CHAPITRE XXI
Ils se mirent en route dès le lendemain. Il leur fallait retrouver la piste. Cela leur demanderait certainement plusieurs jours. Mais le temps ne comptait plus.
Khaled n'avait pas demandé à Nelvéa la raison de leur destination.
Elle s'était remise de sa fièvre, et le reste n'avait aucune importance.
Hin Meï! Seuls les dieux décidaient du sort de chaque être humain.
Ainsi parlaient les amanes. Il les croyait. Sa vie à lui consistait à protéger Nelvéa, où qu'elle désirât aller.
Lorik avait rompu le silence dans lequel il s'était tenu depuis la maladie de la jeune fille. Il avait eu de longues conversations avec Phrydios, son petit dieu personnel. Nelvéa savait qu'il lui avait adressé de ferventes prières pour sa guérison, ainsi que de virulents reproches. Mais il ne s'était pas mêlé aux autres, se contentant d'observer Nelvéa de loin. Lorsqu'elle s'était éveillée de son long coma, il avait eu un mouvement pour la prendre dans ses bras mais s'était abstenu. Ce qu'elle avait lu dans son regard de chien fidèle avait troublé la jeune fille. A présent, il chantait, psalmodiant de curieuses légendes. Ses compagnons l'écoutaient, parce que ses récits étaient pleins de verve et d'humour.
Nelvéa éprouvait un curieux sentiment envers son écuyer. Il l'aimait et lui avait voué sa vie, spontanément, sans qu'elle lui ait rien demandé. Il n'avait rien d'un héros, et cela suscitait chez elle un mélange d'instinct de protection et de tendresse. Il semblait faible, avec son aspect fragile, ses poignets fins et son visage un peu féminin.
Mais il savait aussi faire preuve de courage lors des combats.
Golien, l'écuyer de Maaskar, était l'antithèse de Lorik. Sorte de colosse taciturne aux mains d'étrangleur, il n'ouvrait pas souvent la bouche. Ses yeux, petits et rapprochés, n'inspiraient aucune confiance. Il ne souriait jamais et ne participait pas vraiment à la vie du petit groupe. Il prenait ses ordres de Maaskar et évitait d'adresser la parole aux autres.
Restait Maaskar lui-même. Nelvéa continuait d'éprouver à son égard une méfiance instinctive que rien ne venait étayer, sinon la confession de Jelweyn, la veille de l'épreuve martiale. Depuis, aucun élément ne permettait de mettre en doute les intentions du chevalier.
Sa mâchoire carrée, son menton volontaire, ses traits durs lui conféraient une beauté singulière. Ses yeux ne suggéraient pas le romantisme que l'on rencontrait parfois chez les hommes jeunes. Au contraire, ils brillaient au fond de leurs prunelles d'un éclat inquiétant et étrangement attirant, presque fascinant, à l'image de son serpent symbole.
Elle devait s'avouer qu'elle n'était pas insensible à la musculature puissante qu'elle devinait sous le sharack de combat du jeune homme. Il se dégageait de lui une chaude sensualité animale, une brutalité qui faisait naître dans ses entrailles de bien curieuses envies.
Elle les réfrénait, poussée par son instinct. Elle savait aussi qu'elle finirait par succomber.
Il aurait très bien pu profiter de sa gloire toute neuve pour séduire les dames des royaumes traversés. Mais il avait préféré la suivre dans sa quête insensée. Et il l'avait veillée pendant sa maladie. De cela elle lui était reconnaissante.
Elle savait qu'il ne la quitterait plus tant qu'elle ne lui aurait pas cédé. Ce n'était pas une récompense qu'il exigeait. C'était autre chose.
En vérité, elle avait très envie de faire l'amour avec lui. Il exerçait sur elle un étrange attrait contre lequel elle ne pouvait lutter. Était-ce dû à ce serpent diabolique dont il avait parfois le regard? Ou bien à cause de cette personnalité singulière, sans attache, faite de douceur et de brutalité, de cet esprit indépendant, irrespectueux, provocateur, qui ne prenait rien au sérieux? Souvent, elle se surprenait à espérer que ses mains se posent sur elle et la prennent sans qu'elle se défendît.
