CHAPITRE XXXVI
Peut-être à cause de l'étrangeté de l'endroit, Nelvéa s'était attendue à découvrir un homme âgé, au visage empreint de cette sagesse que l'on prêtait aux Anciens.
Pourtant l'homme qui se tenait devant elle était jeune. Il se dégageait de lui une impression de force et de sérénité. Comme son père, il la dépassait de deux bonnes têtes. Mais là s'arrêtait la comparaison.
Le Maître était aussi blond que Dorian était brun. Il était difficile de lui donner un âge. Trente ans, peut-être trente-cinq. Elle ne pouvait détacher son regard de ses yeux. Elle était sûre de l'avoir déjà rencontré, sans pouvoir se souvenir de l'endroit. Et soudain, des images douloureuses remontèrent de sa mémoire profonde. Elle souffrait, perdue dans un cauchemar hallucinant où elle avait conscience de lutter pied à pied contre la mort. Un visage inquiet, penché sur elle, la surveillait, un visage qui l'attirait vers la vie, une bouche qui lui murmurait de lutter, de tenir, des yeux où brillait une lueur étrange, brûlante, qu'elle ne pouvait définir, mais qui était peut-être de l'amour.
Une émotion trouble envahit Nelvéa.
Quittant la zone de clarté dorée pour plonger dans le bleu de la nuit naissante, l'homme vint s'accouder près d'elle au rempart. Silencieusement, ils contemplèrent le panorama splendide qui déroulait ses écharpes d'ombre et de lumière sous leurs yeux. Pour dissimuler sa gêne, Nelvéa se força à parler.
- Vallensbrûck est un pays magnifique, seigneur!
- Le monde est magnifique, petite Nelvéa, répondit l'homme avec un sourire chaleureux. Mais peut-être particulièrement cet endroit.
Surtout si on le regarde en compagnie de l'une des plus belles princesses de la Terre.
Il se tourna vers elle.
- Je suis heureux de vous voir aussi parfaitement remise.
- Et moi, je me réjouis de pouvoir enfin remercier celui à qui je dois la vie.
Elle ajouta, avec une nuance de défi féminin dans la voix: - Mais j'ai cru jusqu'à cet instant qu'il ne me serait pas donné de le faire. J'ai même imaginé que vous refusiez de me rencontrer. II ne répondit pas immédiatement.
- Il est vrai que j'ai longuement hésité. Mais nous serons mieux à l'intérieur pour bavarder. La nuit va être fraîche. Suivez-moi.
Il la prit gentiment par l'épaule. Longeant la terrasse, ils empruntèrent un escalier qui les mena dans un jardin suspendu situé presque au sommet du palais, sur lequel s'ouvrait une salle baignée de lumière. Ils entrèrent.
Une table avait été dressée devant la cheminée. Un feu clair y brûlait, répandant une odeur agréable. Nelvéa ne put retenir un cri d'admiration devant la finesse du service que des domesses avaient disposé sur une nappe de dentelle ocre.
- C'est merveilleux, seigneur. Jamais je n'ai vu d'objets aussi splendides.
- Ce ne sont pourtant que des reconstitutions.
- Des reconstitutions?
- Les originaux ont été retrouvés dans les ruines d'une cité située dans l'ouest de l'Europania. Je n'ai pu récupérer que des fragments.
Les verres sont de cristal, et les assiettes de porcelaine décorée et peinte. Les couverts sont d'une facture plus ancienne encore, et datent de plusieurs millénaires. Malheureusement, ce ne sont que des copies, fabriquées d'après les restes découverts dans cette ville.
Nelvéa caressa d'un doigt respectueux la fine texture des assiettes, la douceur du cristal. L'homme l'invita à s'asseoir. Le cœur de Nelvéa se mit à battre un peu plus vite. La prévenance de l'inconnu l'intimidait.
Peut-être parce qu'elle ne parvenait pas à le situer. Ami sans doute. Pour quelles obscures raisons? Elle refusait de s'avouer que le charme de l'homme agissait trop bien sur elle. Et soudain, elle sursauta.
Elle avait déjà rencontré cet homme. Mais ce n'était pas uniquement durant le délire fiévreux dans lequel l'avait maintenu sa blessure.
- Gwondaleya, murmura-t-elle, A présent, elle le situait parfaitement. C'était lui que Palléas recevait au moment où elle était venue lui faire ses adieux. Elle ne parvenait plus à se souvenir de son nom.
