18

Le son des cloches de l’église venait à travers les bois, au-dessus de l’eau et couvrait la profonde vallée. Le son était différent selon qu’il traversait les bois ou qu’il flottait au-dessus des prairies ouvertes, ou qu’il franchissait le torrent rapide et bruyant. Le son, comme la lumière, a la qualité qu’apporte le silence ; plus le silence est profond, mieux on entend la beauté du son. Ce soir-là, avec le soleil juste au-dessus des collines occidentales, le son de ces cloches d’église était vraiment extraordinaire. C’était comme si vous entendiez des cloches pour la première fois. Celles-ci n’étaient pas aussi vieilles que celles des anciennes cathédrales, mais elles apportaient la présence de ce soir-là. Il n’y avait pas un nuage au ciel. C’était la plus longue journée de l’année et le soleil se couchait aussi loin vers le nord que cela lui serait jamais possible.

Nous n’écoutons presque jamais le son d’un aboiement ou du cri d’un enfant ou du rire d’un passant. Nous nous séparons de tout et puis, du centre de notre isolement, nous regardons et écoutons toute chose. C’est cette séparation qui est si destructrice, car c’est en elle que résident tous les conflits et les confusions. Si vous écoutiez dans un silence complet le son de ces cloches, vous le chevaucheriez – ou, plutôt, le son vous transporterait à travers la vallée et au-dessus de la colline. Sa beauté n’est ressentie que lorsque vous et le son n’êtes pas séparés, lorsque vous en faites partie. Méditer c’est mettre fin à cette séparation, mais pas par un acte de volonté ou par un désir ou par la recherche de plaisirs auxquels on n’aurait pas encore goûté.

La méditation n’est pas séparée de la vie ; elle en est l’essence véritable, elle est l’essence même de la vie quotidienne. Écouter ces cloches, entendre le rire de ce paysan qui passe avec sa femme, ou la clochette sur le vélo de cette petite fille sur le chemin : c’est toute la vie, et non seulement un de ses fragments, qu’ouvre la méditation.

 

 

« Qu’est-ce que, selon vous, est Dieu ? Dans le monde moderne, pour les étudiants, les travailleurs et les politiciens, Dieu est mort. Pour les prêtres, Dieu est un mot commode qui leur permet de s’accrocher à leur emploi, à leurs intérêts matériels et spirituels, et pour l’homme ordinaire – je ne crois pas que cela le préoccupe beaucoup, sauf à l’occasion de quelque calamité ou lorsqu’il veut paraître respectable auprès de ses respectables voisins. Autrement, Dieu a très peu d’importance. J’ai donc fait un assez long voyage, afin de savoir quelles sont vos croyances, ou, si vous n’aimez pas ce mot, afin de savoir si Dieu existe dans votre vie. J’ai été en Inde et j’ai rendu visite à plusieurs maîtres, là où ils enseignaient entourés de leurs disciples, et tous croient, et affirment plus ou moins, qu’il y a un Dieu et ils indiquent le chemin vers lui. Je voudrais, si vous le permettez, parler avec vous de cette importante question qui a hanté les hommes des milliers d’années. »

La croyance est une chose, la réalité en est une autre. L’une mène à la servitude et l’autre n’est possible que dans la liberté. Il n’y a aucune relation entre les deux. On ne peut pas abandonner une croyance, ou la mettre de côté dans le but d’acquérir cette liberté. La liberté n’est pas une récompense, ce n’est pas la carotte devant l’âne. Il est important dès le début de comprendre cela : la contradiction entre croyance et réalité.

Aucune croyance ne peut mener à la réalité. Toute croyance résulte d’un conditionnement, ou est le produit d’une peur, ou le résultat d’une autorité réconfortante, extérieure ou intérieure. La réalité n’est rien de tout cela. C’est quelque chose de totalement différent, sans passage allant de ceci à cela. Le théologien part d’un point fixe. Il croit en Dieu, en un Sauveur, ou en Krishna, ou au Christ et il tisse ensuite des théories selon son conditionnement et l’habileté de son esprit. Il est, comme le théoricien communiste, lié à son concept, à sa formule, et ce qu’il tisse est le résultat de ses propres délibérations.

