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La méditation consiste à éliminer de l’esprit toute malhonnêteté. La pensée engendre la malhonnêteté. La pensée qui s’efforce d’être honnête juge par comparaisons et est, par conséquent, malhonnête, car toute comparaison est un processus d’évasion, et est donc malhonnête. L’honnêteté n’est pas l’opposé de la malhonnêteté ; ce n’est ni un principe ni un conformisme mais plutôt la perception totale de ce qui est. Et la méditation est le mouvement silencieux de cette honnêteté.

 

 

La journée commença plutôt nuageuse et grise et les arbres nus étaient silencieux dans les bois. À travers le bois vous pouviez voir des crocus, des narcisses et de brillants forsythias jaunes. Vous regardiez de loin et c’était une masse jaune contre les prés verts. Comme vous vous rapprochiez vous étiez aveuglé par l’éclat de ce jaune – qui était Dieu. Ce n’est pas que vous vous identifiiez à cette couleur ou que vous deveniez une expansion qui remplissait l’univers de ce jaune : il n’y avait pas de vous pour le regarder. Lui seul existait et pas autre chose, ni les bruits autour de vous ni le merle qui chantait sa mélodie matinale, ni les voix des passants sur la route, ou la bruyante auto avec sa ferraille. Il existait, lui, et pas autre chose. Et la beauté et l’amour étaient en cette existence.

Vous reveniez dans le bois. Quelques gouttes de pluie tombaient et le bois était déserté. Le printemps arrivait, mais ici, dans les régions du Nord, les arbres n’avaient pas de feuilles. Ils étaient moroses, ayant subi l’hiver et tant attendu le soleil et un temps plus doux. Un cavalier passa. Le cheval suait ; avec sa grâce, son mouvement, il était quelque chose de plus que l’homme. L’homme, avec sa culotte, ses bottes reluisantes et sa casquette d’équitation, avait l’air insignifiant. Le cheval avait de la race, il tenait la tête haute. L’homme, bien qu’à cheval, était un étranger dans le monde de la nature, mais le cheval semblait faire partie de cette nature que les hommes détruisaient lentement.

Les arbres étaient grands – des chênes, des ormes et des hêtres. Ils se tenaient là en silence. La terre était molle, couverte de feuilles d’hiver, et ici le sol semblait être très ancien. Il y avait peu d’oiseaux. Le merle appelait et le ciel se dégageait.

Lorsque vous rentriez, le soir, le ciel était très clair et la lumière sur ces arbres énormes était étrange et pleine d’un mouvement silencieux.

La lumière est une chose extraordinaire ; plus vous l’observez, plus elle devient profonde et vaste ; dans son mouvement les arbres étaient captifs. C’était surprenant ; aucun peintre n’aurait pu représenter la beauté de cette lumière. C’était plus que la lumière du soleil couchant, c’était plus que ne voyaient les yeux. C’était comme si l’amour était sur terre. Vous retrouviez encore une fois la masse jaune des forsythias et la terre se réjouissait.

 

 

Elle vint avec ses deux filles, mais les envoya jouer dehors. C’était une femme jeune, d’aspect plutôt agréable et fort bien habillée ; elle avait l’air d’être assez impatiente et pleine de ressources. Elle dit, sans spécifier cet emploi, que son mari travaillait dans un bureau, et que la vie passait ainsi. Elle avait une sorte de tristesse, mal déguisée par des sourires fugitifs. Elle demanda : « En quoi consistent les rapports humains ? Je suis mariée depuis plusieurs années et je suppose que nous nous aimons, mon mari et moi – mais il y a dans cette union un manque terrible de quelque chose. »

Vous voulez réellement examiner cela de très près ?