- Vous connaissez mon frère, ajouta-t-elle. C'est vous que j'ai vu dans son bureau, le dernier soir.
- C'est exact. Aussi, imaginez ma surprise lorsque mes guerriers vous ont découverte à proximité de Vallensbrùck.
Il prit place à ses côtés.
- Mon nom est Nielsen d'Hoffengart. Je suis le seigneur de ce lieu depuis... bien longtemps. Ce domaine est coupé du reste du monde depuis des siècles. J'y ai constitué un peuple heureux, pacifique, que j'ai intéressé à la beauté de l'art. Ensemble, nous nous penchons sur le passé du monde. Nous parcourons la terre à la recherche des ruines des civilisations éteintes. Cependant, au lieu de nous préoccuper des connaissances technologiques des Anciens, nous nous efforçons de retrouver leur véritable héritage: leurs créations artistiques.
C'est par elles que l'esprit de l'homme s'exprime. L'art n'existe que pour le plaisir. Il est le fruit de l'imagination de l'homme, la matérialisation de ses rêves les plus audacieux. Alors, loin de m'intéresser à la vanité de ces petits souverains éphémères, gonflés de pouvoirs et d'inutilité, qui ont gouverné le monde, j'ai préféré poursuivre une œuvre d'archéologue, et tenter d'arracher à l'oubli toute la richesse de l'âme humaine.
Nelvéa répliqua doucement: - Tous les souverains ne sont pas des êtres assoiffés de domination, vous savez.
- C'est exact. Mais combien d'entre eux, encore de nos jours, se laissent prendre au piège de la tyrannie? Je sais que votre père fut un prince de grande valeur. Et votre frère, qui lui a succédé, est digne de lui. Toutefois, vous avez vécu dernièrement l'histoire de ce prophète dément qui voulait asservir le monde à sa religion imbécile. Croyezmoi, il ne sera pas le dernier. Combien de vos princes sont-ils dignes des lourdes responsabilités qui pèsent sur eux?
Nelvéa ne sut que répondre. Dorian professait les mêmes idées.
Nielsen continua: - Les hommes n'ont pas encore compris que la véritable fortune est celle de l'esprit. C'est vivre en harmonie avec soi-même et avec les autres. Certains mendiants sont ainsi bien plus heureux que des rois.
- Vous raisonnez ainsi parce que vous êtes riche, seigneur Nielsen.
J'ai vu vos galeries. Jamais je n'avais contemplé de telles splendeurs.
- Si elles vous tentent, prenez-les, elles sont à vous.
Devant la mine stupéfaite de Nelvéa, il expliqua: - Je n'estime pas que ces merveilles m'appartiennent. J'en suis seulement le gardien. Un jour viendra où je les redonnerai aux peuples de la Terre afin qu'ils sachent ce que leurs ancêtres ont su créer. C'est dans ce but que j'ai pris contact avec votre frère Palléas. A travers lui, et à l'aide des Centres de la Connaissance créés par vos parents, j'espère redonner à l'humanité ce qui semble à mes yeux l'héritage le plus riche et le plus noble des Anciens. Mais je tiens à préserver l'indépendance de mon petit royaume. Aussi ai-je demandé à votre frère la plus grande discrétion.
Une des filles au sang bleu entra, portant un plateau. Le repas commença, composé de mets tous plus fins les uns que les autres.
Rarement Nelvéa avait mangé des plats aussi raffinés.
Soudain elle demanda: - Seigneur Nielsen, vous ne m'avez pas dit pourquoi vous avez hésité à me rencontrer, après m'avoir secourue.
Ses yeux brillèrent étrangement.
- Petite Nelvéa, il est rare de rencontrer un être humain possédant un shod'l loer aussi développé que le vôtre. Alors, quand cette personne se trouve à quelques marches, et qu'elle appelle désespérément au secours, la moindre des choses est de répondre à son appel. Si de plus elle se révèle aussi belle que vous, on est mille fois récompensé de la peine que l'on a prise.
- Pourquoi alors avoir attendu un mois et demi?
Il lui prit la main et demeura un long moment silencieux, sans cesser de la regarder. Troublée, Nelvéa baissa les yeux. Il commença alors une étrange histoire...
- Peut-être sont-ce les dieux qui vous ont envoyée vers moi. Mais, lorsque l'on a vécu aussi longtemps que moi, on se méfie de ses impulsions. Ma vie a commencé voici plus de quatre siècles. Elle serait beaucoup trop longue à vous raconter. J'ignore d'où me vient cette immortalité. J'imagine qu'elle fut le résultat d'une manipulation génétique accidentelle. Je suis né dans la cité libre qui autrefois occupait les fondations de ce château. Elle se nommait Hoffengart. A l'époque de ma naissance, il ne restait plus qu'une dizaine d'habitants.
