Markal serait-il de ceux-là? Son frère aîné avait réussi deux ans auparavant, en compagnie de Palléas. Alors, pourquoi pas lui?
Et Shean, le fils de Sylvain? Et Lepan, Gorien, Fedrenn ou Nemrôo?
Ou encore Maaskar, ce petit nobliau inconnu venu s'inscrire au dernier moment? Il ne l'avait jamais vu auparavant, mais il s'était rapidement révélé un redoutable jouteur.
Quant à Nelvéa, quel serait son comportement? Si l'on s'en tenait à ses capacités guerrières, elle était de très loin, malgré ses dix-huit ans, la plus puissante combattante qu'il ait jamais rencontrée. Lui-même ne tenait pas devant elle. Elle avait hérité de son père un sens de la lutte que seul son frère parvenait à contrer à présent. Cela constituerait un atout important au cours des épreuves qui l'attendaient. Mais cela ne suffirait pas. Il redoutait pour elle la première d'entre toutes, l'Astina, qui la mettrait face à elle-même. Et il la connaissait assez pour savoir qu'elle n'en sortirait pas indemne.
Et surtout, ce serait la première fois qu'une femme pénétrerait un troupeau de lionorses. Comment les fauves réagiraient-ils? Les fidèles étaient exclusivement des mâles. Quant aux alliennes, ne tenteraientelles pas de la tuer sans chercher à comprendre? Hin meï, soupirat-il en lui-même. Nelvéa avait choisi son destin.
X Parce qu'elle était à l'origine de nombre de légendes, les chevaliers parlaient volontiers de la capture d'un lionorse sauvage. Mais ils ne dévoilaient jamais la teneur des autres épreuves de l'Eschola. Cela faisait partie du mystère de l'Eythim, le code d'honneur de la Chevalerie.
Aussi Nelvéa et ses compagnons ignoraient-ils totalement ce qui les attendait.
L'Aiguade était destinée à purifier le corps. Mais celui-ci n'était que la partie visible de l'être, la moins noble, aux dires des amanes. La deuxième épreuve avait pour but de prendre conscience de l'autre composante de la personnalité, l'âme.
- L'âme est la racine immatérielle, le lien subtil qui vous relie aux dieux, déclara Odios. Sans elle, votre corps demeurerait froid comme la pierre. C'est l'âme qui lui donne vie. Et qui la lui ôtera le moment venu. L'âme est complexe, difficile à atteindre, à comprendre. Vos certitudes d'adolescents, vos angoisses et vos doutes vous détournent de la vérité. Cette vérité, c'est la connaissance de soi, la juste estimation de sa propre valeur, de ses limites réelles, sans complaisance, mais sans modestie inutile. Pendant quatre jours et quatre nuits, vous allez être isolés du monde. Vous ne recevrez aucune nourriture, et surtout aucune boisson. Il faudra résister, vous battre contre la faim et la soif, mais aussi contre vous-même, contre votre faiblesse. Peu à peu, votre perception des choses, vos réactions vont évoluer, se modifier. Vous apprendrez peu à peu à vous connaître, et à vous évaluer. Nul mieux que vous ne peut le faire. Car on ne peut se mentir à soi-même.
Le dernier soir avant l'Astina, les jeunes gens se gavèrent de viandes et de fruits, et absorbèrent le maximum d'eau, malgré les conseils des chevaliers qui leur expliquèrent qu'ils reperdraient cette eau très vite, à cause de la transpiration.
A présent, Nelvéa était enfermée dans une petite cellule de pierre située sous les toits du Sahiral. Seule une petite ouverture s'orientait vers le ciel. Cependant, elle était conçue de telle manière que, même s'il pleuvait, il était impossible de recueillir la moindre goutte de pluie.
Jamais elle n'aurait imaginé que ce pût être si difficile. Les bacheliers disaient volontiers entre eux que les souffrances endurées dépassaient l'imagination. Elle n'était pas éloignée de le croire à présent.
Bien entendu, les chevaliers avaient raison. Nelvéa, qui avait imité ses compagnons en avalant plusieurs litres d'eau, s'en rendit compte et commença à souffrir de la soif dès la fin de la première journée, après avoir transpiré abondamment. Elle avait été stupide. Elle s'était pourtant rendue en Ismalasie, quatre ans auparavant, et connaissait un moyen de limiter la soif: absorber du sel, qui fixe l'eau dans le corps.
Elle serra les dents. Elle n'avait pas le choix. Elle devait tenir. Elle devait prouver à tous qu'une femme était capable de réaliser les mêmes exploits que les hommes.
Le matin du deuxième jour, sa langue ressemblait à de l'étoupe.
Elle se força à garder la bouche fermée pour conserver le plus longtemps possible sa salive.
A ses côtés pendait une corde. Lorsqu'un bachelier sentait sa volonté fléchir, il pouvait tirer sur la corde et on l'extrayait de sa prison.
Il recevait alors boisson et nourriture. Mais il ne pouvait plus prétendre devenir chevalier.
Odios avait conté la veille l'histoire de ce bachelier qui, ne pouvant supporter la soif, mais bien décidé à devenir chevalier, s'était ouvert les veines pour boire son propre sang.
Nelvéa ne savait plus depuis combien de temps elle survivait dans cet enfer. Les murs de sa cage de pierre paraissaient onduler sous l'effet d'un incendie extérieur. Parfois, ils se rapprochaient, comme s'ils avaient voulu l'écraser, la broyer. Son corps lui semblait de braise et de sable. Elle ne parvenait plus à distinguer le jour de la nuit. Un semi-délire s'était emparé d'elle. Elle avait dû s'endormir.
Un cauchemar atroce l'éveilla. Son amant inconnu était revenu la hanter, mais les hurlements d'une femme étaient venus se superposer à l'étreinte amoureuse, une femme dont on avait brûlé le visage. Elle eut un mouvement de recul, et rejeta l'homme qui pesait sur elle. Elle crut un moment apercevoir ses traits, mais il se dissipa, absorbé par une brume maléfique. L'instant suivant, une forme noire se matérialisa au-dessus d'elle. Une gueule vaguement humaine s'ouvrit, dévoilant deux rangées de dents luisantes, presque des crocs, qui se rapprochèrent d'elle, tandis qu'un regard halluciné la dévorait. Une angoisse incommensurable la pénétra, comme l'écho de sa propre mort à venir. Elle hurla, des braises roulèrent dans sa gorge asséchée.
Elle ouvrit les yeux. Autour d'elle dansaient des flammes de granit.
Puis tout s'estompa et elle reprit difficilement son souffle. Encore en proie à la panique, elle rampa jusqu'à la corde, décidée à mettre fin à ses souffrances. Mais un ultime sursaut d'orgueil retint son geste au dernier moment. Elle ne céderait jamais. Elle devait triompher.
Calmant les battements de son cœur emballé, elle s'allongea sur le sol et se força à respirer lentement, la bouche fermée, combattant avec l'énergie du désespoir les visions infernales qui investissaient son esprit.
Sans doute était-elle là depuis des siècles. Parce qu'elle avait voulu défier les chevaliers sur leur propre terrain, la Religion, la jugeant trop orgueilleuse, l'avait condamnée. Un sentiment d'injustice l'envahit, qui se mua bientôt en désespoir.
Puis elle se traita de sotte. Dans des cellules adjacentes, d'autres bacheliers souffraient comme elle. Combien d'entre eux avaient déjà succombé? Ils étaient quinze à l'origine. Ce fanfaron de Zahrt vaincrait-il la soif? Et les fils de Sylvain et d'Odios?
Il était inutile de penser aux autres. Elle était seule, irrémédiablement.
Comme on l'était dans la vie. Car il était faux de s'imaginer que les hommes pouvaient s'entr'aider, se soutenir dans les épreuves.
Tout au plus pouvaient-ils apporter la chaleur de leur présence. Mais la souffrance, elle, ne pouvait se partager. Elle était indissolublement liée au corps, cette prison raffinée dont on ne pouvait s'extraire. Le monde était là, pourtant, à portée, un monde fabuleux, captivant, mais auquel on ne pouvait se mêler vraiment, à cause de ce corps limité dans le temps et l'espace, et dont la mort seule permettrait de s'échapper.
A moins que...
Se souvenant des paroles de Solyane, elle se contraignit à étudier mentalement chacun de ses muscles, chacun de ses membres. Alors qu'elle tentait de fuir la douleur comme un animal pris au piège, elle se tourna vers elle, pour l'apprivoiser, la dominer, la faire sienne. Peu à peu monta en elle une sorte d'ivresse, teintée d'un plaisir un peu pervers de la souffrance qui brûlait en elle. Mais c'était plus que cela.
La victoire était à portée de sa volonté. Cette épreuve douloureuse n'était qu'un obstacle à surmonter.
Lentement, elle occulta une à une les parties de son corps, remontant doucement vers l'intérieur, vers l'inconnu. Elle ferma les yeux, s'enfonça de plus en plus loin en elle-même. Il lui sembla embarquer sur un océan tumultueux, à l'image de ses propres angoisses. Dans un effort de volonté surhumain, elle entreprit de l'apaiser. Elle devait passer, aller encore plus loin. Peu à peu en elle grandit une lumière étrange, d'azur et d'or. Elle avait envie de pleurer et de rire à la fois.
Jamais elle ne s'était sentie aussi bien, aussi pleinement heureuse.
Comme au cours de la nuit d'amour passée avec Brent Olleronn, elle prit conscience d'un cercle de flammes étranges, lumineuses, qui se rapprochaient, se matérialisaient autour d'elle. Une exaltation étourdissante s'empara de Nelvéa. Elle savait sans pouvoir l'expliquer que ce cercle représentait le degré ultime de ses épreuves. Si elle le franchissait, elle aurait triomphé, parce qu'il annihilerait tous les autres. La vérité était là, à portée.
Et soudain, il y eut une brusque cassure, et tout s'estompa.
