CHAPITRE XXXI
Nelvéa ne s'étonna guère de voir arriver le vieil Olaf et ses trois fils sur la place de Norskynn le lendemain matin. Une fraîcheur humide, parfumée, vivifiante, montait des sous-bois proches. A l'orient s'étiraient quelques nuages filandreux, sur lesquels le soleil à venir faisait jouer des éclats d'or rosé.
- Bien, je vois que tu es déjà prête. C'est bien, grogna le wootman.
Nelvéa lui sourit.
- Tiens, je croyais que nous étions fâchés?
- Nous le sommes, nous le sommes. Mais je serais encore plus fâché après moi si je te laissais partir toute seule. Tu ne sais pas ce qui t'attend, fillette.
La jeune fille éclata de rire.
- Alors, je ne vais pas tarder à le savoir. En route!
Le vieil Olaf n'avait pas menti. La forêt n'était guère praticable pour les chevaux. Non à cause des broussailles impénétrables, mais parce qu'elle s'étageait sur les pentes abruptes des montagnes encore couvertes de neige.
Régulièrement, le wootman envoyait l'un de ses fils en reconnaissance.
Lorsque l'éclaireur revenait, ils avançaient. Ils aperçurent au loin un parti de garous errants qui suivaient le fond d'une vallée proche.
- Ils ne sont guère dangereux, expliqua Olaf. La forêt est giboyeuse.
Plus inquiétant, un couple de migas fit son apparition peu avant midi, bloquant le passage pour accéder à un plateau supérieur. Les fauves observèrent un moment la petite troupe, mais, sans doute parce qu'ils avaient repéré le lionorse, ou bien parce que la période des amours avait commencé, ils passèrent nonchalamment leur chemin et dévalèrent la pente raide. Nelvéa rengaina son gonn. Il n'eût été guère prudent de tirer. Un ennemi bien plus dangereux pouvait survenir.
Nelvéa avait remarqué que le vieil homme évitait de suivre les sentes naturelles tracées par les animaux, chevreuils, sangliers, cerfs ou maroncles. En fait, il se fiait à des repères différents, qu'il était seul à connaître pour les avoir posés lui-même. Ses fils, armés de gonns et d'arcs, lui obéissaient au doigt et à l'œil. Sans doute avaientils dû se faire chapitrer par leur père, car les regards appuyés sur les deux filles avaient cédé la place à des œillades furtives, tout aussi équivoques, mais nettement plus discrètes. Les jumelles surveillaient attentivement les sous-bois, prêtes à bondir comme des tigresses pour défendre Nelvéa.
Le soir, une haute barrière montagneuse se dressa devant les voyageurs.
- Et voilà, déclara Olaf. Nous avons parcouru la moitié du chemin.
Demain, nous passerons de l'autre côté de cette montagne et nous descendrons vers la vallée de la Poczla.
- Demain? Mais cette montagne est très haute, rétorqua Nelvéa. Il nous faudra certainement plus d'un jour pour la franchir. Je ne distingue rien qui ressemble à un col.
Le vieil homme ricana d'un air entendu.
- Fais-moi confiance, nous traverserons. Nous allons nous arrêter ici cette nuit. Demain, je vous ferai découvrir quelque chose que vous n'avez jamais vu.
Il n'en dit pas plus. Mais visiblement, il n'était pas peu fier de posséder pour lui seul les secrets de l'immense forêt.
Plus tard, un feu de camp aux senteurs résinées rôtissait deux superbes lièvres qui dégagaient un parfum appétissant. Astrid et Myriam, héroïnes de cette miraculeuse chasse-éclair, s'étaient vues prudemment - complimenter par les trois jeunes wootmans. Elles avaient consenti à les remercier d'un sourire sans chaleur. A présent, elles étaient couchées en boule aux pieds de Nelvéa qui bavardait avec Olaf.
Celui-ci les observait en silence tout en tirant de sa vieille pipe de chêne d'impressionnantes bouffées bleutées. Les yeux perdus dans le vague, il marmonna: - Quel drôle d'équipage t'es-tu choisi là, fillette! Deux femmes qui n'en sont pas, et qui manient les armes mieux que de vrais chasseurs, ce curieux étranger qui ne rit jamais, et ce gamin aux allures de fouine. Je ne sais pas qui tu es, ni quel est ton but, mais je pense que jamais je n'oublierai cette équipée. Et pourtant, j'en ai vu, dans ma chienne de vie.
- Comment ça?
- Oh, ce serait très long à expliquer. Mais pour quelqu'un qui sait voir sans se faire prendre...
Il désigna d'un geste ample la forêt qui étendait sa fourrure nocturne sous la clarté sombre des étoiles et de la lune. A l'ouest, le ciel rougeoyait encore des derniers feux du soleil. Un concert étrange montait des sous-bois, en contrepoint des appels des oiseaux de nuit.
