CHAPITRE XVI

Le lendemain, Nelvéa et ses compagnons quittèrent Chonorga de bonne heure. Il ne restait plus grand monde dans la ferme fortifiée de la cousine Flora. Les bergers étaient partis depuis près d'un mois à présent, et seuls demeuraient les enfants qu'elle avait gardés auprès d'elle, ainsi que quelques vieux esclaves plus ou moins libres qui l'assistaient dans sa tâche. Les saisonniers viendraient plus tard, pour les moissons.

- Prends bien soin de toi, ma petite agnelle!

- Ne t'inquiète pas, Flora! Je suis chevalier, tu sais.

La vieille dame lui adressa un sourire complice.

- N'oublie pas non plus que tu es une femme!

La dernière phrase de Flora résonna longtemps dans l'esprit de Nelvéa. Il s'agissait d'une mise en garde. Bien sûr, elle lui recommandait de se protéger des maraudiers et des garous. Une femme pouvait constituer une monnaie d'échange intéressante. Mais ce n'était pas cela qu'elle avait voulu dire. Flora désapprouvait les goûts guerriers de la jeune fille.

Il n'était pas loin de midi lorsque Nelvéa arrêta soudain son lionorse qui se figea comme une statue.

- Il y a des hommes là-bas, derrière ces rochers, murmura-t-elle à l'adresse de Khaled.

- Comment avez-vous fait pour le deviner? demanda Lorik, soudain inquiet.

- Ne te pose pas de questions! répondit l'Ismalasien. Elle le sait.

C'est tout.

- Ils ne nous ont pas encore vus, poursuivit Nelvéa. Mais ils savent que nous arrivons.

Elle observa attentivement les environs.

- Ils ont posté un guetteur, là-haut, sur ce promontoire.

Elle désignait un éperon rocheux qui surplombait le défilé dans lequel ils s'étaient engagés. L'endroit idéal pour un guet-apens.

- Combien sont-ils? demanda Khaled.

- Je ne sais pas. Dix, peut-être douze.

Lorik avait beau écarquiller les yeux, il ne percevait absolument rien.

- C'est de la magie, balbutia-t-il.

- Que devons-nous faire? demanda encore Khaled. Pouvons-nous passer?

- Non! Ils sont armés d'arcs et de trives. Nous serions transpercés avant d'avoir pu fuir. Nous devons les prendre à revers.

Elle dirigea son lionorse vers les sous-bois et entreprit d'escalader la rocaille qui menait vers le promontoire. Les frondaisons étaient désormais suffisamment fournies pour les dissimuler.

- Ils nous ont perdus, dit la jeune fille. Ils s'étonnent de notre disparition.

L'effet de surprise joue en notre faveur.

Elle poussa le fauve encore plus haut, plus près des maraudiers puis mit pied à terre en silence, imitée par ses compagnons. Bientôt, le guetteur fut en vue, qui scrutait anxieusement la piste. Lorik, sur un signe de Nelvéa, arma sa fronde. Une pierre meutrière jaillit, frappant l'homme à la tempe. L'homme bascula du promontoire rocheux et plongea dans le vide sous le nez de ses compagnons incrédules.

L'instant d'après, Nelvéa et Khaled remontaient en selle et chargeaient la petite troupe de pillards, pétrifiés par la surprise. En quelques secondes, quatre malandrins gisaient, le ventre ouvert. Mais les autres se ressaisirent.

Parce qu'elle ne maîtrisait pas encore suffisamment la monte d'un lionorse, Nelvéa fut précipitée à terre. Elle se releva un peu endolorie et fit face à ses adversaires. Ils étaient trois. L'un deux s'écria: - Eh! Mais c'est une femme!

- Une femme! reprit un autre. Une aubaine. Qui la prendra le premier?

Moi sans doute!

Malheureusement pour celui-là, il ne prendrait plus jamais aucune femme. Nelvéa lui fendit la gorge d'une botte imparable.

Elle ne prit pas le temps de savourer sa victoire et affronta les deux autres, qui avaient d'un coup perdu le sourire. C'étaient de redoutables combattants. Malgré la supériorité de son dayal, elle avait peine à contenir les deux hommes. Elle n'avait pas réellement peur.