« Oui. Je suis venue de loin pour vous en parler. »

Votre mari travaille dans son bureau et vous travaillez dans votre maison, chacun de vous avec ses ambitions, ses frustrations, ses tourments et ses peines. Il veut obtenir un poste important et il craint de ne pas y parvenir parce que d’autres pourraient être nommés avant lui. Il est enfermé dans son ambition, ses frustrations, dans la recherche de son épanouissement, et vous, de votre côté, êtes enfermée de la même manière. Il rentre à la maison fatigué, irritable, avec la crainte en son cœur et il ramène cette tension avec lui. Vous aussi êtes fatiguée au bout d’une longue journée, avec les enfants et tout ce que vous avez eu à faire. Vous et lui prenez un verre de quelque chose pour soulager vos nerfs, et tombez dans une conversation malaisée. Après cela, le repas, puis l’inévitable lit. C’est ce qu’on appelle des rapports conjugaux – chacun vit dans son activité égocentrique et les deux se retrouvent au lit ; c’est ce qu’on appelle l’amour. Bien sûr, cela comporte un peu de tendresse, un peu de considération pour l’autre, et des petites tapes sur la tête pour les enfants. Ensuite viendront la vieillesse et la mort. C’est ce qu’on appelle vivre, et vous acceptez ce mode de vie.

« Que puis-je faire d’autre ? Nous sommes élevés dans ce mode de vie, notre éducation nous y a adaptés. Nous voulons une sécurité et certains biens de ce monde. Je ne vois pas comment je pourrais vivre autrement. »

Est-ce le désir de sécurité qui unit les personnes ? Ou les mœurs, l’acceptation d’une certaine structure sociale, l’idée d’un mari, d’une femme, d’une famille ? En tout cela ne pensez-vous pas qu’il y ait très peu de bonheur ?

« Il y a du bonheur, mais trop à faire, trop de choses dont on doit s’occuper. Il y a tant à lire si l’on veut être bien informé. On n’a pas beaucoup de temps pour se recueillir. Il est certain qu’on n’est pas réellement heureux, mais on continue à vivre ainsi. »

Tout cela s’appelle être en relation les uns avec les autres, là où il n’y a évidemment pas de relation du tout. Vous pouvez être physiquement ensemble pendant quelque temps mais chacun vit dans son propre monde d’isolement, d’où il crée son propre malheur, et où il ne trouve pas d’union sur un plan plus profond et plus large que le niveau physique. C’est la faute de la société, n’est-ce pas, de la culture où nous avons été élevés, et dans laquelle nous nous laissons prendre si facilement ? C’est une société pourrie, une société corrompue et immorale que les êtres humains ont créée. C’est cela qui doit être changé et qui ne peut être changé que si l’être humain, qui en est l’auteur, se change lui-même.

« Il se peut que je puisse comprendre ce que vous dites et peut-être me changer, mais lui ? Lutter, réussir, devenir quelqu’un, lui donne un grand plaisir. Il ne changera pas, et nous revoici là où nous étions au début – moi essayant faiblement de briser mes entraves, et lui consolidant de plus en plus l’étroite cellule de sa vie. Quel est le sens de tout cela ? »

Ce mode d’existence n’a absolument aucun sens. Nous avons formé cette vie, engendré ses brutalités quotidiennes et sa laideur (avec, à l’occasion, quelques éclaircies joyeuses) ; donc nous devons mourir à elle. Savez-vous, Madame, en fait, il n’y a pas de demain. Demain est l’invention de la pensée en vue de réaliser ses sordides ambitions et son épanouissement. La pensée construit de nombreux lendemains, mais en réalité il n’y a pas de lendemain. Mourir au lendemain c’est vivre complètement aujourd’hui. Lorsqu’on le fait, toute l’existence change. Car l’amour n’est pas demain, l’amour n’est pas un élément de la pensée, l’amour n’a ni passé ni futur. L’acte de vivre complètement aujourd’hui comporte une grande intensité, et sa beauté – que n’effleurent ni l’ambition, ni la jalousie, ni le temps – est une relation, non seulement avec l’homme, mais avec la nature, les fleurs, la terre et les cieux. En cela est l’intensité et l’innocence ; dès lors vivre a une tout autre signification.