Depuis des millénaires, ils avaient tenté de maîtriser les secrets de l'immortalité. Sans succès. S'ils réussirent avec moi, il était déjà trop tard en ce qui les concernait. Moi-même j'ignorais les expériences qu'ils avaient tentées sur moi. Ils sont morts les uns après les autres, me transmettant les connaissances enfouies dans la mémoire centrale de la cité, jusqu'au jour où je me retrouvai seul. J'avais à peine trente ans à cette époque. L'art me passionnait déjà, de même que les connaissances technologiques. Plus bas dans la vallée vivait une petite peuplade pacifique qui avait toujours entretenu d'excellentes relations avec les miens. Lorsque je me retrouvai seul, ils m'accueillirent sans difficulté. Avec le temps, je devins leur prince.
«Cependant, l'immortalité comporte en elle-même sa propre condamnation. Je n'ai pu la partager avec mon peuple, puisque j'ignorais tout de ma naissance. Et depuis quatre siècles, je vois naître des enfants qui deviennent très vite des adultes, puis des vieillards que mes pauvres pouvoirs ne peuvent garantir de la mort. Ces gens qui vivent autour de moi à présent, et qui me considèrent comme un dieu, sont les descendants de ceux qui m'ont aidé à bâtir la première cité de Vallensbrùck. Des hommes et des femmes que j'ai aimés, avec qui j'ai partagé nombre d'épreuves, et dont je suis seul à présent à conserver le souvenir. Commencez-vous à comprendre?
- Je... je ne sais pas. Tout cela est si étrange.
- Nelvéa, c'est moi qui vous ai soignée. J'ai étudié votre corps, votre sang, vos cellules. Vous êtes de la même race que moi, vous ne vieillirez pas. Sans doute possédez-vous aussi, comme votre père, des pouvoirs supérieurs. Mais, comme moi, et comme lui, vous affronterez la terrible épreuve de voir disparaître au fil du temps tous ceux qui vous entourent, que vous aimez, et que la mort viendra vous arracher tôt ou tard. Nous vivons en dehors du temps. C'est pourquoi j'ai hésité à vous rencontrer. J'avais peur.
- Peur de moi?
- Oui! Imaginez que vous viviez depuis des centaines d'années entourée d'enfants qui meurent tous dès qu'ils atteignent leur vingtième année. A peine avez-vous choisi un compagnon parmi eux qu'il disparaît. Un jour, un inconnu vient à vous, et vous savez qu'il est de votre race, qu'il ne mourra pas en atteignant vingt ans. Comment ne pas être attiré par cet inconnu?
- Je crois que je comprends, seigneur Nielsen.
Ils demeurèrent un long moment silencieux. Elle le regarda. Elle avait envie de poser ses lèvres sur celles de l'homme. Il émanait de lui un mélange fantastique de force et de faiblesse. Une faiblesse qui avait nom solitude. Mais elle était de sa race. Elle l'aiderait à affronter les siècles. Une douce chaleur envahit ses reins et son ventre. Elle savait à présent pourquoi les dieux l'avaient attirée à Vallensbrùck.
Son destin était lié à celui de Nielsen. Ils n'étaient pas des inconnus l'un pour l'autre. Ils avaient lutté ensemble, lors de sa maladie. Ils avaient triomphé. Cependant, elle ne voulait pas céder à l'impulsion qui la poussait vers lui. Pas encore. Elle ne le connaissait que depuis une heure. Ils se regardèrent longuement, sans mot dire. Leurs écrans s'étaient évanouis, et les pensées glissaient de l'un à l'autre sans la moindre ambiguïté. Il n'avait pas oublié leur furtive rencontre de Gwondaleya, et avait souvent rêvé d'elle depuis. Simplement parce qu'elle était de sa race, parce qu'elle représentait une lueur d'espoir dans sa solitude. Mais elle avait disparu, laissant au creux de sa mémoire une trouble nostalgie. Le plus grand des hasards la lui avait rendue, meurtrie, affaiblie, et il avait dû user de toute sa science pour ne pas la perdre définitivement. Comment dans ces conditions ne pas tomber amoureux? Nelvéa lisait en lui comme dans un livre ouvert, et elle savait qu'il devinait ses envies, son attirance profonde.