Ceux qui n’y prennent garde sont pris là-dedans, de même que la mouche étourdie est prise dans la toile de l’araignée. La croyance naît de la peur ou de la tradition. Deux mille ou dix mille années de propagande établissent une structure religieuse faite de mots, accompagnée de rituels, de dogmes, de croyances. Le mot, alors, devient extrêmement important, et la répétition de ce mot hypnotise les crédules. Ceux-ci sont toujours disposés à croire, à accepter, à obéir, que la chose offerte soit bonne ou mauvaise, malfaisante ou bienfaisante. L’esprit du croyant n’a pas de curiosité ; il demeure donc confiné dans les limites de la formule ou du principe. Il est semblable à un animal qui, attaché à un poteau, ne peut errer que dans les limites de sa corde.

« Mais sans croyances nous n’aurions rien ! Je crois en la bonté, je crois à la sanctification du mariage ; je crois en l’au-delà et à une évolution vers l’état parfait. Pour moi ces croyances ont une immense importance, car elles me maintiennent dans le droit chemin, dans une morale ; si vous enlevez les croyances je suis perdu. »

Être bon et devenir bon sont deux choses différentes. L’épanouissement de la bonté ne consiste pas à devenir bon. Devenir bon c’est nier la bonté. Devenir meilleur est le défi de ce qui est ; le mieux corrompt le « ce qui est ». Être bon c’est l’être maintenant, dans le présent ; le devenir est un futur, l’invention d’un esprit retenu dans la croyance en une formule faite de comparaisons dans la durée. Dans le mesurable, la bonté disparaît.

Ce qui est important n’est pas ce que vous croyez, ce que sont vos formules, vos principes, vos dogmes et vos opinions, mais pourquoi votre esprit se charge de ces fardeaux. Sont-ils essentiels ? Si vous vous posez cette question sérieusement, vous verrez que les croyances sont le résultat de la peur ou d’une habitude de soumission. C’est ce fait fondamental qui vous empêche de participer à ce qui est, dans l’actuel. C’est cette peur qui fait que l’on s’engage. Se trouver implicitement dans la vie, dans des activités, est naturel ; vous êtes dans la vie, dans la totalité de son mouvement. Mais être engagé est l’action délibérée d’un esprit qui fonctionne et pense par fragments. On n’est jamais engagé que dans un fragment. Vous ne pouvez pas délibérément vous vouer à ce que vous pensez être le tout, parce que cette considération fait partie d’un processus de pensée, et que la pensée est toujours séparatrice, et fonctionne toujours par fragments.

« Oui, vous ne pouvez pas vous engager sans nommer la chose à laquelle vous vous consacrez, et nommer c’est limiter. »

Votre déclaration n’est-elle qu’une série de mots, ou provient-elle d’une perception que vous venez de réaliser ? Si elle n’est qu’une série de mots, elle exprime une croyance qui n’a donc absolument aucune valeur. Si c’est une vérité que vous venez de découvrir, vous voilà libéré et en état de négation. Être contre l’erreur n’est pas une constatation. Toute propagande est fausse et l’homme a vécu de propagandes allant du savon à Dieu.

