CHAPITRE XLIV

Palléas et Nielsen avaient eu ensemble de longues discussions concernant l'avenir du monde, et aussi son passé. De nouvelles communications allaient être établies entre les deux cités afin d'ouvrir la petite vallée oubliée au monde amanite. Lorsque son compagnon exprima le désir de retourner à Vallensbrùck, Nelvéa décida de demeurer jusqu'aux fêtes du couronnement de son frère.

Nielsen devait la rejoindre peu avant.

Deux mois! Deux mois durant lesquels elle retrouva avec plaisir la ville, SA ville. On ne l'avait certes pas oubliée. Avec elle, c'était comme si on retrouvait une autre part du couple mythique qui avait gouverné le domaine pendant plus de vingt années.

Nelvéa fut invitée partout, par Sylvain, qui gouvernait Moraleya, une petite cité de l'Est, par Sheratt de Brastalia, et même par de simples citadins qu'elle avait connus enfants, quelques années plus tôt. De même, elle rendit plusieurs visites au temple, où les amanes l'accueillirent chaleureusement. La présence d'un temple lui manquait à Vallensbrùck. Il était parfois si réconfortant de pouvoir se confier aux prêtres.

Lauryanne, qu'elle avait gardée auprès d'elle, faisait l'admiration de tous. On s'extasiait devant sa beauté quasi surnaturelle, son sourire irrésistible, et surtout devant son intelligence extraordinaire. La fillette acceptait ces hommages sans broncher. Nelvéa avait appris avec le temps que sa fille ne s'étonnait jamais de rien. De même qu'elle avait admis sans sourciller l'existence de ses nombreux cousins. Palléas, à vingt-cinq ans, avait en effet plus d'une dizaine d'enfants qui faisaient la joie des citadins. Cinq petits garçons et six petites filles qui le suivaient partout dans ses déplacements.

Chonorga n'avait pas changé depuis son départ, quatre années auparavant. Et la bonne cousine Flora qui les accueillit n'avait pas pris une ride. Ils étaient partis le matin, empruntant la nouvelle piste pavée de dalles parfaitement nivelées que Palléas avait fait poser depuis son avènement. Des routes semblables parcouraient l'ensemble du domaine, destinées à faciliter la circulation des chariots à roues.

Retrouvant avec émotion les visages qui avaient hanté son enfance, Nelvéa ne put retenir ses larmes lorsqu'elle se blottit dans les bras dé la vieille femme, qui la considérait un peu comme sa petite fille.

Palléas avait organisé une « longe » au maroncle, comme disaient les wootmans, dont le point de départ fut Chonorga. Flora, ravie de l'aubaine, entreprit de préparer une série de repas pantagruéliques et de nombreuses chambres de fortune pour l'équipage nouvellement arrivé. Malgré son âge, elle n'avait rien perdu de sa vitalité.

Alvina, qui approchait les soixante-cinq printemps, était de la fête.

Plus que jamais, l'ancienne compagne de Czarthoz affichait un port noble et une allure d'éternelle jeunesse qui stupéfiait son entourage.

Intrigué, Palléas avait fait rechercher, dans l'ascendance de celle qu'il considérait un peu comme sa grand-mère, une explication à cette préservation extraordinaire. Sans succès. Alvina restait divinement belle et attirante malgré son âge, ce qui lui valait toujours de nombreux soupirants, parfois de vingt ans plus jeunes qu'elle.

Ravi de retrouver sa sœur comme au temps de leur enfance, Palléas n'avait pas quitté Nelvéa depuis le matin. La petite Lyvie, qui assumait désormais pleinement son rôle de comtesse, les accompagnait.

C'était chez elle que Nelvéa avait noté le plus de changement.

Lyvie, qu'elle considérait comme la sœur que la nature ne lui avait pas donnée, était née pour devenir reine. Personne n'aurait pu dire qu'elle avait été autrefois esclave d'un arsheven, et destinée à assouvir les instincts des guerriers des caravanes. Elle n'évoquait jamais son passé, et la noblesse et la dignité dont elle faisait preuve à présent ne permettaient en rien de soupçonner ses origines.

Il était plus de midi lorsque la troupe décida de s'arrêter pour déjeuner. Les domesses dressèrent aussitôt des tables pliantes où l'on disposa ce qu'il fallait pour restaurer les chasseurs affamés, et déçus de ne pas encore avoir tué un seul maroncle. Mais Palléas s'en moquait. Il ne cessait de rire et de plaisanter avec Nelvéa, de jouer avec ses enfants et la petite Lauryanne. Celle-ci l'avait adopté, et s'amusait à créer avec lui des formes fugaces, nées de leurs imaginations entremêlées. Tous deux possédaient parfaitement le pouvoir de lévitation, et contrôlaient sans difficulté la matière.