Elle aimait ses yeux, son regard bleu, à la fois si jeune et si mûr, d'où coulaient une gaieté naturelle et une passion pour la vie que la solitude même n'avait jamais pu entamer.
Jamais encore elle n'avait connu un tel échange, éprouvé une telle émotion. Et, parce qu'il s'était ouvert totalement à elle, elle ressentit le même trouble chez son compagnon. Alors, ils éclatèrent de rire, comme deux complices qui s'étaient reconnus après une longue séparation.
La gêne de Nelvéa s'envola.
- Dites-moi, Nelvéa, pourquoi avoir voulu suivre cette piste que les convoyeurs eux-mêmes ont oubliée depuis plus d'un siècle?
Elle médita quelques instants, puis déclara: - Oh, je crois que je poursuivais un fantôme. Je voulais retrouver la trace de mon père, qui nous quitta voici plusieurs mois. Je pensais que peut-être il aurait emprunté la Smolenska. En fiait, c'était une idée absurde. Je sais bien au fond de moi qu'il est resté dans les Terres Bleues. Mais je ne voulais pas retourner à Gwondaleya. Trop de souvenirs m'y attendaient. Alors, je suis remontée vers le nord.
C'est un vieil homme qui m'a aidée à franchir la chaîne montagneuse qui nous sépare de Norskynn.
- Olaf?
- Vous le connaissez? demanda Nelvéa, stupéfaite.
- Bien sûr! C'est un vieil original qui chasse sur les flancs sud de la montagne, avec ses trois fils. Mes Nyktals n'ignorent rien de ses sentiers secrets.
- Oh! Et lui qui s'imaginait capable de déjouer les pièges de la forêt.
Nielsen éclata d'un rire clair.
- Vous savez, je l'ai connu alors qu'il n'était encore qu'un gamin, plus occupé à courir les bois qu'à travailler à la menuiserie de son père.
Nelvéa demeura un instant silencieuse, puis elle dit: - Quel homme étrange vous faites, Nielsen. A vous regarder, il est impossible d'imaginer que vous avez pu connaître ce vieux bougon tout petit.
- C'est pourtant la vérité. Comme il est vrai que j'ai connu ses ancêtres.
Il eut un geste fataliste, et sembla vouloir ajouter un mot, puis se reprit.
- Venez, je voudrais vous montrer quelque chose.
Il lui prit la main et l'entraîna vers une vitrine de cristal, aux montants de vermeil. A l'intérieur, Nelvéa découvrit une petite statuette de bronze sur laquelle un doux éclairage faisait jouer des reflets dorés.
- Regardez bien cet objet, Nelvéa. Il ne s'agit pas d'une reproduction.
Cette figurine a été découverte près de ces pyramides étranges qui dominent le désert de Gaïzah, dans l'est de Nogafrika. Elle représente une femme, sans doute la plus vieille du monde connu. D'après mes travaux, elle aurait près de onze mille ans. Une fraction de seconde en regard de l'univers. Une éternité par rapport à la durée de la vie humaine. Chaque fois que je la contemple, je reste fasciné. Qui était la femme qui lui a servi de modèle. Était-ce une reine, ou bien une simple servante? Peut-être ses descendants vivent-ils encore, après de multiples brassages de sang.
- Quelle importance? murmura Nelvéa. « Les hommes ne doivent pas s'aveugler de la poussière des siècles passés, mais s'éblouir de la lumière à venir », a dit Mahel.
- Je connais les préceptes de votre grand poète. Cependant, ceux-ci ne s'appliquent pas à Vallensbrùck.
- Je... je ne sais pas.
Elle s'écarta de lui, troublée, et se rendit sur la terrasse. La nuit était totalement tombée à présent. Des senteurs fraîches remontaient de l'encre bleutée de la vallée. La lune à son premier quartier jouait à saute-mouton avec des nuages pressés, qui annonçaient un orage prochain.
Nelvéa ne savait plus que penser. Elle avait failli tomber dans les bras de Nielsen. Il était si difficile de résister au charme de ses yeux d'un bleu très pâle, qui semblaient toujours rire. Après tout, cela avait-il une réelle importance qu'il fût né quatre siècles plus tôt? A la vérité, cet homme n'avait plus d'âge depuis longtemps. Et son père Dorian ne paraissait-il pas à peine plus âgé que son fils Palléas?