Mais elle redoutait aussi cet instant. Si elle se donnait, il se montrerait possessif. Elle lui appartiendrait totalement. Elle aurait voulu avoir le courage de le repousser, de le fuir. Pourtant, elle sentait que le moment approchait où elle ramperait vers lui comme une panthère domptée. Et, bien que tout son être se révoltât contre cette image, son corps se faisait chaque soir plus exigeant, et ses reins plus douloureux. Ainsi découvrit-elle qu'elle était une femme, une femelle qui attendait le bon plaisir de l'homme. Sans conviction, elle s'était promis de ne rien faire, d'attendre qu'il fît le premier pas.
Un soir enfin, alors qu'ils avaient fait halte dans une grange abandonnée, il lui saisit la main sans un mot et l'entraîna à l'écart. Elle n'eut pas la force de résister.
Les paroles étaient inutiles, tous deux le savaient. Elle avait déjà approché un homme, bien longtemps auparavant, peut-être dans une autre vie. Mais il lui semblait que c'était la première fois. Elle fut envahie d'un frisson inconnu dont elle ne savait pas qu'il était provoqué par un désir trop intense. Lorsque le jeune homme la prit dans ses bras, elle le laissa faire. Le regard fiévreux qu'elle lui dédia le désarçonna quelque peu et il hésita, soudain en proie à un curieux tremblement. Il voulut se justifier, maladroitement. Elle lui posa un doigt sur les lèvres et ferma les yeux. Il l'avait déjà embrassée une fois. Elle ne l'avait pas oublié. Leur deuxième baiser fut plus enivrant encore. Nelvéa perdit peu à peu la notion de la réalité. Ce démon savait faire vibrer le corps d'une femme. Même si au fond d'ellemême grondait la révolte, même s'il lui répugnait de devenir un objet de plaisir, docile et consentant, elle découvrit pour la première fois la jouissance empreinte de perversité d'être soumise à un maître. Maaskar était d'une nature dominatrice, conquérante. Elle se plia à tous ses désirs, ses caprices, se maudissant d'offrir à un homme tant de pouvoir sur elle-même et, paradoxalement, exaltée à l'idée de n'être plus une chose, un jouet entre les mains d'un seigneur exigeant.
Ils firent l'amour des heures durant, jusqu'à ce que la nuit complice se refermât sur eux et les emportât dans un sommeil réparateur.
Le lendemain, une transformation s'était opérée en elle. Son amant nocturne ne lui avait pas rendu visite. Jamais elle ne s'était sentie aussi bien, et aussi mal à la fois. Elle avait envie d'appartenir totalement à l'homme qui l'avait prise, et elle savait que l'influence qu'il exerçait sur elle était réciproque.
Était-ce cela que l'on appelait la passion? Elle le suivait des yeux lorsqu'il s'éloignait, elle recherchait son contact, trouvait drôles toutes ses histoires, même les plus morbides.
Cependant, au fond d'elle-même, une voix lui hurlait qu'elle venait de commettre un acte irréparable. Une voix venue de nulle part, qu'elle aurait voulu faire taire, qui revenait sans cesse, comme un leitmotiv, et provoquait chez elle ce malaise persistant.
Souvent Maaskar lui prenait la main et lui souriait pour la rassurer.
Il avait des moments de tendresse au cours desquels il semblait sur le point de s'ouvrir totalement. Comme s'il avait eu quelque chose d'important à lui confier. Mais, toujours, il se refermait ou partait d'un éclat de rire où résonnait l'écho de son cynisme.
Nelvéa redoutait d'être amoureuse de Maaskar. Il avait gravé son empreinte en elle. Une griffe faite de sang et de chair, de nuits folles où elle perdait souvent la notion des choses pour n'être plus qu'une fille gémissant de plaisir.
- Tu es faite pour l'amour! lui disait-il. Elle refusait de savoir d'où il tirait toute sa science amoureuse.
Sans doute avait-il eu avant elle, malgré son jeune âge, de nombreuses maîtresses. Usant de son pouvoir sur elle, il l'obligeait à commettre parfois des actes insensés qui lui procuraient un plaisir paradoxal, à la frontière de la douleur et de l'extase. En ces moments, où elle oubliait jusqu'à son nom, elle l'aimait, passionnément, de cette adoration qu'une chienne peut éprouver pour son maître. Puis ses sens se calmaient, elle reprenait ses esprits. Elle se haïssait de s'humilier ainsi. Mais le regard d'or posé sur elle étouffait toute velléité de rébellion.
