CHAPITRE XIX

- Tu es sûre de ce que tu fais? demanda Maaskar en se taillant une tranche du marcassin qu'ils avaient tué dans l'après-midi.

- Je ne t'ai pas demandé de m'accompagner. C'est toi qui as insisté pour me suivre.

- C'est vrai. Mais je ne pensais pas que tu avais choisi un but si étrange.

- Tu es libre de nous quitter si tu le désires.

La voix du jeune homme se fit amère. Il reprocha: - Pourquoi te montres-tu si agressive avec moi, ma belle? Je ne t'ai pas dit que je souhaitais t'abandonner. A moins bien sûr que ma présence ne te soit devenue importune...

- Mais non! Ce n'est pas cela!

Elle hésitait à lui donner la raison pour laquelle elle avait quitté la piste pour se diriger vers l'ouest. Enfin elle se décida.

- Je suis... je suis à la recherche de mon père. Le vieil homme m'a appris qu'il s'était arrêté dans son auberge, il y a de cela plus de six mois. Il s'est dirigé vers un lieu que l'on nomme les Terres bleues.

Elle désigna l'horizon montagneux surplombé par un ciel encore empli de la lumière d'un crépuscule qui ne voulait pas s'éteindre.

- Excuse-moi, Nelvéa. Ta quête est sacrée. Je ne voulais pas me moquer de toi. Mais comment peux-tu être sûre qu'il est bien passé par là? Nous avons quitté la piste depuis deux jours, et nous avançons sans repères réels.

- Je sais que c'est invraisemblable, murmura Nelvéa après un moment de silence, mais je sais qu'il a suivi ce chemin. Je reconnais tous les endroits que nous traversons.

- Tu les reconnais?

- Tu es libre de ne pas me croire, Maaskar. Et je ne t'en voudrais pas. Pourtant, c'est la vérité. Mon père est passé ici il y a plusieurs mois. Et peut-être... peut-être même avant, il y a bien longtemps.

Ses yeux s'étaient troublés. Deux larmes coulèrent sur ses joues.

Maaskar la contempla sans un mot. Une chaleur sourde le gagnait. Il avait une envie folle de la prendre dans ses bras.

Deux jours plus tard, alors que depuis le matin ils longeaient une rivière tumultueuse, ils débouchèrent dans une combe claire, au pied d'un mont élevé dont le sommet se noyait dans la brume. Une grotte sombre s'ouvrait dans le flanc de la montagne.

- Soyons prudents, dit Maaskar. Il s'agit peut-être du repaire d'un migas.

- Non! Je ne discerne aucune présence animale à l'intérieur, répondit Nelvéa.

Puis elle se figea. Le temps sembla se dédoubler. Une vision effrayante s'imposa à elle tandis que ses compagnons, interloqués, la regardaient.

Des flammes, hautes et brillantes, dévoraient un corps pourtant jeune. Un corps de femme sur un bûcher funéraire. Agenouillés l'un près de l'autre, deux enfants pleuraient. Un garçons et une fille. Sa respiration s'accéléra lorsqu'ils se relevèrent et se dirigèrent vers elle sans la voir. Elle ne vit que leurs yeux, bleus et noirs. Le regard bleu était celui de Solyane. Les yeux noirs appartenaient à son père.

Lorsque tout s'estompa, elle respira profondément pour calmer les battements de son cœur affolé, puis murmura: - Il est passé ici également.

Le soir, au bivouac, elle s'isola de ses compagnons, malgré l'insistance de Maaskar pour lui tenir compagnie. Elle fit une longue promenade à pied, s'emplissant des essences rares qui montaient de la terre. Ils étaient à présent dans les lieux les plus éloignés du massif Skovandre. Sans doute avait-il même déjà changé de nom, s'il en avait encore un. Même les plus hardis des wootmans ne se risquaient pas si loin. Ainsi que l'avait dit le vieil homme du relais, la civilisation s'arrêtait à la piste. Ils avaient croisé le matin même un parti de garous, mais les monstres s'étaient enfuis. A cette époque giboyeuse, ils ne s'attaquaient pas aux humains, beaucoup trop dangereux. Plus loin, ils avaient traversé un petit village dont les habitants s'étaient tenus à l'écart. Aucun d'eux ne parlait l'ankos. Nelvéa avait eu une nouvelle vision: celle d'une femme blessée à la tête par une pierre, une rigole sanglante coulant de son oreille.

Tout cela avait une signification, tout comme ses rêves et ses visions nocturnes.

Elle était certaine de suivre la bonne piste. Mais comment expliquer tout ceci? Peu à peu lui revenaient des bribes de souvenirs qui ne lui appartenaient pas vraiment. Parfois, ( lorsqu'elle était toute petite, ses parents évoquaient des instants qu'ils avaient vécus, bien longtemps auparavant. Ils parlaient d'une forêt immense, d'un lieu oublié où ils avaient vu le jour.