Après le repas, Nelvéa laissa Lauryanne à la garde d'Astrid et de Myriam, qui la suivaient comme son ombre, et fit une petite promenade aux alentours, heureuse de se replonger dans l'atmosphère troublante, chargée des effluves de l'automne, de la forêt Skovandre.

Rarement elle s'était sentie aussi bien. Il flottait dans l'air comme un parfum magique, une ivresse étrange. Elle était revenue chez elle.

Soudain, elle reconnut l'endroit où ils avaient fait halte. Vers l'est se dressaient des collines calcaires truffées de grottes, dominant un petit lac aux eaux sans mouvement. Elle se remémora instantanément le nom de l'endroit: le Palais des Fées. Jadis, des hommes avaient vécu là, dans ces cavernes sombres qu'ils avaient aménagées. Il en subsistait quelques traces, un four à pain démoli, quelques murs de briques branlants, des rigoles creusées à même le sol. Il lui revint alors le souvenir du combat qu'elle avait mené, plusieurs années auparavant, contre les hordes de garous venues du nord, et que les massacres des fayads avaient obligées à fuir vers le sud. Elle fit quelques pas le long de la berge, seule, perdue dans ses rêves. Plus de trois cents garous avaient péri sur ce lac, tués par les pistolasers des Lonniens, et surtout par le froid qui les avait saisis lorsque la glace s'était transformée en poudre sous leurs pas, sous l'impulsion mentale de Solyane. Ce jour-là, sa mère lui avait sauvé la vie.

Perdue dans ses pensées, elle ne s'aperçut pas immédiatement qu'un homme la suivait. Lorsqu'elle se retourna, l'inconnu était déjà là, qui lui souriait. Elle demeura sans voix, doutant de ses sens. Car l'homme qui se tenait devant elle n'était autre que firent Olleronn, son premier amant.

- Nelvéa!

- firent!

Il vint à elle sans cesser de sourire.

- J'ai appris que vous étiez de retour à Gwondaleya. Je suis arrivé hier au soir d'une mission à Dart Behra, en Australia. Lorsque j'ai appris que vous étiez à la chasse à Chonorga, je suis venu directement ici. Je voulais vous revoir.

- Mais ce n'est pas possible! On m'avait ditLé sourire du Lonnien se figea.

- Pardonnez-moi. On dirait que cela ne vous fait pas plaisir de me revoir.

Elle secoua lentement la tête.

- Oh si, cela me fait plaisir! Plus encore que vous ne pouvez l'imaginer.

Elle vint à lui et l'embrassa avec tendresse.

- Je ne vous ai pas oublié, firent. Même si je vis à présent avec un homme qui me rend profondément heureuse, je vous garde une place à part au fond de moi. Je suis... très heureuse de vous revoir.

Il éclata de rire et lui prit la main.

- Moi non plus je ne vous ai pas oubliée, Nelvéa. Cela a été dur parfois, parce que je savais que vous ne m'étiez pas destinée. Mais j'ai souvent pensé à vous.

Ils se sourirent et s'embrassèrent longuement.

Nelvéa hésita, puis décida de parler.

- Il ne faut pas m'en vouloir de mon hésitation, Brent. Quelqu'un m'a dit que... que vous étiez mort, noyé dans un torrent de Veraska - Veraska? Je ne m'y suis jamais rendu. On vous a raconté des histoires.

- Vous ne connaissez pas Veraska? Mais alors?

Stupéfaits, Nelvéa se remémora les paroles de Maaskar: «Tu portes le malheur en toi, Nelvéa. Tous ceux qui t'aiment le paieront cher. Certains ont déjà payé, comme ton premier amant, ce Brent Olleronn, le Lonnien. Il est mort noyé. » - Pourquoi m'a-t-il menti? ajouta-t-elle tout haut.

- Qui cela? demanda Brent.

- Oh rien! Un homme qui a certainement voulu me faire de la peine. Sans doute par jalousie.

Oui, il fallait que ce fût bien de la jalousie, pour vouloir lui faire autant de mal. Elle soupira. Malgré les années écoulées, le spectre de Maaskar se dressait une nouvelle fois sur sa route. Une nausée étrange la secoua, qu'elle réprima à grand-peine. Elle aurait voulu que Nielsen soit là. Lui seul pouvait la comprendre. Elle lui avait tout expliqué de sa vie passée, ses angoisses, ses doutes. Mais il était à Vallensbrùck, à des dizaines de marches vers l'ouest.

Nelvéa chassa l'angoisse qui l'avait un moment saisie et sourit à Brent.