Des relents épais d'humus venaient se mêler, selon les caprices de la brise crépusculaire, aux odeurs du feu de bois.
- Tu vois, fillette, les légendes prétendent qu'autrefois, cette forêt n'existait pas. Il y a très longtemps, à l'époque des Anciens, des villes se sont élevées ici, des cités immenses, bien plus vastes que les nôtres.
En traînant dans la forêt, on découvre trace de ces villes. Si je te disais...
Il tira une longue bouffée et se pencha vers elle sur le ton de la confidence. Son haleine heurta Nelvéa de plein fouet.
- Tu dois déjà connaître ces gouffres qui s'ouvrent sans explication au milieu des clairières, et qui ne mènent nulle part. Des marches s'enfoncent sous la terre. Je n'ai jamais eu le courage d'y descendre.
Mais ce que je vais te montrer demain, il m'a fallu une sacrée dose de courage pour m'y aventurer.
Une hulotte fit entendre son appel angoissant.
- Elle a raison, grogna Olaf. Il vaudrait mieux dormir. Les hommes ne sont pas faits pour la nuit. Bertran va monter la première garde. Demain, nous avons une longue route à faire.
Nelvéa lui posa la main sur le bras.
- Je sens une inquiétude en toi, vieil homme. Pourtant la journée fut calme. Craindrais-tu quelque chose pour demain?
Il fit une grimace et se gratta la barbe.
- Bah, les dieux seuls sont les maîtres de nos destins. De ce côté-ci, le danger n'est pas très grand. Les Hommes Gris y sont rares. Mais de l'autre côté de la montagne commence leur royaume. Enfin, celui des Hommes Gris et des Nyktals. Je n'ai jamais pu déterminer lesquels en étaient les maîtres. C'est une région encore plus belle que celle-ci, si c'est possible. Mais elle est aussi plus dangereuse. Je ne redoute pas trop les Nyktals. Je les ai vus plusieurs fois. Je me suis caché, et je leur ai échappé. Pourtant, je suis sûr qu'ils m'avaient repéré.
- A quoi ressemblent-ils?
- De loin, ils rappellent un peu des migas. Mais il y a quelque chose de magique en eux. Ce ne sont pas des animaux, et pas des hommes non plus. Ils défendent un territoire, mais ils nous laissent en paix si on ne les dérange pas. Par contre, si des Hommes Gris s'introduisent sur leur domaine, ils se battent jusqu'au dernier, comme si leur vie n'avait aucune importance. C'est surtout de cela dont j'ai peur. Les Gris sont aussi de terribles combattants. Et ils se battent comme s'ils ne s'appartenaient pas, eux non plus. Plusieurs fois, j'ai retrouvé des traces de bataille. Je peux te dire ceci: les Gris sont sans doute des humains. Mais pas les Nyktals. Ils ne sont pas faits de chair et de sang comme nous. Leur corps se consume entièrement lorsque l'un deux est tué. Une fois j'ai découvert le bras de l'un d'entre eux, que le feu n'avait pas détruit. Eh bien, il n'y avait aucune trace de sang. Seulement un liquide gluant et blanchâtre qui s'écoulait d'un fouillis de boyaux innommable.
Nelvéa ne répondit pas. La description du wootman lui rappelait des souvenirs précis. Elle avait assisté, aux côtés des Lonniens, à la réparation d'un androïde. Un liquide blanc porteur d'énergie coulait dans leurs veines artificielles. Peut-être ces Nyktals n'étaient-il pas autre chose que des androïdes de grande taille. Mais dans ce cas, qui les manipulait, et pourquoi?
La jeune fille salua le vieil homme et s'enveloppa dans sa couverture.
Simultanément, Astrid et Myriam se serrèrent autour d'elle pour lui communiquer leur chaleur. Olaf se pencha sur elle et lui glissa: - Écoute, je tiens à ma peau, fillette. Je ne t'accompagnerai pas aux sources de la Poczla. On croit que cette région est morte, désertée par les hommes. Mais c'est faux. Je sais, moi, qui sont les Hommes Gris.
Ce sont des soldats esclaves, semblables à vos ferroskos.
- Sais-tu d'où ils viennent?
- Oui, je le sais!
Il cracha dans les braises d'un jet précis, puis entreprit de les éparpiller et de les éteindre avec du sable. Il ménageait ses effets, comme tous les vieux conteurs. Nelvéa, habituée à ce genre de manège, attendit.
- Une légende parle d'une cité inconnue qui dominerait cet empire que les amanes n'ont jamais conquis. Une ville immense d'où personne ne revient jamais. Les Homme Gris sont les gardiens de cette ville, dont tu ne dois pas oublier le nom, parce que tu as toutes les chances d'y finir ta vie. Elle s'appelle Hackenmahar!