« Vous me mettez au pied du mur par votre perception, mais n’est-ce pas aussi une forme de propagande – propager ce que vous voyez ? »

Certainement pas. C’est vous qui vous mettez au pied du mur, là où vous devez voir les choses face à face, telles qu’elles sont, sans persuasion ou influence. Vous commencez à réaliser par vous-même ce qui est réellement en face de vous, vous êtes donc libéré de toute influence, de toute autorité – du mot, de la personne, de l’idée. Pour voir, aucune croyance n’est nécessaire. Au contraire, c’est l’absence de croyance qui est nécessaire pour voir. On ne peut voir que dans un état négatif, non dans l’état positif d’une croyance. Voir est un état négatif dans lequel « ce qui est » est seul évident. Une croyance est la formule d’une inaction, qui engendre l’hypocrisie, et c’est contre cette hypocrisie que les jeunes luttent et se révoltent. Mais les jeunes générations se laisseront aller à cette hypocrisie plus tard dans la vie. La croyance est un danger auquel on doit totalement échapper, si l’on veut voir la vérité de ce qui est. Le politicien, le prêtre, l’homme respectable fonctionneront toujours selon une formule, forçant les autres à vivre selon cette même formule ; et les étourdis, les sots, seront toujours aveuglés par leurs mots, leurs promesses, leurs espoirs. L’autorité de la formule devient beaucoup plus importante que l’amour de ce qui est. L’autorité est donc un mal, que ce soit l’autorité des croyances, des traditions ou celle des coutumes, qu’on appelle moralité.

« Pourrais-je être libéré de cette peur ? »

Vous posez une fausse question, ne le pensez-vous pas ? Vous êtes la peur ; vous et la peur n’êtes pas deux choses séparées. La séparation n’est autre que la peur elle-même, lorsqu’elle élabore la formule : « Je la conquerrai, je la supprimerai, je la fuirai. » Et c’est cela la tradition ; c’est elle qui distribue le vain espoir que la peur puisse être dominée. Lorsque vous voyez que vous êtes la peur, que vous et elle n’êtes pas deux choses distinctes, la peur disparaît. Alors les formules et les croyances ne sont plus du tout nécessaires. Alors on ne vit qu’avec ce qui est, et avec la vérité de ce qui est.

« Mais vous n’avez pas répondu à ma question au sujet de Dieu, n’est-ce pas ? »

Allez dans n’importe quel lieu de culte – Dieu est-il là ? Dans la pierre, dans le mot, dans le rituel, dans les sensations qu’excitent de belles cérémonies ? Les religions ont partagé Dieu : c’est le mien, c’est le vôtre, il y a les Dieux d’Orient et les Dieux d’Occident et chaque Dieu tue l’autre Dieu. Où Dieu peut-il être trouvé ? Sous une feuille, dans le ciel, dans votre cœur, ou n’est-ce qu’un mot, un symbole représentant quelque chose qui ne peut pas être mis en paroles ? Il est évident que vous devez abandonner le symbole, le lieu du culte, la trame des mots que l’homme a tissée autour de lui. Ce n’est qu’après avoir fait cela, et pas avant, que vous pouvez commencer à vous demander s’il existe ou non une réalité immesurable.

« Mais lorsque vous avez abandonné tout cela, vous êtes complètement perdu, vide, seul – et dans cet état, comment pouvez-vous chercher ? »

Vous êtes dans cet état parce que vous prenez pitié de vous-même et se prendre en pitié est une abomination. Vous êtes dans cet état parce que vous n’avez pas vu, en fait, que le faux est le faux. Lorsqu’on le voit, il donne une énorme énergie et la liberté de voir le vrai en tant que vrai, non comme une illusion ou un fantasme de l’esprit. C’est cette liberté qui est nécessaire, à partir de laquelle on peut voir s’il existe ou non quelque chose que l’on peut ne pas mettre en paroles. Mais cette liberté n’est pas une expérience, une réussite personnelle. Toutes les expériences de cette sorte donnent lieu à des existences contradictoires et isolées. Ces existences divisées, qu’on appelle le penseur, l’observateur, sont avides d’autres expériences, toujours plus vastes, et ce qu’elles demandent elles l’obtiennent, mais ce n’est pas la vérité.

La vérité n’est ni vôtre ni mienne. Ce qui est vôtre peut être organisé, mis dans un sanctuaire, exploité. Et c’est ce qui se produit dans le monde. Mais la vérité ne peut être organisée. Comme la beauté et l’amour, elle n’est pas du domaine des possessions.