Comme une aveugle perdue au milieu d'un univers inconnu et hostile, elle tenta de se souvenir, de se raccrocher à quelque chose. Mais elle n'était plus seule. Une présence s'était matérialisée dans son rêve flou. Une silhouette indistincte avançait vers elle. Une femme! Une femme qui désirait communiquer avec elle, à qui pourtant il lui était impossible de donner un nom.
Peut-être n'était-elle que son propre reflet? Il émanait d'elle une tristesse, une mélancolie insondables. L'espace d'un éclair, elle comprit que c'était cette femme qui l'avait retenue, qui l'avait empêchée d'aller plus loin dans sa quête.
Elle voulait comprendre. Elle eut un mouvement pour tendre les bras vers elle, une main saisit la sienne. Elle ouvrit les yeux. Mais ce fut le visage de Sylvain qui se pencha sur elle.
- C'est fini, petite, tu as triomphé.
Elle aurait voulu articuler un mot, mais aucun son ne voulait sortir de sa gorge en feu. Sans savoir pourquoi, une invraisemblable envie de pleurer l'avait saisie. Elle eut juste la force de se jeter dans les bras de Sylvain et sanglota, sans qu'aucune larme ne puisse couler de ses yeux.
Sur les quinze bacheliers, un seul avait abandonné, le dénommé Zahrt, qui aimait tant à se vanter de ses exploits. Sa volonté avait cédé devant les exigences de son corps.
L'épreuve suivante, la Sagitta, beaucoup plus dangereuse que la première, demandait aux aspirants chevaliers une humilité totale et une appréciation raisonnable de la limite de leurs forces. Suivant un ordre immuable, les amanes implantaient sous la peau des jeunes gens une série d'aiguilles d'or. Celles-ci provoquaient différentes douleurs, qui devenaient de plus en plus violentes, plus intolérables. Pour triompher, il fallait dépasser un certain nombre d'aiguilles. Mais ce nombre restait inconnu aux bacheliers. Ils devaient donc abandonner lorsqu'ils sentaient leurs forces lâcher. Cependant, au-delà de ce nombre fatidique, l'implantation conduisait inexorablement à la mort. Seul Dorian et son fils Palléas avaient dépassé le seuil fatidique sans dommage. Toutefois, le sang de sa mère, Elena, pouvait avoir déprécié les gênes de Nelvéa. Aussi les prêtres attendaient-ils son passage avec impatience.
Elle fut la troisième. Les deux précédents, incapables de résister à la souffrance, avaient abandonné.
Lorsqu'elle pénétra dans la salle voûtée où avait lieu la Sagitta, Nelvéa connut un moment d'angoisse. Il n'y avait là qu'Odios, Sylvain, et les amanes.
- Déshabille-toi, lui ordonna Zoltan.
Par égard pour son grand âge, Alarikus lui avait laissé la direction de l'épreuve.
Surprise par le ton froid du prêtre, Nelvéa hésita un instant, puis s'exécuta. Elle défit l'agrafe de son épaule et la toile glissa sur ses pieds. Elle ressentit confusément comme une émotion chaleureuse envahir l'esprit des hommes présents lorsqu'elle fut entièrement nue.
Elle eut un petit sourire intérieur. Ils avaient l'habitude des bacheliers.
Elle était la première femme à subir l'épreuve. Et ils ne pouvaient rester insensibles à l'essence féminine qui se dégageait d'elle.
Peut-être fut-ce pour cette raison que le ton du vieux prêtre lui sembla plus dur, plus menaçant lorsqu'il lui rappela les règles de la Sagitta.
Parfaitement décidée à triompher une nouvelle fois, elle se mordit plusieurs fois l'intérieur des joues pour ne pas hurler de douleur au fur et à mesure de l'implantation des aiguilles d'or. Jamais elle n'aurait imaginé qu'il fût possible de souffrir autant. Son corps n'était plus qu'une plaie.
Puis soudain, le vieux Zoltan s'approcha dans un brouillard, et ôta une aiguille située sous le nombril. L'instant d'après, toute douleur avait disparu, cédant la place à une fatigue infinie. Elle reprit lentement sa respiration.
- C'est fait, dit Zoltan, tu as passé l'épreuve avec succès.
- Mais... je croyais qu'il fallait dire... le moment d'arrêter.
- C'est vrai. Mais, comme ton père et ton frère, tu as dépassé le seuil critique. Tu es de la même race qu'eux.
- De la même race qu'eux?
Elle esquissa un sourire qui ressemblait à une grimace. Mais elle était parfaitement heureuse. Les dernières paroles du prêtre valaient bien la souffrance endurée.
Lorsqu'elle fut sortie, Zoltan prit Alarikus à l'écart.
- C'est étrange, dit le vieux prêtre. Elle a réagi différemment de son père et de son frère. Ses gènes semblent plus fragiles, puisqu'elle n'est pas allée aussi loin qu'eux. Et pourtant, je suis sûr que son potentiel est au moins équivalent.
- Je pense que cette différence est liée au sexe. Il eût été intéressant de faire subir ces épreuves à Solyane.
- Cela, malheureusement, c'est définitivement hors de question, répondit tristement Zoltan.
Il regarda la porte par laquelle Nelvéa avait disparu, et ajouta avec une nuance de tendresse dans la voix: - Pauvre petite. Je crois comprendre ses angoisses. Elle sait inconsciemment qu'elle n'est pas faite comme les autres, qu'elle est perdue à mi-chemin entre les dieux et les mortels. Jamais elle ne pourra s'abaisser à notre niveau. Mais saura-t-elle s'élever à leur niveau à eux?
Le vieil homme demeura un instant silencieux, puis ajouta: - Je formule des vœux pour qu'elle parvienne à surmonter ses faiblesses et ses doutes. Parce que dans le cas contraire, elle se brûlera à sa propre vie.
Il fixa Alarikus dans les yeux.
- Tu vois, je me suis attaché à cette famille. Ce sont des êtres exceptionnels. Certes très difficiles à manier et à contrôler. Mais ce n'était pas notre rôle. Je ne sais ce qu'est devenu le seigneur Dorian.
Mais je suis certain qu'il vit toujours. Et je ne serais pas étonné que Dame Solyane vive également, quoiqu'en aient dit nos amis Lonniens.
- Mais, Zoltan, ce ne sont que des légendes, contées par quelques chasseurs. Des centaines de personnes l'ont vue disparaître dans l'enfer de Ghandivar.
- Oh, ce n'est pas aux histoires de chasseurs que je me fie, Alarikus.
Mais plutôt à mon intuition. J'ai vu Solyane revenir de la montagne du Gardien, l'an dernier. Elle n'avait pas figure humaine. Il émanait d'elle comme une aura de lumière. Les dieux seuls savent quelles étaient les limites de ses pouvoirs.
XI Déjà les rangs commençaient à s'éclaircir. Neuf bacheliers seulement avaient triomphé de la Sagitta.
Pendant deux jours, les sélectionnés bénéficièrent d'une période de repos. Après quatre jours de jeûne total, il était hors de question de leur demander des efforts violents. C'était la Doha, la Trêve du Milieu, au cours de laquelle on reconstituait ses forces, on préparait les épreuves suivantes tout en devisant avec les anciens. Déjà des liens de complicité se tissaient entre les chevaliers confirmés et les jeunes.
Ceux-ci ne faisaient pas encore partie des rangs prestigieux de leurs aînés, mais l'espoir les habitait, et les deux soirées qui précédèrent l'épreuve des armes furent chaleureuses. Avec surprise, les bacheliers découvrirent que les amanes perdaient quelque peu de leur rigidité proverbiale pour se laisser aller à sourire aux histoires contées par les chevaliers. Des histoires nombreuses, hautes en couleurs, puisées dans la mémoire de chacun. Car un chevalier devait savoir narrer ses exploits.
Ainsi que le voulait la coutume, les jeunes se chargeaient de toutes les corvées ménagères, coupant du bois, allumant les feux, préparant les repas, allant chercher l'eau au puits voisin. Ils s'en acquittaient volontiers, vêtus de leur seule toile de lin, conscients de vivre une aventure exceptionnelle, de faire partie d'une élite.
Et cette aventure prenait cette fois une dimension extraordinaire, exaltante, parce que pour la première fois, une femme avait été admise dans les rangs des aspirants chevaliers. Bien sûr, il faudrait d'ici peu l'affronter au sabre et au shayal, et chacun des jeunes gens appréhendait cet instant, car elle était réputée invincible. Ils avaient déjà pu le constater. Mais elle était très belle, et l'on avait plaisir à contempler ses yeux qui brillaient, le soir, à la lueur de la cheminée.
Ils étaient neuf. Neuf encore pleins d'espoir et de projets avant l'épreuve des armes, qui devait tester la valeur combative de chacun.
Cette épreuve en général amenait très peu d'élimination, car chaque bachelier connaissait parfaitement le maniement des armes, s'étant abondamment entraîné depuis sa plus tendre enfance. Nelvéa avait appris à mieux connaître ses compagnons. Elle ne se faisait aucun souci pour Shean et Markal, les fils de Sylvain et d'Odios. Pour avoir joué avec eux depuis son plus jeune âge, elle les considérait un peu comme des frères. Ils étaient de taille à triompher.
Elle connaissait moins les autres, pour la plupart fils des barons inféodés à son père. Parmi eux s'en trouvait un, Maaskar, qu'elle avait peine à cerner. Personne ne savait d'où il venait. Il avait expliqué que son père était un chevalier errant dont il ne connaissait même pas le nom. Sa mère, une sapiennienne, l'avait élevé seule. Elle lui avait révélé son ascendance noble quelques mois auparavant, et il avait décidé de subir l'Eschola, afin de suivre les traces de son père. Il parlait facilement, avec beaucoup de charme. Il était beau comme un dieu, avec des cheveux blonds et bouclés encadrant un visage au teint mat. Mais sa moustache fine et ses yeux d'un or très pâle mettaient la jeune fille mal à l'aise. Elle n'aurait su dire pourquoi. Bien souvent, lorsqu'il prenait la parole, les autres se taisaient. On l'écoutait, quand bien même ses histoires relevaient de la plus pure fantaisie.