Mais elle savait aussi qu'elle jouait sa vie. La loi de la forêt n'enseignait pas la pitié. Ils la violeraient et regorgeraient ensuite. Un cri s'éleva derrière elle. Elle entrevit Khaled aux prises avec quatre maraudiers. L'un d'eux s'écroulait, frappé par une pierre. Lorik, peu doué pour le corps à corps, leur venait néanmoins en aide. Elle fit appel à toutes ses connaissances pour repousser lentement ses agresseurs.

Ils avaient pour eux la force et la brutalité. Mais sa science du sabre était incomparable. Une nouvelle attaque lui donna l'avantage.

L'un des rnaraudiers vint s'empaler sur son dayal. Il hurla et vomit un flot de sang. Un instant surprise, Nelvéa ne dut la vie qu'à ses réflexes. L'autre avait sorti une nardre, sorte de disque hérissé de pointes recourbées. L'engin siffla à quelques millimètres de son oreille droite pour aller se planter dans le tronc d'un arbre. Elle contre-attaqua.

- Tu as tué mon meilleur ami, rugit son adversaire. Je veux te voir mourir lentement. J'allumerai moi-même le feu. Tu y grilleras tout doucement, et nos petits chiens se disputeront tes os et ta chair.

Cependant, devant la détermination de la jeune fille et de ses compagnons, il rompit soudain le combat et s'enfuit sans demander son reste.

Elle se tourna vers Khaled, encore aux prises avec deux rnaraudiers.

L'instant d'après, les deux individus détalaient à leur tour.

Hébétée, elle marcha vers lui et lui prit la main.

- C'est fini, Khaled?

- Je le crois, oui!

Tremblant, Lorik sortit de sa cachette II était tout pâle.

- Je... je suis là, princesse.

- J'ai vu, oui! Ta fronde s'est montrée plutôt efficace.

- Je ne sais pas me battre, princesse, bredouilla-t-il.

- Je ne t'ai fait aucun reproche!

- Vous non! Mais moi si!

L'un des rnaraudiers vivait encore. Khaled s'approcha de lui.

L'homme avait le flanc transpercé.

- Êtes-vous encore nombreux sur cette piste?

- Que le Grand Migas Cornu vous emporte, cracha l'autre.

L'Ismalasien contempla son ennemi, puis lui plongea son shayal dans le cœur d'un geste précis. Le maraudier eut un hoquet, puis s'écroula en vomissant du sang.

- Pourquoi as-tu fait cela? interrogea Nelvéa, stupéfaite.

- Parce qu'il était condamné. Ses amis ne seraient pas venus le chercher. Il valait mieux ça que d'être dévoré encore vivant par les migas ou les chiens sauvages.

Nelvéa ferma les yeux et soupira.

A présent, elle tremblait rétrospectivement. Il ne s'était pas agi d'un combat fictif avec des amis. Elle avait Tellement joué sa vie cette fois.

Si ces hommes l'avait capturée, les dieux seuls savaient quelles atrocités ils lui auraient fait subir. Bien sûr, deux ans auparavant, elle avait affronté les garous, quelque part du côté de Chonorga. Mais ses parents étaient accourus à son secours. Et elle n'avait pas vraiment eu conscience du danger. Elle se souvenait seulement d'un garde blessé que les monstres affamés avaient dévoré presque sous ses yeux. Cette fois cependant, elle n'avait dû compter que sur sa seule valeur.

Elle avait triomphé. Mais à quel prix! Autour d'elle, huit cadavres jonchaient le sol.

Elle s'éloigna en titubant. Ses jambes la portaient à peine.

- Khaled, j'ai envie de vomir.

Elle aurait voulu se montrer forte et inflexible, comme lui. Mais une violente nausée lui tordait l'estomac. Les yeux brillants, elle se tourna vers lui.

- Pourquoi? Pourquoi est-ce que je réagis ainsi? Suis-je vraiment digne d'être chevalier?

Il la prit contre lui.

- Jamais personne ne s'en est montré plus digne, Aïnah Shèan.

Ton père eût été fier de toi.

Puis il ajouta: - Nous devrions tout de même quitter rapidement ces lieux. Nos fuyards sont peut-être allés chercher du renfort.