Était-ce donc cela, être une femme?
Quelque chose pourtant l'empêchait de sombrer totalement sous l'emprise de son amant. Elle aurait voulu lui parler de son père, de l'angoisse, du désespoir même, qu'elle avait éprouvé là-bas, au bord du désert sans vie. Une fois, elle avait tenté d'aborder le sujet. Il l'avait éludé adroitement, mais fermement. Elle n'avait pas osé y revenir. Pour une raison qu'elle ignorait, et qu'elle ne souhaitait pas vraiment approfondir, il détestait les moments où elle évoquait son passé. L'amour l'aveuglait, et elle ne s'en rendait pas véritablement compte.
Souvent aussi, lorsque le cynisme du jeune homme passait les bornes, de violentes disputes les opposaient. Leurs rapports ressemblaient à une lutte permanente où chacun se défendait d'éprouver pour l'autre des sentiments sincères.
Souvent, le soir, Maaskar se risquait à évoquer des projets d'avenir.
Il disait: - Toi et moi, nous sommes invincibles, petite. Te rends-tu compte de la puissance qui sommeille en nous? Tu es la fille de Dorian le Magnifique. Et moi, de qui suis-je le fils? Jamais nous n'avons pu nous départager dans les arts du combat. Des pays, des peuples nous attendent. Il existe dans ce monde des rois indignes de leur titre dont les royaumes doivent nous revenir. La main me démange de leur livrer combat.
- Tu ne rêves que de conquêtes!
Il partait d'un grand éclat de rire.
- Je suis né pour cela, ma belle.
- Tu sais pourtant que la guerre n'entraîne jamais rien de bon. Il y a tant de gens qui souffrent, qui meurent...
- Bah! la vie, la mort, quelle importance? Ce qui compte, c'est de vivre à pleins poumons, à pleine bouche l'instant présent.
Bien souvent, lorsqu'elle faisait mine de vouloir combattre ses idées violentes, il l'étouffait d'un baiser et réveillait en elle des désirs inavouables.
Lorsque parfois elle parvenait à s'isoler, elle serrait les dents, se traitait de sotte. A cause de l'appétit insatiable de son corps qu'elle ne parvenait plus à dominer, elle s'était donnée à un homme qu'elle aimait peut-être, mais qui lui faisait peur. Elle se maudissait d'éprouver cette angoisse étrange, irrationnelle, presque animale. Elle aurait voulu réagir, mais la forêt immense qui les isolait du monde la liait à son maître comme un oiseau pris au piège.
Sans doute était-elle encore trop jeune et trop vulnérable. Elle découvrait la vie. Parfois, elle prenait la résolution de se séparer de Maaskar. Mais la décision était une chose, et la réalisation en était une autre. Il suffisait qu'il posât son regard d'or sur elle pour qu'elle succombât à nouveau, partagée entre le désir de fuir et celui de se fondre à lui, de s'offrir totalement, sans pudeur, comme une femme affamée de tendresse.
En fait, elle aurait parfaitement accepté les relations qui la liaient à Maaskar si elle n'avait deviné derrière ses dehors enjoués un être assoiffé de pouvoir qui n'aurait jamais dû devenir chevalier. Mais c'était plus que cela aussi. Il émanait de lui une puissance étrange, incontrôlable, qui s'habillait d'un charme trompeur, qui maquillait le drame en plaisanterie. Parfois elle se demandait si elle ne rêvait pas, si elle ne s'imaginait pas la mégalomanie qui sourdait du jeune homme. Il possédait l'art de tout tourner en dérision, de n'accorder d'importance à rien. Si l'esprit de Nelvéa n'avait été formé à l'école de Dorian, elle eût succombé à la faconde de Maaskar. Mais son père avait développé chez elle l'analyse et la réflexion, et la volonté de lutter contre les pulsions profondes.