Nelvéa se méfiait inconsciemment de lui, parce qu'il aimait choquer par ses propos. Il lui arrivait souvent de provoquer ses interlocuteurs, de les pousser dans leurs derniers retranchements. Puis, au moment où ils allaient céder à la colère, il éclatait d'un rire sonore qui donnait à la hargne de ses victimes la consistance d'une bulle de savon.
Au demeurant, on le considérait comme un joyeux compagnon, qui ne prenait rien au sérieux, et attirait les demoiselles comme le miel attire les abeilles.
Et surtout, il demeurait le seul adversaire capable de s'opposer à Nelvéa. Maaskar possédait une science innée des armes, qu'il avait perfectionnée avec les meilleurs maîtres du comté depuis son arrivée.
Le dernier soir, Nelvéa, qui s'était éloignée un peu du Sahiral pour une petite promenade solitaire, sentit une présence derrière elle.
C'était Jelweyn, fils d'un baron inféodé à Sylvain. Un jeune homme tout brun, avec de grands yeux bleus rieurs. Nelvéa le trouvait beau, et elle ne devait pas être la seule. Elle s'attendit à une opération de séduction. Mais le visage du jeune homme démentit immédiatement cette supposition. Un souci creusait ses traits.
- Nelvéa, je voudrais te parler.
- Je t'écoute.
- Voilà! Demain, nous allons aborder les épreuves de maniement des armes. Le sort va nous désigner des adversaires que nous serons obligés de combattre.
- C'est la règle que nous ont expliquée les chevaliers aujourd'hui.
- Bien sûr! Mais je ne voudrais pas que le sort m'oppose à Maaskar.
- Maaskar? Que t'a-t-il fait?
- Il me hait!
Nelvéa ne répondit pas. Elle avait déjà senti qu'un sentiment trouble pesait sur lui. Intriguée, elle le laissa poursuivre.
- Je te parle à toi parce que tu es une femme, et que tu peux comprendre ces histoires-là. Maaskar est jaloux de moi. Il était amoureux d'une fille, Klarene. Seulement, lorsque je suis arrivé à Gwondaleya pour l'entraînement des bacheliers, elle n'a plus voulu de lui.
Elle est venue vers moi et... nous avons fait l'amour. Plusieurs fois.
Maaskar l'a appris. Il n'a rien dit sur le moment. Il s'est contenté de traiter Klarene de sotte et de lui rendre la monnaie de sa pièce avec une autre. Mais il est venu me voir tout à l'heure. Il m'a dit qu'il n'avait pas oublié l'affront que nous lui avons fait, et qu'il me tuerait.
Je le sentais depuis le début des épreuves.
- Je ne l'ai jamais entendu te parler durement. Au contraire, il rit même souvent avec toi.
- Ne t'y fie pas! Il trompe tout le monde. Il est terriblement jaloux.
Il ne peut admettre qu'une fille le quitte pour un autre. Dans son esprit, c'est toujours lui qui choisit de rester ou de partir.
- Je crains que tu ne te fasses des idées.
- Il me l'a dit tout à l'heure. Je sens constamment son regard dans mon dos.
Il se tordit les mains, en proie à un début de panique.
- Jusqu'à présent, les épreuves ne nous ont pas opposés. Mais demain, nous combattrons les armes à la main. Si je dois l'affronter, il me combattra à mort. Il ne reculera devant rien.
Jelweyn prit la main de Nelvéa et la serra. Il tremblait.
- J'ai peur, Nelvéa. Maaskar est fou. Cette fille lui a fait perdre la tête.
- Tu es de taille à te défendre.
Il baissa les yeux.
- Je le pense, oui. Mais je ne veux la mort d'aucun d'entre nous.
Surtout que cette Klarene... ne vaut pas la peine de se mettre dans des états pareils. Je ne peux même pas lui expliquer ça. Il est fou d'elle.
- Parce que c'est elle qui l'a abandonné? Allons donc! Il est beau comme un dieu. Toutes les filles sont à ses pieds...
- Tu ne me crois pas...
- Mais si!
En fait, il était probable que l'autre lui ait promis une petite vengeance s'ils se trouvaient face à face. Mais sans doute rien de bien grave. Visiblement, Jelweyn, s'il était capable de faire preuve de résistance et d'endurance, semblait un peu trop émotif. Un futur chevalier ne devait redouter aucune épreuve. Jelweyn eût été mieux inspiré d'abandonner immédiatement. Car s'il triomphait à l'épreuve des armes, il lui serait très difficile de dominer un lionorse. Il risquait d'y laisser sa vie.
Ils restèrent un long moment silencieux. Au loin, un migas fit entendre son appel de chasse nocturne. Le Sahiral s'élevait sur un promontoire d'où l'on dominait la vallée du Stino. Au loin on devinait les feux de Brastalia. Vers le nord se dessinaient les contreforts de la vallée suspendue du Laurely, où vivaient les lionorses de Gwondaleya.
- Pourquoi m'as-tu raconté tout cela? demanda-t-elle. Qu'attends-tu de moi?
- Je ne sais pas. J'avais besoin de parler. Parce que j'avais peur.
Nelvéa regarda son compagnon. Son profil se découpait sur la nuit claire, dessinant une bouche jeune et fine, une bouche que l'on avait envie d'embrasser.
Soudain, elle poussa un cri. La même bouche aux lignes si pures se troubla, se mit à ruisseler de sang. Un hurlement déchirant vrilla ses oreilles. Affolée, elle se leva d'un bond.
- Qu'est-ce que tu as? demanda son compagnon.
- Rien... rien. Je crois que... quelque chose m'a piqué.
- Veux-tu que je regarde?
- Non! Cela va déjà mieux. Je vais aller dormir. Demain, la journée sera rude.
Elle fit quelques pas, pour calmer les battements de son cœur emballé. Elle n'osait plus regarder Jelweyn. Il ne fallait pas qu'il lise en elle que ce jour était pour lui l'un des derniers.
- Nelvéa! Tu as vu quelque chose! Comme ta mère, Dame Solyane!
- Non!
Nerveusement, elle vint se rasseoir près de lui. Elle se força à respirer calmement. Ce n'était pas possible. Jamais elle n'avait eu de vision prémonitoire. Il devait s'agir d'un effet de la fatigue. Mais la scène était terriblement précise.
Elle reprit la main de Jelweyn.
- Je n'ai rien vu. Ne t'inquiète pas, je serai là! S'il tente quoi que ce soit, j'interviendrai.
La nuit suivante, lorsque Nelvéa se retrouva seule sur sa couche, elle éprouva quelques difficultés à trouver le sommeil. Pourtant, contrairement à ce qu'elle avait redouté, Jelweyn et Maaskar ne furent pas opposés. Ce dernier se retrouva face à Nelvéa. Ce fut un combat épique, où chacun des deux rivalisait d'adresse. Pourtant, au fil des épreuves, il semblait de plus en plus improbable que Maaskar ait pu menacer Jelweyn de mort. Si ses propos restaient crus et volontiers provocateurs, il combattait avec plaisir et enthousiasme, n'hésitant pas à complimenter la jeune fille lorsqu'elle le désarmait.
Plus tard, Jelweyn combattit le fils de Sylvain, Shean. Celui-ci finit par le vaincre, et le sabre du jeune homme vola jusqu'aux pieds de Maaskar qui éclata d'un grand rire. Puis il se leva pour ramasser luimême l'arme de Jelweyn. L'autre, visiblement inquiet, le remercia vaguement, sous les quolibets de ses compagnons.
Soulagée, Nelvéa adressa un sourire à Maaskar, qui revint s'asseoir près d'elle et lui passa un bras autour des épaules.
- Je ne sais pas ce qu'il a en ce moment, notre ami Jelweyn. Il me paraît bien nerveux.
- Peut-être a-t-il ses raisons!
- Je crois que nous en avons tous, ma belle. Demain, nous serons peut-être hachés menu dans l'estomac de plusieurs lionorses.
Elle se tourna vers lui.
- Il m'a dit hier soir que tu l'avais menacé de le tuer, à cause de Klarene.
Il hésita une fraction de seconde, puis répondit, avec un soupçon d'amertume: - Décidément, il a trop d'imagination. C'est vrai qu'il m'a soufflé cette fille. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi. Je me demande ce qu'elle pouvait lui trouver. Mais de là à le tuer... C'est stupide.
- Pourtant, il a eu très peur.
- Alors, il est indigne de devenir chevalier, - C'est possible!
Il plongea son étrange regard jaune, un peu semblable à celui des loups, dans celui de Nelvéa.
- Tes yeux sont d'une beauté extraordinaire. Si je ne craignais pas de me faire tuer à mon tour, je te proposerais bien de te rejoindre cette nuit. Je connais un endroit où l'on serait tranquille.
- Désolée, mais je tiens à être en forme demain.
- Demain sera peut-être notre dernier jour. Permets-moi d'insister.
- Non!
- Dire que je quitterai peut-être cette vie sans connaître la saveur de tes lèvres, soupira-t-il. Comment peux-tu être si cruelle?
Elle éclata d'un rire charmeur et se dégagea de son bras un peu trop possessif.
Le lendemain, les bacheliers quittèrent le Sahiral pour la vallée suspendue du Laurely, où vivaient les lionorses sauvages de Gwondaleya.
Le soir, au cours du dernier campement avant l'ultime épreuve, les neuf bacheliers subsistants écoutèrent les dernières recommandations des chevaliers concernant la capture de leur monture. Odios laissa la parole à Sylvain, plus prolixe, pour expliquer aux jeunes gens ce qu'était réellement la domination d'un lionorse. Peu à peu, alors que les flammes faisaient rougeoyer les visages et allumaient d'étranges brillances dans les yeux, les anciens se crurent revenus plus de vingt années en arrière. Un feu semblable, avec d'autres visages, celui de Pierre d'Oth, le compagnon du grand Czarthoz, celui de Zoltan, qui était encore présent ce soir, mais accusait désormais ses quatre-vingt-trois ans. Et surtout le regard profond du plus grand d'entre tous, Dorian, que l'on appelait Arnaud à l'époque. Il n'avait pas encore accompli ses exploits, mais il allait commencer le lendemain en dominant, ce qui ne s'était jamais fait auparavant, un lionorse-roi.