Elle savait que Dorian et Solyane n'étaient pas originaires de Gwondaleya. Ils avaient à peine dix ans lorsqu'ils avaient surgi des brumes de la forêt Skovandre. Elle l'avait appris par les récits de nombreux conteurs, et surtout par les vieux habitants de la cité.

- Notre seigneur Czarthoz les a trouvés au pied du mont Stahav, disaient-ils. Ils avaient parcouru des dizaines de marches pendant des lustres. Ils avaient franchi des montagnes, traversé des rivières, combattu des migas, des garous, des peuplades sauvages. Ils n'étaient pourtant que des enfants.

Ainsi l'imagerie populaire voyait-elle Dorian et Solyane. Se pouvait-il qu'il y ait un fond de vérité derrière cela? Jamais ses parents ne parlaient de l'endroit où ils étaient nés. Une fois seulement, Solyane avait accepté de révéler son nom: Syrdahar. Un nom magique, qui résonnait dans la tête de Nelvéa comme le reflet d'un mythe inaccessible. Lorsqu'elle avait demandé où se situait Syrdahar, Solyane avait répondu, avec une drôle de voix: - Syrdahar n'existe plus, ma chérie. Elle fut détruite par un ouragan de feu, bien avant ta naissance.

Puis elle s'était fermée, et Nelvéa n'avait pas insisté.

A présent, plus elle y pensait, plus elle se persuadait que son père était parti pour retrouver la trace de cette cité disparue. Elle sentait sa présence autour d'elle. Elle n'aurait pas été surprise de le voir surgir des sous-bois proches.

La nuit qui suivit, de nouveaux songes revinrent la hanter. A l'étreinte chaleureuse de son amant inconnu se superposaient d'autres visions tout aussi inexplicables mais marquées d'une réalité effrayante. Tantôt il s'agissait d'un désert torride, noyé d'un soleil de plomb. Tantôt d'une vague monstrueuse qui fondait sur un navire, tandis que retentissaient tout autour des cris d'angoisse. Une nouvelle fois elle s'éveilla en nage, le cœur battant. Elle faillit hurler. Un visage se penchait sur elle. Maaskar.

- Tu m'as fait peur, ma belle. Tu ne cessais de gémir dans ton sommeil.

Je craignais que tu ne fusses malade.

- Ce... ce n'est rien. Un simple cauchemar.

- J'ai l'impression que tu en fais souvent.

Il lui tendit une gourde d'eau.

- Bois! Cela te remettra.

Elle but avidement. L'air s'était anormalement réchauffé depuis le matin. Maaskar reprit la gourde et lui caressa les cheveux.

- Comme tu es belle lorsque tu es effrayée, Nelvéa. Veux-tu que je reste près de toi?

- Non! Ça va aller.

- Laisse-moi seulement te tenir la main. Non, ne dis rien. Tu exiges trop de toi-même, petite. Tu as déjà prouvé que tu étais capable de vaincre les hommes sur leur propre terrain. Soit. Mais il est temps que tu admettes que tu as aussi des faiblesses. Comme toutes les femmes.

- Je n'ai pas demandé à naître dans le corps d'une femme.

- Peut-être! Mais les dieux en ont voulu ainsi et tu n'y peux rien.

- De toute façon, cela ne te concerne pas. Laisse-moi à présent.

Il lui prit la main.

- Nelvéa! Cela me concerne. Je suis ton frère d'armes et je te défendrai. Contre toi-même s'il le faut. Ecoute-moi! Tu es une femme, une vraie, de celles qui font perdre la tête aux hommes qu'elles croisent.

- Et alors?

- Alors, tu ne comprends donc pas!

- Quoi?

- Que je t'aime, idiote!

Elle leva les yeux vers lui. Ses yeux brillaient d'une flamme étrange à la lueur de la lune. Peut-être disait-il vrai. Il s'était inquiété pour elle, il était accouru. Il avait risqué sa vie pour la sauver. Le désir qu'elle lisait en lui, qu'elle sentait vibrer dans ce corps puissant, la troubla. Lorsqu'il se pencha sur sa bouche, elle ne se déroba pas à son baiser. Une fraction de seconde plus tard, la tête lui tournait. Ce diable d'homme savait embrasser. Une onde de chaleur la parcourut, qu'elle maîtrisa à grand-peine. Elle finit par le repousser gentiment.

- Non! Non! Pas encore. Il faut que... je poursuive ma quête.

Il s'écarta, lui sourit, puis se releva. Lorsqu'il lui tourna le dos pour regagner sa couche, une impression étrange l'envahit. Sa démarche lui rappelait quelqu'un. Mais impossible de se souvenir de qui il s'agissait.