Un soir, alors qu'ils venaient de franchir à gué un torrent tumulteux, ils se trouvèrent soudain face à un migas montreux qui leur barrait le chemin. Nelvéa dégaina son fusil électronique et l'arma. Mais un geste de Maaskar l'arrêta.
- Attends! Tu n'as jamais chassé le migas à la trive?
- Non! C'est trop dangereux.
- Dangereux, peut-être, mais combien excitant! Golien?
Son écuyer lui tendit une trive, sorte de longue lance à trois lames.
Maaskar la saisit, se laissa glisser à bas de son lionorse, avança vers le fauve. Celui-ci se dressa sur ses pattes arrière, prêt à affronter cet ennemi inconnu qui ne semblait pas le redouter. Le jeune homme se ramassa, tout en continuant à progresser. Nelvéa, inquiète, saisit sa propre lance et suivit son compagnon.
- Tu es fou, lui jeta-t-elle à mi-voix. Il est deux fois plus haut que nous. Tu vas te faire tuer.
- Et alors! Tu me pleureras toute ta vie, dit-il en grimaçant un sourire.
- Je n'ai pas besoin de cela pour admettre que tu es courageux. Je pense plutôt que c'est de l'inconscience.
- Tant pis. J'ai envie de le faire!
Il se tourna soudain vers elle, ignorant royalement le fauve qui balançait sa lourde tête à la manière des ours dont il était partiellement issu.
- Tu sais ce qui te manque, ma beauté? Le goût de l'aventure et du risque. Tu ne sais pas aller au bout de tes fantasmes! Il faut vivre, pleinement, mordre dans l'existence de toutes ses dents. Subir toutes les expériences. Et si je ne suis pas tué, je t'en montrerai une qui vaut la peine d'être vécue, crois-moi!
- Laquelle?
- Trop tard pour en parler maintenant! Il attaque.
En effet, le migas se mit tout à coup à charger, la gueule en avant, les pattes écartées en position de combat. L'animal ne devait pas mesurer moins de trois mètres de hauteur. Mais les trives dépassaient les quatre mètres de long et faites d'un bois des plus solides. La technique était simple. Le migas, sorte de monstre de cauchemar issu d'un croisement génétique entre le grizzly et le varan du Nil, rappelait la morphologie d'un ursidé mais présentait sur le thorax et les épaules une collerette d'écaillés très résistantes, qui passaient pour supprimer les effets des Terres bleues. Bien sûr, c'était faux, mais cela étayait une légende solide selon laquelle les migas auraient conclu un pacte avec les génies du désert. Quelles que fussent ses origines, et s'il était doté d'une réputation de force colossale, le migas était aussi célèbre pour sa stupidité, et celui-ci ne fit pas exception à la règle.
A condition d'être suffisamment courageux pour oser l'approcher, l'attaque d'un migas consistait à l'empaler sur la trive lorsqu'il chargeait, et à esquiver les coups de ses robustes pattes, terminées par de redoutables griffes.
Ce que fit Maaskar.
- Regarde, hurla-t-il à l'adresse de sa compagne.
Et elle vit. Le jeune homme fit mine de se jeter entre les pattes énormes du monstre. Mais simultanément, il ancra sa trive solidement dans le sol et attendit l'assaut. Habitué à ne rencontrer aucune résistance, le migas furieux se jeta sur le petit animal qui lui faisait face. Il ne prit pas garde à l'arme qui vint prendre appui sur un talon de rocaille. L'instant d'après, une douleur effroyable lui déchirait les entrailles, tandis que le petit animal vociférant bondissait devant lui.
Une force inexplicable le clouait sur place, qu'un sursaut de colère parvint à rompre.
- Il a brisé ta trive! hurla soudain Nelvéa.
Maaskar évita de justesse l'étreinte mortelle du migas, qui, rendu furieux par le morceau de lance enfoncé dans son ventre, poursuivait sa vengeance.
Nelvéa comprit qu'elle devait attaquer à son tour. Khaled, qui avait saisi le gonn, ne pouvait tirer à cette distance. Il risquait de les toucher.
La jeune fille saisit sa propre trive bien en main et se campa face au monstre, surpris de trouver un nouvel adversaire sur son chemin.
Il poussa un épouvantable rugissement, qui glaça le sang de Nelvéa.