En ce temps-là, Odios considérait Dorian comme son rival. Mais à présent, une boule lourde lui serrait la gorge. Il adressa un sourire complice à l'adresse de Sheratt.
Nelvéa, qui percevait parfaitement les pensées de chacun, sentit le trouble la gagner à son tour. Elle entendit à peine ce que disait Sylvain.
D'ailleurs, elle le savait déjà par coeur.
Le lionorse, issu, selon la légende, du croisement entre une lionne, Rana, et un étalon magnifique, présentait de loin l'aspect d'un cheval, mais rappelait les félins par de nombreux aspects. Ainsi, sa mâchoire était celle d'un carnivore, tandis que ses pattes se terminaient par des griffes rétractiles, et non des sabots.
Et surtout, à l'instar de l'homme de race noble, le lionorse était le seul animal doté du shod'l loer, cette faculté apparentée à la télépathie, qui permettait de percevoir l'état d'esprit d'un interlocuteur.
Aussi toute la domination était-elle basée sur l'établissement d'une communication entre l'homme et l'animal.
Nelvéa, plus émue qu'elle ne l'aurait voulu, songea au lendemain.
Jamais une femme n'avait tenté d'approcher un lionorse. D'ailleurs, si l'on s'en référait aux avis des amanes, cette capture pouvait se révéler très dangereuse. Nelvéa n'avait pour se défendre que la plus intime des convictions, et la volonté inébranlable de triompher.
Une volonté qui risquait pourtant de lui coûter la vie.
Une angoisse soudaine saisit la jeune fille. La vision des crocs se refermant sur sa chair, qui l'avait assaillie lors de l'Eschola, revint la hanter.
XII Une sorte de brume translucide pesait sur la vallée du Laurely, estompant le massif Skovandre derrière un voile irréel. De longues écharpes s'étiraient sur la plaine, s'accrochant aux herbes hautes.
Au loin, le troupeau des fauves s'était installé dans une douce torpeur.
Seuls quelques adols, des jeunes âgés de trois à six ans, jouaient à se pourchasser, et roulaient parfois à terre pour de furieux simulacres de combat. De loin, on aurait pu les prendre pour des poulains un peu tapageurs. Mais on entendait clairement, malgré la brume, les feulements rauques et les grognements des combats.
Peut-être cette violence latente, ainsi que l'atmosphère pesante impressionnèrent-elles le premier des bacheliers, Lepan. Chacun le vit hésiter, faiblir. Mais son orgueil lui interdit de faire demi-tour.
Nelvéa perçut nettement, malgré la distance, l'instant précis où la puissance de son shod'l loer céda le pas à la panique. Le troupeau réagit immédiatement. Les alliennes se regroupèrent autour de leurs petits, tandis que les hongres et les adols s'écartaient, laissant la place aux fidèles. Ceux-ci chargèrent l'intrus. Un hurlement effrayant déchira les oreilles des spectateurs impuissants.
Quelques instants plus tard, il ne restait rien du malheureux, sinon un vague emplacement rougeâtre, tout là-bas au loin.
Silencieuse, la petite troupe demeura un long moment figée par l'horreur. Odios, serrant les dents, ne put s'empêcher d'évoquer son frère Calvin, mort déchiqueté de façon identique, et sous ses yeux, alors même qu'il venait de capturer son lionorse. Il échangea un bref regard avec Sylvain, qui lui non plus n'avait pas oublié. Puis il récita les paroles rituelles: - Lepan était un brave! Il savait qu'il risquait la mort, et il l'a accepté. Sa mort ne doit pas vous décourager, mais vous apporter la preuve que la condition de chevalier comporte parfois de rudes épreuves.
Et, à part lui, il ajouta: - Oui, de bien rudes! Gorien, le second désigné par le sort, s'approcha.
- Je... je suis désolé, seigneur Odios. Je crois bien que je vais abandonner.
Ce que je viens de voir... m'a fiait comprendre que cette capture était au-dessus de mes forces.
Odios observa le jeune homme. Était-il possible de savoir ce qui se passait réellement dans l'esprit d'un autre? Peut-être Gorien possédait-il les atouts suffisants pour vaincre, peut-être aussi courait-il à la mort. Le chevalier ne tenta pas d'infléchir sa décision.
- Tu as choisi, Gorien. Peut-être as-tu raison. Mais si tu changes d'avis, sache que tu as jusqu'à la fin de l'Eschola pour te décider.
- Merci, seigneur Odios!
Le jeune homme s'inclina et se retira loin de la petite troupe, effondré.
C'était le tour de Nelvéa. Sa décision était prise. L'image des crocs se refermant sur sa chair ne quittait pas son esprit. Pourtant, elle ne renoncerait pas. Par un violent effort de volonté, elle maîtrisa sa peur.
Tout en s'approchant du troupeau, elle se remémora les gestes à accomplir, et ceux également qu'il fallait éviter. Elle distinguait nettement les quatre groupes. Celui du roi, une bête superbe à la robe d'un roux flamboyant tigré d'un noir de jais, ne comptait plus que quatre fidèles. Les attaques des migas avaient dû être très violentes l'hiver passé. Car ces monstres étaient les seuls animaux suffisamment puissants - et assez stupides - pour s'attaquer à un troupeau de lionorses.
Heureusement, le groupe des adols était important et viendrait bientôt grossir les rangs de leurs aînés d'ici moins d'un an.
Nelvéa évita l'endroit où le pauvre Lepan avait été dévoré. Elle n'eut pas à s'aventurer très loin à l'intérieur du troupeau. Les jeunes avaient coutume, lorsqu'un intrus s'approchait, de se ruer à sa rencontre, poussés par la curiosité autant que l'instinct de chasse. S'il s'agissait d'un gibier potentiel, il avait peu de chance d'en réchapper.
Mais, dès qu'ils percevaient le shod'l loer, ils s'arrêtaient, venaient flairer le nouveau venu, décidaient sans doute qu'il avait une allure bizarre, puis repartaient.
Cela ne manqua pas de se produire dès que Nelvéa fut assez près du troupeau. Elle connut un instant de panique totale lorsqu'elle vit les fauves charger. Mais elle parvint à se dominer et riposta. Une demi-douzaine d'adols vigoureux l'entourèrent, l'examinèrent attentivement.
Par réaction de défense, elle augmenta son émission mentale, ce qui eut pour effet de les faire reculer. Peu à peu, ses craintes l'abandonnèrent. Elle avait lié le fer avec eux. Poussée par son instinct féminin, elle s'était immédiatement imprégnée de l'esprit qui gouvernait ces animaux. Elle les comprenait. Parfaitement immobile, elle les observa à son tour. De près, leur parenté avec les félins était beaucoup plus nette. Était-ce à cause de leurs yeux aux pupilles en amande, ou peut-être de leurs narines fendues au milieu comme celles des chats? Ils ne dégageaient aucune odeur forte, comme l'avaient annoncé les chevaliers. Au loin, elle vit les alliennes qui léchaient longuement leurs petits. Dans chaque groupe d'ailleurs, les fauves passaient de longs moments à se lécher mutuellement, tels d'énormes chats.
Comme les jeunes semblaient vouloir se rapprocher à nouveau, elle appuya encore la puissance de son shod'l loer. L'instant d'après, ils se dégageaient, visiblement effrayés.
Tous, sauf un, un mâle magnifique à la fourrure tirant sur l'or. Ses jambes étaient bottées d'un noir luisant. Mue par une impulsion soudaine, elle tendit la main vers lui. Il fit un bond en arrière, puis, à la grande surprise de Nelvéa, roula sur le dos sans cesser de la regarder de ses longs yeux en amande. Comme elle ne bougeait pas, il se releva, revint vers elle. Au loin, les autres, estimant sans doute qu'ils avaient épuisé tout l'intérêt de la chose, retournèrent vers leur groupe. Ce fut comme une onde de joie et de plaisir qui heurta Nelvéa.
L'adol avait envie de jouer. Mais il se glissait en lui une note équivoque, troublante, à la limite de la sensualité. Nelvéa se souvint des paroles de Palléas au sujet d'Oranéa. Il avait ressenti tout l'aspect de sa femellité, pour ne pas dire de sa féminité. Elle demeurait un animal, et lui un être humain, deux êtres d'espèces complètement étrangères.
Sauf au niveau du sexe. Pendant un court instant, au niveau du langage-émotion qu'elle établit à une vitesse effrayante avec son lionorse, elle ne fut pas autre chose qu'une femelle, et lui un mâle, s'affrontant, se reconnaissant, s'apprivoisant mutuellement. Sans doute était-ce là l'un des mystères du shod'l loer. Le jeune lionorse aiguisait ses armes de séduction. Lentement, Nelvéa le pénétra, sans vraiment rencontrer de résistance. Bien au contraire, il semblait s'ouvrir avec une mystérieuse complicité. Simultanément, des tentacules avides fouaillèrent son esprit, le touchèrent avec délicatesse, puis se retirèrent comme si elles s'étaient brûlées. Pour revenir l'instant suivant.
Il avait compris qu'elle n'était pas une allienne. Mais il aimait visiblement ce qu'il découvrait chez elle. Cette apparente facilité faillit perdre la jeune fille. Désorientée par l'attitude du fauve, elle se relâcha une fraction de seconde, ce qui fut suffisant pour attirer l'attention du roi. Celui-ci se dirigea vers eux d'une foulée souple et rapide, aussitôt suivi par les fidèles. Lorsque Nelvéa se ressaisit, il était trop tard. Les fauves se mirent à feuler sourdement. La jeune fille comprit que la prémonition des crocs n'était peut-être pas dénuée de sens.
Elle ne se sentait pas de force à affronter le roi.
Alors se produisit une chose incroyable, jamais rencontrée encore depuis que les chevaliers apprivoisaient des lionorses. L'adol se planta face au roi et se mit à gronder à son tour, protégeant la jeune fille de sa masse impressionnante. La situation déconcerta Nelvéa. Si les deux fauves se battaient, elle était perdue. Son adol n'avait que peu de chance face à l'expérience de son aîné, un animal puissant et élancé, à peine plus petit qu'Aram. Le jeune atteignait l'âge où bientôt il devrait affronter le groupe des fidèles pour être admis dans leurs rangs.