Elle secoua la tête comme un animal pris au piège. Elle aussi avait peur. Peur de s'avouer qu'elle était amoureuse, comme jamais elle ne l'avait été. Mais tout son être se cabrait, comme un cheval rétif auquel on vient de passer le licou, et qui sait qu'il finira par céder. Cet homme l'attirait profondément. Chaque fois qu'il posait son regard sur elle, une onde de chaleur coulait le long de son dos. Et cette nuit de bleu et d'or ancien avait quelque chose de magique.
Nielsen ne l'avait pas suivi. Nelvéa se retourna: il attendait, près de la vaste porte-fenêtre, l'observant sans mot dire. Alors, en tremblant, elle se dirigea vers lui. Comme elle frissonnait, il la prit dans ses bras.
Ils n'avaient plus besoin de parler. Les mots n'eussent été que des supports inutiles, insipides en regard de la fièvre qui se glissait en eux. Leurs lèvres s'unirent, leurs mains se cherchèrent, s'étreignirent, leurs corps se collèrent l'un à l'autre dans un besoin de chaleur, de communion, de tendresse. Un tourbillon vertigineux s'empara de Nelvéa. Elle aurait voulu se noyer en lui, s'y perdre, tout oublier, pour l'éternité.
Lorsqu'il l'entraîna vers l'intérieur, dans un salon dont elle ne remarqua même pas la beauté, elle se serra contre lui, comme si elle avait voulu s'y fondre. Sa robe si belle aux couleurs de nuit lui sembla soudain de plomb. Elle aurait voulu l'arracher, sentir la peau rude de l'homme contre la sienne.
Mais il se montra délicat, la déshabilla lentement, comme pour un rite éternel, tandis qu'en elle le désir montait. Elle tremblait un peu lorsque l'étoffe coula le long de son corps, dans un mouvement ample et soyeux, comme une caresse légère. Depuis trop longtemps elle réclamait sans vouloir se l'avouer l'empreinte de l'homme. Son expérience malheureuse avec Maaskar n'avait rien de comparable avec ce qu'elle vivait à présent. Avec volupté, elle laissa lentement le désir s'emparer d'elle, comme une vague grondante qui monte à l'assaut d'un rocher. Nielsen ne la brusqua pas. Il sut l'apprivoiser, la séduire, la conquérir, pour qu'enfin, cédant à la tempête violente qui vibrait en elle, elle se donnât sans remords, sans pudeur, prenant elle-même des initiatives audacieuses, dictées par l'amour qui la baignait totalement.
Lorsque enfin elle s'ouvrit, qu'elle sentit la chaleur impérieuse de l'homme entrer en elle, elle ne cria pas. Elle gémit de bonheur, de plaisir, écartelée, rejetée au-delà de tout. Jamais elle n'avait atteint une jouissance aussi complète, aussi merveilleuse, violente comme la fureur de la nature, et douce comme un instant d'infini. Des larmes coulaient de ses yeux mi-clos, qu'elle ne sentait pas. Puis la vague retomba lentement, laissant derrière elle comme un parfum d'éternité qui la mena doucement vers le sommeil, au creux des coussins aux reflets dorés.
Plus tard, elle s'éveilla au cœur de la nuit, baignée par la seule clarté de la lune enfin libérée des nuages. Elle se sentait extraordinairement bien. Dans la pénombre complice, elle contempla la silhouette endormie de son amant étendu à ses côtés. Il gardait encore son bras posé sur elle. Sa main avait emprisonné la sienne, tandis que son souffle régulier réchauffait délicatement l'un de ses seins. Elle l'observa, étonnée. Elle avait l'impression de le connaître depuis toujours. Ainsi abandonné dans le sommeil, ses traits d'homme s'adoucissaient, laissant transparaître le visage de l'enfant qu'il avait dû être, bien longtemps auparavant. Et, malgré toute la science qu'elle devinait en lui, malgré sa musculature puissante, elle ressentit sa fragilité. Elle comprit alors pourquoi les femmes posséderaient toujours un avantage sur les hommes. Le sentiment qui l'animait à présent, cette sensation nouvelle et inexplicable, qui la poussait à vouloir le protéger, ressemblait beaucoup à de l'amour maternel.
Alors, parce qu'elle était profondément heureuse, et égayée par sa trouvaille, elle éclata de rire.
Il s'éveilla, lui sourit, et l'attira contre lui. Il murmura: - Est-ce que tu resteras à Vallensbrùck?
Pour toute réponse, elle noua ses bras autour de son cou et murmura : - Je ne te quitterai pas!