Puis elle réagit courageusement, plantant sa trive dans le sol comme elle l'avait vu faire à Maaskar.
La deuxième lance vint se ficher dans le cœur du monstre. Le fauve gronda de plus belle, puis se redressa avec un feulement effroyable.
Il tenta sans succès de faucher la jeune fille d'un violent coup de patte, et s'effondra, le cœur déchiré par les lames triples.
Haletants, les deux vainqueurs reprirent leur souffle. Maaskar éclata de rire.
- Je te l'avais dit, petite! Tous les deux, nous sommes invincibles.
- Ouais! N'empêche que sans moi, ce monstre aurait fait de toi son repas du soir.
- Voire! Il était tout de même blessé.
- Un fauve blessé est dix fois plus dangereux.
- Bah! Nous sommes sains et saufs. Cela seul compte.
Il fit le tour de leur victime, un large sourire aux lèvres.
- Tu ne comprends pas, Nelvéa. Regarde la taille de ce monstre par rapport à la nôtre. Malgré cela, nous l'avons abattu.
Il ferma les yeux et leva les bras. Du plus profond de sa poitrine jaillit un cri de victoire. Puis il se tourna vers sa compagne.
- Les gonns sont armes de lâches.
Nelvéa frémit. Dorian disait la même chose.
- Rien ne sert d'être courageux, puisqu'on ne lie jamais le contact avec l'ennemi. Tandis qu'avec la trive ou le sabre...
Il se tut, puis, sans cesser de la regarder, commença à se débarrasser de son sharack. Ensuite, il se défit de son pantalon court et serré.
- Mais, qu'est-ce que tu fais? demanda Nelvéa, interloquée.
- Déshabille-toi! lui intima-t-il.
- Pourquoi?
- Ote tes vêtements! TOUS!
Elle serra les dents. Elle aurait voulu réagir, se détourner de ce regard de feu qui lui brûlait la peau. Mais la force qu'elle devinait derrière, la séduction aussi, détruisaient toutes ses résistances. Lentement, elle posa ses armes, puis dégrafa son sharack. Maaskar interpella les autres.
- Partez tous. Allez nous attendre plus loin.
Nelvéa sentait le désir qui montait en elle et chez son compagnon.
Elle avait l'impression de se dédoubler. Une partie d'elle-même se révoltait contre ce qui allait suivre, et qu'elle devinait à fleur de l'esprit de son compagnon. Mais l'autre partie suivait docilement les ordres de l'homme-seigneur aux jeux dominateurs.
Dans un état second, elle le vit, nu comme un héros antique, grimper sur le cadavre du migas encore chaud, et plonger son dayal dans les larges entrailles. Il frappa, frappa encore, jusqu'à en extraire un organe palpitant, dégoulinant d'un sang rouge et luisant.
- Vois, Nelvéa! Le cœur du monstre vaincu. Il est une coutume, connue de tous les vrais chasseurs, qui veut que l'on se baigne dans le sang de l'ennemi abattu.
- C'est horrible! émit-elle timidement.
- Non! C'est une manière de lui rendre hommage, de lui prendre sa force. Viens!
- Non!
- Allons, ce n'est que du sang! Le sang d'un des plus redoutables prédateurs de ce monde! Il est pour nous!
- Je ne veux pas!
- Viens!
- Je ne peux pas! C'est... c'est tellement...
- Tellement quoi? Sale? Le sang est pur! Il est la vie, Nelvéa!
Il bondit à ses côtés tel un démon. Des rigoles écarlates ruisselaient sur ses bras.
- Il est chaud, Nelvéa! Plein encore de la puissance qu'il donnait à ce monstre! Touche-le!
- Non!
- TOUCHE-LE!
Subjuguée par la violence soudaine du ton, elle obéit, hésitante.
La chair était douce et gluante sous ses doigts.
La scission qui se partageait son être se fit plus dure. Elle se maudissait de se soumettre ainsi à cet homme dont elle percevait la folie sous-jacente. Mais était-ce bien de la folie? Elle sentait monter en elle un désir sensuel comme jamais elle n'avait éprouvé. Peut-être la vue du sang l'excitait-elle? Ou bien la chaleur ambiguë qui coulait sur ses doigts, ses poignets, ses bras...