Mais les circonstances étaient différentes. Nelvéa comprit qu'il ne lui restait plus qu'une seule solution. Lentement, délicatement, elle se laissa couler dans l'esprit de l'adol, lui apportant le soutien de sa propre puissance mentale. Le temps parut se dédoubler, se rallonger.
Elle résolut de se fier à son instinct pour établir un mode de pensée commun. L'animal répondit admirablement à son attouchement mental. Ce fut comme une fusion éblouissante, intime, parfaite, où les deux forces se fondirent en une seule pour s'opposer à la menace royale.
Figée comme une statue de sel, Nelvéa sentit tout à coup sa vision se troubler. Elle ferma les yeux, augmenta sa pression mentale... et se retrouva « dans » l'esprit de l'adol. Elle était devenue lionorse ellemême.
Intimement mêlées aux siennes propres, elle devinait les circonvolutions d'une structure différente, et pourtant complémentaire, plus éloignée encore par sa condition de mâle que par son animalité.
Elle « vit » le roi par les yeux de l'adol. En elle se glissa un sentiment de crainte, de respect dû à une autorité supérieure, une étrange forme d'amour aussi, semblable à celui d'un fils pour son père. Mais simultanément, une volonté nouvelle lançait un défi audacieux, motivée par une pulsion irrésistible, venue du plus profond de l'être.
L'adol revendiquait sa place parmi les fidèles.
Fut-ce à cause de l'esprit ambigu qu'il devina face à lui, à la fois mâle et femelle, ou à la puissance conjuguée de l'adol et de sa compagne? Le roi feula longuement, puis recula en balançant la tête.
Un flux d'acceptation parvint à Nelvéa. Elle comprit à travers les émotions-sensations du fauve que son adol était admis sans même devoir livrer bataille. Une profonde tristesse l'envahit. Doucement, elle se retira de son compagnon. Il n'avait plus besoin d'elle. Elle était sauve, mais son adol ne la suivrait pas.
Pourtant, lorsqu'elle ouvrit les yeux, le fauve l'observait, de son regard énigmatique. Elle renoua le contact. Alors, il s'avança vers elle et posa sa tête sur son épaule. Elle en aurait pleuré de joie.
Fort heureusement, elle n'oublia pas de continuer à émettre jusqu'à la sortie du troupeau. Le souvenir de Calvin, frère d'Odios, mort pour l'avoir oublié, ne quittait pas son esprit. L'adol la suivit, lentement, la poussant parfois du bout du museau, comme pour l'inviter à jouer.
Rarement elle ne s'était sentie aussi heureuse. Il était superbe. Des muscles puissants roulaient sous son pelage de feu, et sa taille atteignait presque celle du roi. Lorsqu'il aurait atteint sa pleine maturité, il serait encore plus grand. De l'un à l'autre s'écoulaient un fin réseau de sensations nouvelles, une complicité affectueuse qui éblouit Nelvéa.
Elle comprenait à présent pourquoi les chevaliers parlaient de leur monture avec tant de passion. Un lionorse était un compagnon irremplaçable, d'une fidélité indéfectible, et un soutien dans l'adversité.
Il n'avait plus aucun rapport avec le cheval.
Elle caressa la tête du fauve et dit à voix haute: - Je suis sûre que vous n'êtes pas des animaux.
Lorsqu'elle rejoignit les autres, elle fut accueillie par des rugissements de triomphe. Sa réussite encouragea d'ailleurs les deux concurrents suivants, Fedrenn et Nemrôo, qui chacun ramenèrent un lionorse.
Puis vint le tour de Jelweyn.
La veille, il avait été admis de peu aux épreuves martiales. Mais son adresse aux styles et à l'arc avait rattrapé ses médiocres performances au sabre.
Au moment même où Jelweyn quittait la petite troupe pour descendre dans la plaine, Maaskar courut derrière lui. L'autre se retourna, sur ses gardes. Les deux jeunes gens échangèrent quelques mots, puis Maaskar revint vers les autres. Nelvéa vint au-devant de lui.
- Que lui as-tu dit?
Il sourit.
- Rien de bien méchant. De bien faire attention à lui.
Troublée, Nelvéa ne sut décider s'il mentait ou non. Il ajouta: - Tu ne me crois pas à cause de ce qu'il t'a raconté l'autre soir? Tu as tort. Il pourra te le confirmer lorsqu'il va revenir.
« S'il revient », songea Nelvéa. Mais elle s'en voulut aussitôt de cette pensée négative.
Elle s'écarta de Maaskar, puis s'agenouilla au bord du plateau pour suivre Jelweyn des yeux. Tout dans l'attitude du bachelier trahissait une angoisse latente. Alors, lentement, la vision de Nelvéa se dédoubla une nouvelle fois. A la petite silhouette qui s'enfonçait là-bas toujours plus loin vers le troupeau se superposa le visage du jeune homme, auréolé de nuit. Comme dans un cauchemar dont elle ne pouvait pas se réveiller, elle revit sa bouche à la soie tendre, elle entendit ses paroles inquiètes, sa voix plaintive.
Elle murmura d'une voix tremblante: - Il ne faut pas qu'il continue. I Une force implacable la clouait au sol, incapable de réagir. Le II temps s'étirait irrésistiblement. Elle avait envie de hurler, mais rien ne vint. Alors le cauchemar se précisa. La silhouette minuscule^avait à présent franchi les limites du troupeau.
- Non! gémit Nelvéa.
L'instant d'après, une tempête écarlate inonda son esprit. Là-bas retentit un hurlement d'agonie tandis que les fauves chargeaient le nouveau venu. A la vision d'horreur se substitua celle de la bouche de Jelweyn, ouverte sur un cri de désespoir, et dont s'écoulait un flot de!
sang. Tremblante, elle se releva, fit quelques pas mal assurés pour j revenir vers Maaskar. i - Tu le savais, tu le savais, lui cracha-t-elle.!
Mais les mâchoires serrées du jeune homme la firent hésiter. Elle ne sut décider s'il avait réellement de la peine ou s'il savourait une | victoire.
- Ne sois pas stupide, Nelvéa, grinça-t-il. Jelweyn était un brave.
J'espère... j'espère me montrer digne de lui.
- Excuse-moi, souffla-t-elle.
- C'est à moi à présent, riposta-t-il sèchement. Prie les dieux de bienveillance pour moi.
- Je... je vais le faire.
Mais, avec ou sans prière, Maaskar réussit à dominer un lionorse, un animal superbe, d'un gris très sombre à la robe tigrée de noir.
A la fin de la journée, six bacheliers seulement étaient parvenus à franchir toutes les épreuves de l'Eschola. Les deux derniers, Shean et Markal, les fils de Sylvain et d'Odios, étaient également parvenus à apprivoiser un lionorse. Sur quinze, trois d'entre eux avaient trouvé la mort, l'un durant la Sagitta, et les deux autres au cours de la capture des lionorses. Mais ainsi était la dure loi de l'Eschola, qui sélectionnait pour la défense des cités amanites des êtres d'exception, capables de s'élever au-dessus du commun des mortels. - Comment appelleras-tu ton lionorse? demanda Zoltan à Nelvéa, I lors du retour vers le Sahiral. I - Fearn! répondit-elle.
- C'est un joli nom!
Fearn, en vieux patois skovandre, symbolisait ce qui allait vite, et loin. Il y avait en lui un parfum d'évasion, un désir d'ailleurs. Zoltan hocha la tête. Elle en ignorait certainement la signification profonde, mais ce nom était bien le reflet de l'état d'esprit de la jeune fille.
Le soir, Nelvéa coucha entre les pattes de son lionorse. Ils restèrent longtemps à jouer comme deux jeunes chiens, s'amusant à se poursuivre mutuellement. Puis, dédaignant la cellule qu'elle occupait depuis le début des épreuves, elle préféra demeurer dans la prairie voisine, sous la lueur des étoiles. La nuit était encore fraîche, mais la chaleur de l'animal la protégeait.
Longtemps, Nelvéa contempla le paysage sauvage qui entourait le Sahiral. Un parfum d'été proche montait de la terre. De la vallée s'élevait une délicieuse odeur de foin coupé. Les paysans avaient dû faucher de l'herbe dans les prés, en contrebas. Parfois retentissait l'appel d'un hibou, le cri d'un cervier pourchassant sa proie. Elle eut peine à trouver le sommeil. Trop de choses étaient arrivées en peu de jours. Sa vision du monde en était bouleversée. Elle frissonna, malgré la fourrure épaisse de son lionorse. Pourtant, elle n'avait pas froid.
Les visages de ses compagnons morts ne cessaient de la hanter.
Était-ce si difficile de devenir chevalier?
Elle aurait voulu que son père soit à ses côtés. Il aurait su trouver les mots qui rassurent. Mais il n'était pas là. Jamais plus il ne marcherait près d'elle. Des larmes brûlantes coulèrent de ses yeux.
Puis un sursaut de volonté lui fit serrer les dents. Son père ne pouvait être mort. Pas plus que Solyane. Dès qu'elle le pourrait elle partirait à leur recherche. Et dût-elle y consacrer sa vie, elle les rejoindrait, là où ils étaient à présent.
XIII Nelvéa n'avait pas vraiment imaginé ce qui l'attendait au retour de l'Eschola. Trois années auparavant, elle avait suivi son frère Palléas, lorsqu'il était revenu triomphant, accompagné d'une magnifique allienne. Avec lui elle avait connu toutes les étapes de la Salterena, cette fête spontanée, typique de Gwondaleya, qui naît des pavés des rues, chaque année, à l'occasion de la nomination de nouveaux chevaliers.
Cependant, cette fois, Nelvéa se trouvait au centre de l'intérêt. Bien sûr, cinq jeunes chevaliers l'accompagnaient, fiers eux aussi de présenter leurs montures. Ou tout au moins leurs futures montures, car les lionorses nouvellement conquis ne se laissaient pas monter immédiatement.
