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Un grand nombre d’oiseaux volaient au-dessus de nos têtes. Les uns traversaient le large fleuve, et d’autres, très haut dans le ciel, traçaient de grands cercles, presque sans remuer leurs ailes. Ceux qui volaient très haut étaient surtout des vautours qui, dans le soleil brillant n’étaient que des points virant à la brise. Sur le sol, ils étaient balourds avec leurs cous nus et leurs larges et lourdes ailes. Il y en avait quelques-uns sur le tamarinier, que taquinaient des corneilles. L’une d’elles, surtout, poursuivait un vautour, essayant de percher sur lui. Le vautour, ennuyé, s’envola, et la corneille qui l’avait tourmenté le rejoignit et se jucha sur son dos pendant qu’il volait. C’était un spectacle assez curieux : le vautour avec la corneille noire sur lui. La corneille avait l’air de bien se divertir, alors que le vautour essayait de se débarrasser d’elle. Enfin, la corneille s’envola au-delà du fleuve et disparut dans les bois.

Les perroquets vinrent, traversant le fleuve, zigzaguant, criant, annonçant au monde entier qu’ils arrivaient. Ils étaient d’un vert brillant, avec des becs rouges et il y en avait plusieurs dans ce tamarinier. Ils venaient d’habitude le matin, descendaient le long du fleuve et revenaient parfois en poussant leurs cris rauques, mais le plus souvent ils s’absentaient toute la journée et ne revenaient qu’en fin d’après-midi, ayant chipé le grain dans les champs, et autant de fruits qu’ils avaient pu trouver. On les voyait quelques secondes parmi les tamariniers et ils disparaissaient ensuite. On ne pouvait pas vraiment les suivre à travers les toutes petites feuilles vertes de l’arbre. Ils avaient élu domicile dans un trou du tronc, et vivaient là, mâles et femelles, l’air si heureux, criaillant leur joie en s’envolant. Le soir et tôt le matin, le soleil traçait sur le fleuve un sillage, doré le matin et argenté le soir. Il n’est pas étonnant que les hommes vénèrent les fleuves ; cela vaut mieux que de rendre un culte à des images, avec tous ces rituels et ces croyances. Le fleuve était vivant, profond et généreux, toujours en mouvement ; et les petites flaques auprès des rives étaient toujours stagnantes.

Chaque être humain s’isole dans une petite flaque d’eau, et là se décompose ; il n’entre jamais dans le plein courant du fleuve. On ne sait comment ce fleuve, si pollué plus haut par des êtres humains, était propre en son milieu, bleu vert et profond. C’était un fleuve splendide, surtout très tôt le matin, lorsque montait le soleil ; il était alors calme, immobile, couleur d’argent fondu. Et tandis que le soleil montait au-dessus des arbres, il se dorait, puis était de nouveau une voie argentée ; et l’eau devenait vivante.

 

 

Dans cette chambre ayant vue sur le fleuve, il faisait frais, presque froid, car c’était le début de l’hiver. Un homme, assis en face de nous, paraissait jeune et sa femme plus jeune encore. Nous nous assîmes sur un tapis placé sur un sol assez froid et dur. Voir le fleuve ne les intéressait pas, et lorsque leur furent signalés sa largeur, sa beauté, et les vertes rives opposées, ils acquiescèrent d’un geste poli. Ils étaient venus d’assez loin, du Nord, par l’autobus et le train, et avaient hâte de parler de ce qui les préoccupait ; le fleuve, ils pourraient le regarder plus tard, lorsqu’ils en auraient le temps.

Il dit : « L’homme ne peut jamais être libre. Il est lié à sa famille, à ses enfants, à son travail. Il a des responsabilités jusqu’à sa mort. Sauf, naturellement, ajouta-t-il, s’il devient un sannyasi, un moine. »

Il voyait la nécessité d’être libre, et sentait qu’il lui était impossible d’y parvenir dans ce monde brutalement compétitif. Sa femme l’écoutait avec un regard quelque peu surpris, contente de voir que son homme pouvait être sérieux et s’exprimer fort bien en anglais. Cela lui donnait un sens de fierté possessive. Il n’en était pas du tout conscient, car elle était assise un peu en arrière.