Comme dans un cauchemar aux reflets de paradis, elle laissa son amant la caresser de ses mains d'écarlate, la couvrir du sang de la bête abattue, puis la prendre contre lui pour la faire sienne dans une étreinte sauvage, violente, passionnée. Jamais Nelvéa n'avait éprouvé une telle jouissance, une telle sensation d'absolu, qu'elle aurait voulu rejeter loin, très loin d'elle, parce qu'elle lui faisait horreur, mais qu'elle rappelait sans cesse de ses griffes, ancrées aux hanches puissantes de son amant.
Ce ne fut que lorsque ses sens assouvis la laissèrent épuisée, bouleversée comme une île après le passage d'un cyclone, qu'elle commença de réagir. Son corps nu était poisseux de sang séché, mêlé d'herbes et de sable.
- Qu'ai-je fait? Dieux de bienveillance, protégez-moi!
Hagarde, elle se leva, contempla sans le voir le corps de son compagnon, endormi à quelques pas, puis marcha sans but.
- Qui suis-je pour avoir osé commettre ce... cette abjection?
Elle tomba à genoux, dégoûtée d'elle-même, de la vie peut-être.
Soudain, un rire clair résonna derrière elle.
- Pourquoi pleures-tu?
Maaskar se leva, le corps aussi répugnant que le sien. Mais cela ne semblait pas le gêner. Au contraire. Il vint s'appuyer au cadavre du monstre.
- Tu trouves cela écœurant, n'est-ce pas?
Elle se tourna vers lui, les yeux chargés de haine.
- Pourquoi m'as-tu obligée à faire ça? J'avais raison de me méfier de toi. Tu es fou!
Il éclata d'un rire tonitruant, puis redevint sérieux.
- Fou, dis-tu?
Il eut une moue désabusée.
- Original, excentrique, marginal, intelligent, rusé, et dépourvu de scrupules. Tout ça, oui, mais pas fou.
Il pointa le doigt sur elle.
- De quoi oses-tu m'accuser, Nelvéa? De t'avoir fait découvrir le côté sombre de ta personnalité? Je ne t'ai pas forcée à partager ce sang avec moi! Tu l'as accepté, et même, autant que je m'en souvienne, tu t'es donnée comme jamais tu ne l'avais fait!
Il eut un sourire plein de cynisme.
- Tu as aimé cela! Parce que tu n'es pas aussi pure que tu voudrais l'être.
Elle eut un sanglot qu'elle maîtrisa avec peine, et serra les dents. Il ajouta: - Tu es stupide! Tu attaches trop d'importance à ce qui n'est après tout qu'une coutume virile et sensuelle, issue des traditions millénaires de la chasse. Tu oublies que ce monstre, s'il avait pu nous crocheter, en aurait agi de même avec nous.
- C'est faux!
- Imagines-tu tes jolies entrailles déroulées tout au long de cette clairière, et servant de repas aux charognards de toutes espèces, après le passage du seigneur migas?
- Tais-toi! TAIS-TOI!
Elle se boucha les oreilles et s'enfuit, s'écorchant la peau aux branches basses, mêlant son sang vif à celui, coagulé, du fauve. Elle avait envie de crier, de hurler à perdre haleine sa rage et sa confusion.
Car elle sentait bien au fond d'elle-même que le jeune homme avait touché son point sensible. Des larmes d'impuissance ruisselèrent sur ses joues. Jamais Solyane n'aurait accepté une telle union, souillée de sang. Si au moins elle n'avait éprouvé une telle jouissance- Mais Maaskar avait raison. Elle était faite pour l’amour, et son corps réagissait trop bien aux attouchements précis, s'enflammait comme de l'étoupe.
Le souffle court, elle déboucha au bord d'un petit étang.
L'eau! L'eau salvatrice, celle qui lave de tous les vices... La poche maternelle. Elle s'y abandonna tout entière, maintenant la tête sous le liquide froid et revigorant. Pendant un instant elle fut tentée d'inspirer profondément. Mais son instinct de conservation l'arrêta au dernier moment. Elle frotta vigoureusement son corps pour se débarrasser de l'écarlate gluant qui s'y collait encore, puis sortit.