Il s'ensuivait toujours une période d'apprivoisement réciproque, fertile en chutes et vols planés de toutes sortes. Aussi les lauréats de l'année se contentèrent-ils d'exhiber leurs compagnons à quatre pattes qui les suivaient désormais partout, peu impressionnés par la foule.
Nelvéa, parce qu'elle était la première femme chevalier, accaparait l'attention de tous. On la revendiquait, on l'interpelait par son prénom.
De partout jaillissaient des appels familiers, parce qu'elle était jeune, parce qu'elle était très belle, et parce que les Gwondaleyens avaient décidé qu'elle leur appartenait. Les trois jours qui suivirent le retour de l'Eschola se déroulèrent comme dans un rêve un peu fou.
Les six nouveaux chevaliers furent d'abord reçus par Palléas, qui les accueillit avec chaleur. Lorsqu'il serra Nelvéa dans ses bras, il lui glissa à l'oreille: - Je ne doutais pas de ta réussite, petite sœur. Mais tu pourras tout de même te vanter de m'avoir fait passer quelques nuits blanches.
Ensuite, les chevaliers confirmés, menés par leur suzerain, accompagnèrent les jeunes dans le tour de la cité qui s'ensuivit. Un cortège spontané se forma dès la sortie du palais, constitué de toute la chevalerie gwondaleyenne, enrichie des gardes les plus anciens. Puis une foule nombreuse et joyeuse vint le grossir. Il parcourut toutes les artères principales de la ville, acclamé par des citadins enthousiastes, dont beaucoup quittaient leurs occupations pour se mêler au flot grandissant. Ensuite, ce fut la folie. La puissante métropole semblait prise d'une frénésie inhabituelle. Des tables fleurissaient sur les pavés, sur les rives du Danov. Chacun apportait son écot au délire ambiant, sa cruche de vin nouveau, des viandes, des gâteaux. Des masques venaient dissimuler les visages, des banderoles et des guirlandes pavoisaient les rues et les grandes avenues. Les tâches quotidiennes étaient pour un temps rejetées dans l'oubli. Partout, ce n'était que danses et chansons, rires et pantomines. Les six nouveaux chevaliers étaient accaparés, revendiqués par tous. Ils devaient pénétrer presque chaque demeure, parler à chacun, danser avec les femmes.
Beaucoup d'hommes étaient ravis qu'une femme fût enfin promue chevalier. Jamais Nelvéa n'aurait pensé que sa ville fût aussi vaste.
Entraînée par un flot sans cesse renouvelé, elle dut subir les effets envahissants de la popularité. Elle qui ne buvait que de l'eau dut sacrifier à la tradition qui voulait qu'un chevalier sache lever le coude. Elle comprit rapidement qu'il était inutile de lutter contre la gentillesse et l'hospitalité de ces gens qu'elle découvrait pour la première fois bien qu'elle fût née parmi eux. Elle était saoule de voix familières et inconnues, de nouveaux visages. Au bout de quelques verres, elle se sentit complètement intégrée à cette ville à laquelle elle appartenait totalement. Elle n'aurait su dire dans quel quartier elle se trouvait. Elle entrevit à un moment les berges du fleuve. Mais un tourbillon l'emporta plus loin, la fit remonter vers les faubourgs élevés du nord. Les feux de joie, les rives, les banderoles se mélangèrent dans sa tête et elle perdit la notion du temps et des choses.
Jusqu'à ce qu'une migraine innommable lui tirât des gémissements dans le demi-sommeil où elle s'était noyée.
Elle ouvrit les yeux. Pendant plusieurs secondes, elle eut peine à situer l'endroit où elle se trouvait. Puis elle reconnut sa chambre. Elle poussa un long soupir et se frotta le front. Jamais elle n'avait éprouvé une telle douleur dans le crâne. Elle voulut se lever, et posa les pieds sur quelque chose qui se mit à remuer. Elle fit un bond en arrière.
Stupéfaite, elle découvrit un visage qu'elle commençait à bien connaître.
- Lorik!
Elle se couvrit comme elle put de ses mains. Elle était entièrement nue. Il eut un sourire ravi sous ses yeux bouffis de sommeil.
- Oh, laissez, princesse! De toute façon, c'est moi qui vous ai déshabillée et couchée.
- Toi? Mais comment...
- Votre fidèle Khaled vous avait perdue. Mais moi, je vous ai suivie partout. C'est moi qui vous ai ramenée au palais. Vous ne teniez plus debout.
- Quelle honte! bredouilla Nelvéa, le visage rouge.
- Mais non! Vous n'avez pas failli à la tradition. Vous avez assuré votre popularité. Solidement, je peux vous le dire. Les Gwondaleyens ne jurent plus que par vous.
Il se releva, un peu chancelant.
- Il faut dire que je n'étais guère mieux que vous, princesse. Mais je tiens bien l'alcool. Alors, lorsque vous vous êtes écroulée, je vous ai ramenée ici. Les gardes m'ont laissé entrer.
- Par les dieux, je dois être affreuse.
Elle se traîna jusqu'à la salle d'eau et se contempla dans la psyché.
Pour découvrir une fille aux yeux rougis, aux traits tirés, aux cheveux défaits.
- Beurk, quelle horreur.
Lorik apparut à ses côtés. Elle l'observa. Il ne semblait plus du tout impressionné par sa nudité.
- Tu dis m'avoir déshabillée...
Elle respira profondément pour masquer son trouble.
- II... il ne s'est rien passé entre... entre nous?
Il eut un pauvre sourire.
- Non, princesse. Je vous ai allongée, puis je vous ai recouverte.
C'est tout.
Non, ce n'était pas tout. Elle lisait dans sa mémoire comme dans un livre ouvert. La honte lui monta au front. Il avait refusé de profiter de l'abandon total où l'avait conduite l'alcool, et avait repoussé les avances inconscientes qu'elle lui avait manifestées. Confuse, elle lui prit la main.
- Heureusement que c'était toi, Lorik. Je te demande pardon.
Il fit une grimace.
- Pardon de quoi? Grâce à vous, j'ai passé les moments les plus merveilleux de ma vie. Pauvre petit lutin des forêts, ajouta-t-il en soupirant.
Amoureux sans espoir de la plus belle princesse du monde.
Il lui tourna le dos. L'instant d'après, Nelvéa l'entendit marmonner entre ses dents. Elle tendit l'oreille; il était lancé dans une discussion aigre-douce avec son petit dieu personnel.
Elle sourit, attendrie.
Plus tard, après avoir pris une douche revigorante, elle passa une chemise de nuit légère et vint le retrouver. Il s'était endormi au pied de son lit. Elle le contempla. Il était beau, malgré sa pauvre vêture.
Son visage conservait un aspect enfantin qui éveillait au plus profond d'elle-même des sentiments étranges, protecteurs, maternels peutêtre.
Elle s'assit à côté de lui et caressa ses cheveux. Il s'éveilla instantanément.
Elle retira sa main comme si elle l'avait posée sur le feu.
- Tu... tu as émis l'idée, un jour, de devenir mon écuyer.
- C'est vrai. Et je le désire toujours.
- Alors, j'accepte. C'est toi qui soigneras mon lionorse, qui t'occuperas de mes affaires, de mon linge et de ma nourriture.
- C'est vrai?
L'onde de joie qui s'écoula de l'esprit du jeune homme acheva de séduire Nelvéa.
- C'est vrai. Khaled est mon compagnon. Mais il ne peut être mon écuyer. C'est lui qui m'a éduquée. A propos, sais-tu où il se trouve?
- Je n'en ai aucune idée, princesse. Je peux me renseigner.
- C'est cela! Mais avant, je voudrais que tu changes de vêtements, et surtout que tu te laves.
- Bien sûr, princesse.
- Tu peux utiliser ma baignoire, si tu le désires.
- Votre... votre baignoire?
Si elle le lui avait demandé, elle était persuadée qu'il l'aurait bue tout entière. Il se dirigea vers la salle d'eau. Elle soupira, troublée. La douche n'avait pas calmé sa migraine. C'était la première fois qu'elle abusait des vins gwondaleyens, et le résultat n'était guère brillant.
- Princesse! Je... je ne sais pas comment ça fonctionne!
Évidemment! Il n'avait jamais rencontré un tel luxe. Elle le rejoignit.
- Déshabille-toi!
- Mais...
- Allons, ne fais pas l'idiot. C'est un peu à mon tour de te voir tout nu, tu ne crois pas?
Il obéit, avec des gestes gauches.
Nelvéa fit couler un bain. Les robinets représentaient des petites lyades, ces jeunes divinités sylvestres chères aux Gwondaleyens.
L'eau s'écoulait par des amphores portées par les figurines. La baignoire, creusée dans le sol même, comportait une adduction d'air réglable. La jeune fille aimait cette salle, dont ses parents lui avaient fait cadeau quelques années auparavant. Une vaste baie vitrée s'ouvrait sur le soleil. Le sol était de marbre blanc veiné de saumon et de vert bronze. Elle vérifia la température de l'eau et versa des sels de bains parfumés. Lorsqu'elle se retourna, Lorik attendait, pétrifié comme une statue. Elle éclata de rire devant sa mine gênée.
- Qu'est-ce que tu attends?
Il descendit dans l'eau et s'y laissa glisser, n'osant la regarder en face.
- Eh bien, lave-toi!
Elle lui tendit une savonnette avec laquelle il commença à se frotter doucement, les lèvres pincées. Elle s'amusait beaucoup à le voir ainsi intimidé.
- Eh! Tu ne risques pas de t'user la peau à ce rythme-là! Attends!
Elle lui prit le savon et entreprit de le nettoyer elle-même. Il devint rouge comme une pivoine. Nelvéa sentait bien que son jeu n'était pas totalement innocent. Elle voulut ignorer la chaleur qui lui nouait les reins peu à peu. Mais c'était tellement délicieux. Peu à peu, ses gestes se firent plus lents. Elle leva les yeux vers lui. Il détourna la tête. Il y avait un endroit qu'elle ne pouvait laver elle-même.