- Je comprends, à présent. C'était une stupide vengeance. Je crois que cet homme était amoureux de moi. Mais je... je ne voulais pas de lui. Ce n'est rien. Je vous ai pleuré... et vous êtes là, bien vivant. Cela seul compte.

Elle avait failli céder. Brent, ému de la retrouver, ne l'avait plus quittée de la journée. Mais il demeurerait seulement un beau souvenir.

Le sentiment qu'elle éprouvait à son égard était sans commune mesure avec l'amour qui la liait à Nielsen d'Hoffengart. Et, alors que les moeurs très libres qui régnaient à Gwondaleya lui auraient permis de passer la nuit avec le Lonnien, elle se le refusa, parce qu'elle aurait eu l'impression de trahir son compagnon. Son absence lui avait permis de mesurer à quel point elle l'aimait. Brent ne resterait pour elle qu'un ami, pour lequel elle éprouvait une très grande tendresse. Cela n'irait jamais plus loin. Elle s'endormit en rêvant de Nielsen, qu'elle imaginait penché sur ses documents poussiéreux, ou sur une statuette sans âge.

Le lendemain, pourtant, l'image de Maaskar revint la hanter. Intriguée, elle s'en ouvrit à son frère.

- Je ne l'ai pas revu souvent, dit-il. Il a disparu peu après ton départ. Il est devenu chevalier errant. Il offre ses services aux caravanes.

Du moins, c'est ce qu'il nous a expliqué lorsqu'il est revenu à Gwondaleya, il y a un peu plus de deux ans. Il est resté très peu de temps et je ne m'en plains pas. Cet homme ne m'a jamais inspiré confiance. Il a demandé de tes nouvelles. Je ne lui ai pas dit où tu te trouvais. Je suis persuadé qu'il te cherchait. C'était pour cette raison qu'il était revenu à Gwondaleya. Mais pourquoi me poses-tu toutes ces questions?

Elle hésita à répondre et lui adressa un pauvre sourire. Palléas lisait en elle comme dans un livre. Elle ne pourrait jamais rien lui cacher.

- Cet homme t'a fait souffrir, petite sœur!

Elle baissa la tête.

- Je ne lui en veux pas vraiment. Je crois qu'il m'aimait. Il n'a pas supporté que je le quitte.

- Tant pis pour lui. Tu méritais mieux.

- Peut-être! Il a promis de ne jamais chercher à me revoir. Je souhaite qu'il tienne parole. Il me fait peur.

Ils demeurèrent un long moment silencieux. Autour d'eux, la ferme de la cousine Flora avait repris son aspect habituel. Les invités étaient repartis depuis le matin. Dans le pré qui bordait les bâtiments, Lyvie jouait avec la ribambelle d'enfants, en compagnie d'Astrid et de Myriam. Plus loin, Khaled et Lorik avaient entrepris d'apprendre le maniement du sabre au petit Yvain, le fils aîné de Palléas.

Soudain, Nelvéa prit la main de son frère, - Que sais-tu sur Maaskar?

- Justement, je ne sais rien. Cet individu a surgi au moment de l'Eschola, sans que personne ne sache d'où il venait.

- Tu ne l'aimes pas!

- Non! Sous ses aspects charmeurs, il porte en lui une force mauvaise.

Je ne sais pas pourquoi, mais cet homme me hait, comme peutêtre jamais personne ne m'a haï.

- Lorik m'a dit quelque chose de semblable? Pourquoi?

- Je l'ignore. Lorsque j'ai ressenti cette haine incompréhensible, j'ai tenté de sonder son esprit, pour comprendre.

- Et alors?

- Alors, ce fut impossible. Je ne sais pas d'où sort cet individu, mais il possède une force mentale dont je n'ai jamais rencontré l'équivalent auparavant, petite sœur. Je n'ai pu l'interroger plus avant. Il est parti le lendemain du jour où j'ai tenté de le percer à jour. Je pense qu'il a eu peur.

Nelvéa ferma les yeux.

- Les dieux fiassent qu'il ne se rende jamais à Vallensbrûck, Palléas.

Il a dit que je sèmerai le malheur sur mes pas, à cause démette obscure légende d'Ywaïhn, dont j'ai tué les chiens à l'arme blanche Mais je crois... je crois que c'est lui qui apporte le malheur.

- Lui interdire Vallensbrûck? Cela va être difficile, à présent. Une piste va être ouverte jusque là-bas, puisque Nielsen nous a donné son accord. Je ne pourrai pas empêcher les gens de parler. On sait désormais où tu vis.

Nelvéa frissonna. Elle ne redoutait pas vraiment de retomber dans les bras de son ancien amant. C'était autre chose. Comme si un spectre destructeur avait retrouvé sa trace, un spectre de mort et de désolation, qui désormais ne lâcherait plus sa proie.