« Peut-on jamais être libre ? demanda-t-il. Quelques écrivains politiques, des théoriciens, tels les communistes, disent que la liberté est une idée bourgeoise, impossible à atteindre et irréelle, alors que dans les démocraties on en parle beaucoup. Les capitalistes en parlent aussi, et naturellement, elle est prêchée et promise par toutes les religions, bien qu’elles veillent à ce que l’homme demeure prisonnier de leurs croyances particulières et de leurs idéologies. Elles démentent ainsi leurs promesses par leurs actes. Je suis venu pour savoir si l’homme peut être réellement libre dans ce monde, non en idée, non intellectuellement. J’ai pris un congé pour venir ; me voici donc pour deux jours, libéré de mon travail, de la routine du bureau et de l’existence quotidienne de la petite ville où je vis. Si j’avais plus d’argent je serais plus libre, je pourrais aller où je voudrais et faire ce qu’il me plairait de faire, peut-être peindre ou voyager. Mais cela m’est impossible, mon salaire est limité et j’ai mes responsabilités. Je suis prisonnier de mes responsabilités.

Sa femme ne parvenait pas à suivre tout ce qu’il disait, mais dressa l’oreille au mot « responsabilités ». Peut-être se demandait-elle s’il désirait quitter la maison et errer sur la face de la terre.

« Ces responsabilités, continua-t-il, m’empêchent d’être libre, à la fois extérieurement et intérieurement. Je comprends que l’homme ne puisse pas être complètement libéré du monde des bureaux, des marchés, des entreprises, etc., et ce n’est pas dans ces mondes-là que je cherche la liberté ; ce que je suis venu apprendre c’est s’il est possible d’être libre intérieurement. »

Les pigeons sur la véranda roucoulaient et voletaient, les cris stridents des perroquets entrèrent par la fenêtre et le soleil scintilla sur leurs brillantes ailes vertes.

Qu’est-ce que la liberté ? Est-ce une idée, une sensation que la pensée entretient parce qu’elle est prise dans une série de problèmes, de soucis, etc. ? La liberté est-elle un résultat, une récompense, quelque chose que l’on trouve à la fin d’un processus ? Se libérer de la colère, est-ce la liberté ? Ou est-ce être en condition de faire ce que l’on veut ? Trouver que la responsabilité est un fardeau et s’en dégager, est-ce la liberté ? La liberté vient-elle lorsqu’on résiste ou lorsqu’on cède ? La pensée peut-elle donner cette liberté, une action quelle qu’elle soit, le peut-elle ?

« Je crains, Monsieur, qu’il vous faille aller un peu plus lentement. »

La liberté est-elle le contraire de l’esclavage ? Est-ce la liberté lorsque, étant dans une prison, et sachant qu’on y est, et étant conscient de toutes les servitudes de la prison, on imagine la liberté ? L’imagination peut-elle jamais donner la liberté ou n’est-ce qu’un fantasme de la pensée ? Ce que nous connaissons en fait, et ce qui, en fait, est, c’est la servitude – non seulement aux choses extérieures, à la maison, à la famille, à l’emploi – mais aussi, intérieurement, aux traditions, aux habitudes, au plaisir de dominer et de posséder, à la peur, au succès et à tant d’autres choses. Lorsque le succès donne du plaisir, on ne parle jamais de se libérer, on n’y pense même pas. Nous ne parlons de liberté qu’en cas de douleur. Nous sommes enchaînés à la fois extérieurement et intérieurement et cette servitude constitue ce qui est. Et la résistance à ce qui est nous l’appelons liberté. On résiste ou l’on s’évade, ou l’on essaie de supprimer ce qui est, en espérant, par ce moyen, parvenir à une certaine forme de liberté. Intérieurement, nous ne connaissons que deux choses : la servitude et la résistance ; et la résistance crée la servitude.