- Ça, tu t'en charges, dit-elle en riant.
Il lui reprit la savonnette. Avec malice, elle mit subrepticement l'arrivée d'air en marche. Aussitôt, des remous vigoureux agitèrent l'eau.
- Eh! Qu'est-ce qui se passe? hurla-t-il en se dressant, affolé.
Elle éclata de rire.
- Ce n'est rien. Au contraire, c'est très agréable! Laisse-toi faire!
Allez, remets-toi dans l'eau!
Peu rassuré, il s'exécuta. Mais un regard confirma à Nelvéa que sa contribution au savonnage n'avait pas été sans conséquences physiologiques.
Elle aurait voulu étouffer le bouillonnement qui se glissa alors dans ses veines. Mais il était trop tard. Elle s'était prise à son propre jeu. Elle l'étudia. Il était bien proportionné. Ses muscles étaient fins et longs, comme ceux des animaux habitués à courir les forêts.
Que se serait-il passé s'il n'avait pas trouvé le courage de la repousser?
Son attitude était noble. Le souvenir de sa nuit d'amour dans les bras de firent, sur les rives du Stino, la hantait. Au nom de quels principes stupides devrait-elle résister à l'appel puissant qui montait en elle, occultant presque sa migraine? Après tout, Lorik méritait bien, ne fût-ce qu'une fois, de la tenir dans ses bras.
Elle se défit de la chemise et le rejoignit dans l'eau.
- Que... qu'est-ce que vous faites? balbutia-t-il.
Elle posa un doigt sur ses lèvres et se glissa contre lui, féline.
Alors, ils ne furent plus que deux adolescents poussés irrésistiblement l'un vers l'autre. Elle noua les mains sur sa nuque, et maladroitement, lui tendit les lèvres, étouffant l'onde de peur délicieuse qui se mêlait à son désir impérieux. Leur jeu amoureux dura longtemps, un jeu entrecoupé de rires, de cris, d'éclaboussures, dans l'eau tumultueuse qui caressait leurs corps avides. Puis ils se séchèrent mutuellement, et il la porta sur le lit.
Bien plus tard, le jeune homme dormait, la tête posée sur la poitrine de Nelvéa. Celle-ci, songeuse, jouait machinalement avec le court duvet frisé qui couvrait le torse de son compagnon. Bien sûr, elle n'avait pas, cette fois encore, rencontré l'éblouissement, cette extase dont les femmes parlaient tant. Lorik était trop jeune, trop fougueux.
Et surtout, elle n'était pas amoureuse de lui. Mais elle ne regrettait rien. Comme pour Brent, cette étreinte demeurerait un merveilleux souvenir. Et puis, lui au moins avait été parfaitement heureux. Lorsqu'il s'éveilla, elle le regarda, embarrassée. Il lui sourit tristement. Elle lui caressa le front.
- Qu'est-ce que tu as?
- Vous... vous voulez toujours de moi pour écuyer?
- Mais, bien sûr!
- Je craignais que...
Elle lui posa un doigt sur la bouche.
- Tais-toi! C'était un instant de folie. Il ne faudra en parler à personne.
Ceci restera notre secret! Un secret rien qu'à nous!
Il eut un sourire radieux.
- Tu devrais aller t'occuper de Fearn à présent, ajouta-t-elle. Il est temps que vous fassiez vraiment connaissance.
Elle crut qu'il allait l'étouffer en l'embrassant. Elle éclata de rire.
Puis il posa un baiser délicat sur ses lèvres tièdes et murmura: - Le dernier, princesse!
Il se leva, nu comme un ver et s'enfuit comme un jeune chien, rayonnant. Nelvéa le regarda disparaître et s'étira voluptueusement sur le lit défait. Par moments, la vie était fabuleusement belle. Et sa migraine avait disparu.
Dans l'après-midi, elle rendit visite à Palléas. Il n'était pas encore arrivé lorsqu'elle entra dans le bureau qui avait autrefois appartenu à leur père. Lentement, elle parcourut la pièce de dimensions modestes, dont les murs se couvraient de dossiers et de livres. Elle ne s'était jamais retrouvée seule ici depuis le départ de Dorian. Timidement, elle feuilleta quelques volumes, découvrant avec émotion des annotations personnelles écrites de sa main. Soudain, elle se retourna. Il lui avait semblé entendre quelque chose. Intriguée, elle fit quelques pas. Elle était sûre de ne pas être seule. Mais un rapide tour d'horizon démentit son impression étrange. Elle se dirigea vers une petite porte attenante, ouvrant sur une petite chambre où Dorian restait parfois coucher lorsqu'il avait veillé très tard. Visiblement, Palléas avait dormi là au retour de la Salterena. Une couverture traînait encore sur le lit bas.
Un bruit la tira de sa méditation. Palléas revenait. Elle sentit sa présence bien avant qu'il ne se montrât. L'écho d'un sourire amusé lui parvint. Elle sortit sur la terrasse. Il était là, arrivant de ses appartements où il était allé prendre des nouvelles de son fils et de ses compagnes. Ils demeurèrent un long moment à se contempler, satisfaits de se retrouver seuls, comme au temps de leur petite enfance.
- Ainsi, tu es parvenue à tes fins, petite sœur! Te voici chevalier.
- Et ta sœur d'armes dans l'Eythim.
Il sourit, puis fit quelques pas. Elle le suivit. Il avait changé. Elle s'en apercevait mieux à présent. Il n'avait rien perdu de sa gaieté coutumière.
Mais il émanait de lui une onde de sagesse, de sérénité qui apaisait ses interlocuteurs. On se sentait bien en sa présence. Peut-être parce qu'il était dépositaire de secrets étranges, à la suite de son séjour sur le mont de la Sentinelle.
- Ne peux-tu rien me dire? implora-t-elle.
Il hésita, puis murmura: - Peut-être devrais-tu suivre l'idée que tu m'as soumise l'autre jour: retrouver les traces de notre père.
Ce n'était pas une suggestion innocente. Mais elle s'aperçut que sa décision était déjà prise inconsciemment. Palléas n'avait fait que la lui confirmer.
- Que sais-tu de son départ? Pourquoi nous a-t-il quittés?
- Qu'aurais-tu fait à sa place?
- Je... je ne sais pas!
Elle se dirigea nerveusement jusqu'au rempart depuis lequel on découvrait le parc noyé de soleil. Un parfum chaud, fait de l'arôme des herbes coupées et des odeurs subtiles de la ville, s'en élevait, capiteux comme un vin de qualité. Nelvéa vint s'accouder à la pierre tiède.
- Je crois que je serais partie à la recherche de... ma compagne.
Notre père ne croyait pas à la mort de Solyane. Et je n'y crois pas non plus.
Elle secoua la tête avec force.
- C'est impossible, tu comprends.
Elle le scruta. Pourtant, elle savait qu'elle ne pourrait jamais percer les défenses de son esprit. Il était beaucoup plus fort qu'elle.
- Tu le sais, toi, qu'elle est vivante. Tu sais aussi qu'il l'a rejointe.
- Si tu es certaine de cela, alors pourquoi partir?
- Mais parce que je n'en suis pas sûre, justement. Et parce que je veux... je veux savoir!
Elle avait presque hurlé les derniers mots.
- C'est bien.
Il n'avait pas varié d'un pouce. Elle comprit qu'il avait raison. Elle ne pourrait se contenter de ce qu'il lui raconterait. Elle devait découvrir cette vérité par elle-même. Et pour cela, elle devait quitter Gwondaleya, comme la sorcière le lui avait conseillé.
- Peut-être est-ce là la première étape de ce voyage qui doit faire de moi une fondatrice de dynastie, murmura-t-elle pour elle-même.
Elle revint vers Palléas.
- Je partirai dans une semaine!
- Comme tu veux. Mais n'oublie pas que demain a lieu la cérémonie de remise des dayals.
Il lui prit les mains à nouveau et les porta à ses lèvres.
- Souviens-toi de ceci, petite sœur: parfois, il est plus judicieux de se laisser porter par le destin que de s'opposer à lui à toutes forces. Il faut savoir utiliser les circonstances, même si elles paraissent impressionnantes.
Un peu comme les branches du saule courbant sous la bourrasque, ou comme tu te sers du courant pour diriger ton kaïck.
Un petit coup de pagaie est souvent très efficace.
- Pourquoi me dis-tu ça?
- Si la découverte de la vérité te blessait, ne la refuse pas pour autant. Aie le courage de la poursuivre jusqu'au bout, même si elle te fait horreur. Souvent le charbon le plus noir renferme en sa gangue le diamant le plus pur.
- Je m'en souviendrai, petit frère.
Il l'embrassa, puis se retira. Pourquoi avait-il dit cela?
Tandis qu'il s'éloignait, elle observa, brodé sur le dos de sa chemise de toile blanche, l'emblème qu'il s'était choisi. Elle le connaissait pourtant depuis trois ans, sans jamais y avoir prêté réellement attention.
Pourtant cette fois, un sentiment mystérieux l'envahissait, comme si un lien de feu l'enchaînait à ce symbole.
Un symbole qui représentait un lion.
XIV Depuis des millénaires, c'était aux amanes que revenait de fabriquer les dayals destinés aux nouveaux chevaliers. La veille, les cinq frères d'armes de Nelvéa et elle-même avaient été reçus au temple par Alarikus, le théolamane. Là, ils avaient subi une série de tests étranges destinés à l'étude de leur nouvelle arme. En effet, le dayal devait être parfaitement adapté à la main de son propriétaire. De plus, les poignées, les coquilles de protection, ainsi que le bas de la lame devaient être gravés des insignes du chevalier, et parfois d'une devise. Les prêtres avaient certainement œuvré pendant la nuit entière. Mais leur science était si mystérieuse...
Il y avait foule dans la grande salle du palais de Gwondaleya lorsque les six jeunes gens firent leur entrée.
Nelvéa avait compris que la Salterena constituait une épreuve en elle-même, celle de la popularité. Le peuple de la cité les avait accueillis, reconnus, adoptés.