Elle poussa un cri de frayeur. Une douzaine de garous étaient là, qui la contemplaient de leurs yeux sanguinolents. Jamais elle ne les avaient approchés d'aussi près, sauf une fois, près de Chonorga, trois ans auparavant. Le souvenir horrifié qu'elle en conservait lui revint à la mémoire. Elle se mit à trembler et recula lentement. Ils poussaient de petits grognements rien moins qu'amicaux, et les lourds bâtons incrustés d'éclats de silex qui pendaient à leurs mains ne lui inspiraient aucune confiance.
Tout à coup, Maaskar, toujours couvert de sang et d'herbe, surgit des sous-bois, tel un démon écarlate. Il avait récupéré son dayal et vociférait comme un génie forestier. Sa vue suffit à semer la panique parmi les garous, qui peut-être n'avaient pas vraiment d'intentions belliqueuses.
Lorsqu'ils eurent disparu, le jeune homme plongea à son tour dans l'eau, et s'ébroua comme un jeune chien. Nelvéa s'écarta ostensiblement de lui, et vint s'asseoir sur la berge sans le regarder. Il lui dédia un sourire irrésistible.
- Ce que tu as fait n'est guère prudent, petite. T'enfuir sans armes au milieu d'une forêt telle que celle-ci. Si je n'avais été là, ces sympathiques bestioles t'auraient peut-être inscrite à leur menu.
- Laisse-moi tranquille!
- Écoute! Cesse de faire la tête, s'il te plaît. Tu m'en veux parce que je t'ai obligée à te regarder en face?
- Non! riposta-t-elle soudain! Peut-être que ce genre de cérémonie faisait partie de mes fantasmes inavoués. Mais j'ai appris qu'il fallait toujours tenter de s'élever. Et tu m'obliges à redescendre, à me vautrer dans tes délires les plus fous.
- Eh! C'est pour cela que tu m'aimes!
- Je t'aime? Tu rêves, mon pauvre Maaskar. Je n'aime en toi que l'amour que tu me fais. Et je te hais, parce que tu m'as appris la soumission, parce que tu recherches en moi tous les mauvais côtés. Tu as abusé de ma faiblesse, de ma naïveté. Tu savais que j'ignorais tout des hommes. Et ce que j'en ai découvert avec toi m'écœure. Si tu avais été le premier, je crois que je ferais vœu de chasteté jusqu'à mon dernier jour.
- Qui risque d'être éloigné! Tu es la fille de Dorian!
Elle ignora l'interruption, et riposta avec hargne: - Mais par bonheur, tu ne fus pas le premier, Maaskar le vaniteux!
Il éclata de rire à nouveau, mais elle sentit une fêlure dans sa voix.
Elle continua, vindicative: - Non, tu ne fus pas le premier! Un homme plein de douceur et de délicatesse t'a précédé. La seule nuit que j'ai passée avec lui est sans rapport avec les tiennes. Il a su se montrer prévenant, attentif, amoureux.
Il grinça des dents et décocha une dernière flèche.
- Prévenant et attentif, hein? Et c'est sans doute pour cela que tu n'es pas, toi, tombée amoureuse de lui!
Elle lui tourna le dos. Il lui cria d'une voix joyeuse: - La vérité est là, Nelvéa. Ne l'oublie jamais. Tu voudrais t'élever, devenir une déesse, comme tes parents, mais je connais la perversité qui sommeille en toi. Ne t'aveugle pas! Regarde-la bien en face! Et prends à deux mains le courage de l'assumer!
- TAIS-TOI! hurla-t-elle, au bord de la crise de nerfs.
Elle s'enfuit à nouveau, les yeux baignés de larmes.
Elle ne savait plus depuis combien de temps elle courait ainsi, en proie au plus profond désarroi. Soudain, une ombre se dressa devant elle. Une ombre gigantesque. Elle poussa un cri de frayeur. Elle n'était pas armée. Puis elle reconnut son fidèle Khaled, qui lui ouvrait une couverture dans laquelle elle s'enveloppa en grelottant. Elle se blottit dans les bras puissants de l'Ismalasien et éclata en sanglots. Il ne dit mot, se contentant de lui caresser les cheveux, que le vent avait déjà un peu sèches.