« Je suis désolé, je ne comprends rien du tout. » Lorsque vous résistez à la colère ou à la haine, que s’est-il produit en fait ? Vous avez construit un mur contre la haine, mais elle est encore là ; le mur ne fait que vous la cacher. Ou encore, vous prenez la résolution de ne pas vous fâcher, mais cette décision fait partie de la colère, laquelle est attisée par votre résistance. Vous pouvez la voir en vous-même, si vous vous observez. Lorsque vous résistez, dominez ou refoulez ou essayez de vous transcender – ce qui revient au même, car ce sont des actes de la volonté – vous épaississez le mur de la résistance, de sorte que vous devenez de plus en plus assujetti, borné, mesquin. C’est en fonction de cette mesquinerie, de cette étroitesse de vue que vous voulez être libre et ce désir même est la réaction qui créera une autre opposition, une autre mesquinerie. Ainsi nous allons d’une opposition à l’autre, en donnant parfois au mur de la résistance une différente coloration, une différente qualité, ou quelque appellation noble. Mais la résistance est une sujétion et la sujétion est une douleur.

« Est-ce que cela veut dire qu’en ce qui concerne le monde extérieur, on doit permettre à n’importe qui de vous donner des coups de pied à son gré, et qu’intérieurement on doit donner libre cours à sa colère, etc. ? »

Vous n’avez, apparemment, pas écouté ce qui a été dit. Lorsqu’il s’agit d’un plaisir, vous acceptez le choc qu’il vous donne, car il vous est agréable, mais lorsque le coup devient pénible, vous résistez. Vous voulez être libéré de la douleur et pourtant vous vous accrochez au plaisir. Cet attachement obstiné est une résistance.

Il est naturel de réagir. Si vous ne réagissez pas physiquement à une piqûre d’épingle, c’est que vous êtes insensible. De même, si vous ne réagissez pas intérieurement, c’est qu’il y a en vous quelque chose de faussé. Mais seules importent la façon dont on réagit et la nature de la réaction, non la réaction elle-même. Lorsque quelqu’un vous flatte, vous réagissez ; et vous réagissez si l’on vous insulte. Ces deux réactions – l’une de plaisir, l’autre de douleur, sont des résistances. Vous conservez l’une, et l’autre vous la tenez pour nulle ou vous la cultivez pour votre vengeance. Mais les deux alternatives : conserver et rejeter sont des formes de résistance, et la liberté n’est pas une résistance.

« Me serait-il possible de réagir sans la résistance du plaisir ou celle de la douleur ? »

Qu’en pensez-vous, Monsieur ? Quel est votre sentiment à ce sujet ? Est-ce moi que vous interrogez, ou est-ce vous-même ? Si un étranger, un agent extérieur répond pour vous à cette question, c’est à lui que vous vous en remettez, et cet appui devient l’autorité, qui est une résistance. Dès lors, vous chercherez à vous libérer de cette autorité-là. Comment donc pouvez-vous poser cette question à un autre qu’à vous-même ?

« Vous pourriez m’indiquer la réponse, et si je la comprends cela ne ferait intervenir aucune autorité. »

Mais nous vous avons indiqué la réalité de ce qui, en fait, est. Voyez la réalité de ce qui est, sans réagir, ni avec plaisir, ni avec douleur. La liberté, c’est voir. Voir, c’est la liberté. On ne peut voir qu’en liberté.

« Ce voir pourrait être un acte de liberté, mais quel effet aurait-il sur mon esclavage, qui est le ce qui est, qui est la chose vue ? »

Lorsque vous dites que voir « pourrait » être un acte de liberté, c’est une supposition, donc votre voir est aussi une supposition. En somme, vous ne voyez pas ce qui est.

« Je ne sais pas, Monsieur. Je vois ma belle-mère me tourmenter. Est-ce qu’elle cesse de le faire parce que je la vois ? »

Voyez l’action de votre belle-mère et voyez vos réactions, sans les réactions secondaires de plaisir ou de douleur. Voyez-la dans un état de liberté. Alors votre action pourrait être de ne pas tenir compte de ce qu’elle dit ou de sortir de la pièce. Aucun de ces deux cas ne comporterait une résistance. Cette lucidité sans option est la liberté. L’action qui en résulte ne peut être ni prédite, ni systématisée, ni définie par la structure d’une morale sociale. Cette lucidité sans option est non politique, elle n’appartient à aucun « isme », elle n’est pas le produit de la pensée.