La cérémonie de la remise des dayals qui se préparait était une autre épreuve. Ils allaient prendre leur place parmi la fine fleur de la noblesse du royaume, et surtout au sein de la chevalerie, cette caste supérieure à qui les amanes avaient confié le pouvoir gouvernemental.
Leur triomphe de l'Eschola faisait des six nouveaux chevaliers les égaux des rois et des empereurs.
Cependant, malgré leur allure conquérante, ils tremblaient un peu en s'avançant le long de la salle interminable, au milieu d'une haie de regards avides qui les découvraient, les contemplaient, les détaillaient.
Les femmes faisaient assaut de charme pour attirer l'attention des cinq jeunes gens.
Mais Nelvéa, au centre, restait le point de mire de toute l'assemblée.
Il se dégageait d'elle une ambiguïté fascinante. Son sharack d'apparat, tout de cuir noir verni, clouté d'or et de rubis, vêtement typiquement masculin, contrastait avec sa longue chevelure bouclée.
Son visage fin, éclairé de ses yeux d'émeraude qui brillaient un peu trop, embrasa le cœur de nombre d'hommes présents.
Aux côtés de Palléas, assis sur le trône comtal comme le voulait la coutume, se tenait Lyvie. Elle avait glissé sa main dans celle de son mari. Elle redoutait toujours un peu ces cérémonies grandioses, qu'elle considérait comme un mal nécessaire.
Les trois concubines, ou secondes épouses, - Cyrillia, l'amazone, et les deux Léphénides, Maevia et Chloée - entouraient son faldestuel.
Debout près de Palléas, Rono, dont il avait fait son conseiller, portait les couleurs de Gwondaleya, l'étendard frappé de l'aigle d'or. Depuis la disparition de Dorian, on y avait adjoint un loup stylisé, ainsi que le lion, symbole de Palléas. Sur les marches du trône se tenaient les chevaliers, parmi lesquels Sylvain, Odios, Sheratt, et même le vieux Pierre d'Oth, qui n'aurait manqué cet événement pour rien au monde.
Sur un troisième faldestuel, situé à la droite de Palléas, Alvina, la mère de Sylvain, regardait plus attentivement que les autres son petit-fils Shean, le deuxième à être consacré chevalier. Dernière survivante des épouses du comte Czarthoz, père adoptif de Dorian et de Solyane, on n'aurait pu affirmer qu'elle était grand-mère. Malgré ses soixante et un ans, elle conservait un éclat que nombre de femmes lui enviaient. Même si ses yeux d'un bleu profond se marquaient de petites ridules qui accentuaient son air moqueur, elle conservait une chevelure d'un brun profond, et un corps svelte et souple, qu'elle entretenait en compagnie des jeunes danseuses du Pré d'Arys.
Lorsque les six chevaliers parvinrent au pied du trône, ils s'agenouillèrent.
Ainsi que le voulait la tradition, ceux qui désiraient se déclarer vassaux du prince régnant tendaient les mains, paumes vers le ciel, et le seigneur venait étendre les siennes au-dessus, en signe de suzeraineté. Ce choix pouvait être fait immédiatement, ou bien plus tard. Parfois aussi, le nouveau chevalier refusait toute allégeance, ce qui était son droit. Il devenait alors un chevalier errant et voyageait de cité en cité, offrant ses services aux caravanes ou aux souverains rencontrés. Dans tous les cas, un chevalier restait libre de rompre sa vassalité.
Palléas ne s'étonna pas lorsque quatre des jeunes gens tendirent les mains vers lui. Il se leva et s'approcha. L'un après l'autre, il étendit ses mains et saisit les bras tendus, signifiant ainsi qu'il acceptait les nouveaux venus dans son entourage.
Ce geste était symbolique. Ce n'était pas à Palléas que les jeunes offraient leurs services, mais à la ville qu'il représentait. Cependant, les amanes savaient que la personnalité du prince était déterminante, et ils attachaient beaucoup d'importance à celle-ci. Avec Palléas, ils ne se faisaient aucun souci. Une dizaine de chevaliers d'autres royaumes étaient déjà arrivés à Gwondaleya depuis six mois pour offrir leur vassalité au jeune comte.
On ne s'étonna pas vraiment que Nelvéa ne s'engageât pas. La fille de Dorian ne pouvait devenir vassale. Même de son propre frère.
Par contre, on remarqua que Maaskar n'avait pas étendu les mains.
On savait qu'il ne faisait jamais les choses comme tout le monde, mais après tout, il avait le droit de se choisir un autre suzerain. Palléas ne fit aucune différence entre lui et ses quatre nouveaux vassaux, et vint le relever amicalement.
Ensuite eut lieu la remise des dayals proprement dite. La Phalange au grand complet pénétra dans la salle du trône, suivie d'une petite escouade de paranes portant les dayals. Chaque sabre était présenté sur un coussin tissé d'or, et serré dans un fourreau de cuir ouvragé.
Chaque fourreau, chaque poignée, chaque lame étaient marqués et décorés aux couleurs choisies par le chevalier. Nelvéa contempla avec stupéfaction la perfection de son symbole stylisé, qui attira immédiatement l'attention. Jamais en effet on n'avait entendu parler d'un tel animal.
Nelvéa se souvint de l'étonnement des amanes lorsqu'elle l'avait décrit: un cheval avec une tête de cerf, une queue de lion et une longue corne torsadée au milieu du front. Alarikus, stupéfait, lui avait demandé doucement: - Sais-tu comment s'appelle l'animal que tu viens de nous décrire?
- Oui! Autrefois, on le nommait licorne.
Les prêtres étaient restés un moment sans voix.
- D'où tiens-tu cela? avait encore demandé Alarikus.
- Une vieille femme qui vivait dans la forêt Skovandre m'en a parlé. Elle m'a affirmé que j'étais moi-même une licorne.
- La licorne! murmura Zoltan avec émotion. Le symbole même de la féminité sauvage et indomptée. Le principe femelle, opposé et associé au principe mâle, symbolisé par le lion. Comment est-il possible qu'une légende aussi ancienne survive encore de nos jours?
Nelvéa se souvint avoir réagi une nouvelle fois lorsque le vieux prêtre avait évoqué le lion, que son frère avait choisi pour emblème.
Puis un début de réponse s'était fait jour en elle: la sorcière avait dit qu'il fonderait une dynastie, tout comme elle. Leurs descendants s'uniraient, et domineraient le monde.
Ces pensées lui revinrent en mémoire au moment où Palléas vint la relever à son tour. Il était à la tête de l'un des comtés les plus puissants de l'empire. Ses femmes lui donneraient une nombreuse descendance.
Mais elle-même? Quel sort lui serait réservé? Où était son peuple? Qui seraient les mâles qui la féconderaient?
Après tout, toute cette histoire ne reposait que sur une intuition étrange, etsur les paroles prononcées par une femme sans âge sur le point de mourir, là-bas, tout au fond de la forêt Skovandre. Rien ne la retenait plus ici, sinon l'affection qu'elle portait à ce frère qu'elle aimait profondément. Un amour véritablement fraternel, que rien jamais n'avait entaché, pas même les élucubrations d'une secte bizarre qui avait souhaité leur union, quelques mois plus tôt.
Et pourtant, elle devait partir. Ils ne pouvaient demeurer ensemble.
Maaskar la tira soudain de sa rêverie.
- Eh! Ce n'est pas terminé.
- Excuse-moi!
Alarikus avait laissé à Zoltan le plaisir de remettre les dayals aux jeunes chevaliers. Le vieil homme présenta donc son sabre à chaque chevalier. Avant de le lui remettre, il l'élevait, dans un geste symbolique, face à la foule. Un silence religieux s'était abattu sur la grande salle. Pas un mot n'accompagnait ce rituel. Selon la tradition, les dayals, symboles de l'ordre souverain de la religion amanite, étaient sacrés. Le geste d'élévation avait une signification bien précise. Il rappelait à l'esprit des hommes que ces objets magnifiques demeuraient des armes, et que du sang s'écoulerait sur leur transparence bleutée, le sang des ennemis de la cité, mais aussi un sang humain. Et chaque homme devait, à l'instant de l'élévation, formuler des vœux pour que les sabres ne voient le jour que pour des joutes amicales.
Ensuite, avec un ensemble parfait, les six chevaliers élevèrent leur dayal, déclenchant une ovation triomphale. La cérémonie se termina sur « l'affrèrement ». Celui-ci offrait l'occasion de connaître les écuyers choisis par les nouveaux chevaliers. Ceux-ci s'approchèrent de leur maître respectif. Lyvie eut un large sourire lorsqu'elle reconnut Lorik, le jeune voyageur qui suivait Nelvéa partout depuis quelque temps. Elle avait bavardé avec lui. Il était de sa race, issu comme elle de la poussière des caravanes.
Ainsi que le voulait la coutume, les jeunes gens se défirent de leur sharack, qu'ils tendirent à leur écuyer. Ensuite, torse nu, ils formèrent un cercle; puis d'un coup sec de la lame, ils s'entaillèrent l'avant-bras. Par tradition, le premier sang à couler sur l'arme était le leur. Ensuite, les bras se croisèrent, mettant les blessures face à face, sans qu'aucun mot ne soit échangé. Nelvéa n'avait pas hésité un seul instant. Elle perçut nettement l'onde d'intérêt qui dirigea les regards mâles vers sa poitrine à la courbure parfaite. Mais elle ne s'en soucia pas. Elle avait triomphé. Elle avait prouvé qu'une femme était capable de devenir chevalier. L'un après l'autre, elle croisa son bras entaillé avec les jeunes gens, qui lui dédièrent un sourire complice, ravis de la tenir pour un instant près d'eux. Même si elle restait à jamais hors de leur portée, ils avaient tissé avec elle un lien qui jamais ne pourrait être brisé. Ils étaient frères d'armes. Ce rite, qui remontait aux premiers temps de la chevalerie, signifiait que jamais les frères de sang ne porteraient les armes les uns contre les autres, quand bien même le sort les amènerait dans des camps opposés. Jamais cette règle n'avait été transgressée.
Jusqu'à présent.