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C’était un vieux jardin mongol avec beaucoup de grands arbres. Il y avait de grands monuments, obscurs à l’intérieur, avec des sépulcres de marbre et la pluie et les saisons avaient rendu sombre la pierre et plus sombres encore les coupoles. Il y avait, au haut des coupoles, des centaines de pigeons. Ils se battaient avec les corbeaux pour des places, et plus bas sur les coupoles, étaient les perroquets venant en groupes de partout. Il y avait des pelouses bien tenues, tondues et arrosées. C’était un lieu tranquille, où, curieusement, ne se trouvaient que peu de personnes. Le soir, les domestiques du voisinage, avec leurs vélos, se réunissaient sur une pelouse pour jouer aux cartes. C’était un jeu qu’ils comprenaient, mais qui n’avait ni queue ni tête pour l’étranger qui l’observait. Il y avait des groupes d’enfants qui jouaient sur une pelouse attenant à un autre tombeau.

Un des tombeaux était particulièrement somptueux, avec de grandes arcades bien proportionnées et, derrière, un mur dissymétrique. Il était fait de briques et le soleil et la pluie l’avaient rendu foncé, presque noir. Un écriteau interdisait de cueillir les fleurs, mais personne n’y faisait attention, car on les cueillait quand même.

Il y avait une avenue d’eucalyptus, et derrière elle, une roseraie entourée de murs croulants. Ce jardin, avec ses roses magnifiques, était parfaitement tenu et l’herbe était toujours verte et fraîchement tondue. Peu de personnes semblaient venir dans ce jardin et on pouvait en faire le tour en solitude et contempler le coucher de soleil derrière les arbres et derrière les coupoles des tombeaux. Là, le soir surtout, avec ses longues ombres obscures, était très paisible, loin du bruit de la ville, loin de la pauvreté et de la laideur des riches. Des bohémiens déracinaient les mauvaises herbes de la pelouse. C’était, dans l’ensemble, un bon endroit, mais l’homme l’abîmait graduellement.

Il y avait un homme assis, les jambes croisées, dans un coin reculé de la pelouse, son vélo à côté de lui. Il avait fermé les yeux et ses lèvres remuaient. Il demeura plus d’une demi-heure en cette posture, complètement perdu au monde, aux passants, et aux cris aigus des perroquets. Son corps était tout à fait immobile. En ses mains était un chapelet recouvert d’une pièce d’étoffe. Ses doigts étaient le seul mouvement que l’on pouvait voir, à part ses lèvres. Il venait là quotidiennement vers le soir, et cela devait être après sa journée de travail. C’était un homme plutôt pauvre, assez bien nourri, et il venait toujours dans ce coin et s’y perdait en lui-même. Si vous l’aviez questionné, il vous aurait répondu qu’il méditait, répétant quelque prière ou quelque mantra – et pour lui, c’était assez bon. Il y trouvait un soulagement à la quotidienne monotonie de la vie. Il était seul sur cette pelouse. Derrière lui était un jasmin en pleine floraison, de nombreuses fleurs étaient par terre et la beauté du moment s’étendait autour de lui. Mais il ne voyait jamais cette beauté, car il était perdu dans une beauté de sa propre fabrication.

 

 

La méditation n’est pas la répétition du mot, ni l’expérience d’une vision, ni la mise en œuvre du silence. Le grain du chapelet et le mot peuvent bien faire taire l’esprit bavard, mais cela n’est qu’une forme d’auto-hypnose. Vous pouvez aussi bien avaler une pilule.

La méditation ne consiste pas à s’envelopper dans un tissu de pensées, dans l’enchantement du plaisir. La méditation n’a pas de commencement, elle n’a donc pas de fin.

Si vous dites : « Je commencerai aujourd’hui à contrôler mes pensées, à m’asseoir tranquillement dans une posture méditative, à respirer avec régularité, », c’est que vous êtes pris par les artifices avec lesquels on se trompe soi-même. La méditation n’est pas le fait d’être absorbé dans une idée ou une image grandioses : cela ne calmerait qu’un moment, à la façon dont un enfant est calme pendant le temps où un jouet l’absorbe. Mais dès que le jouet cesse d’être intéressant, l’agitation et les sottises recommencent. La méditation n’est pas la poursuite d’une voie invisible conduisant à quelque félicité imaginaire. L’esprit méditatif voit, observe, écoute sans le mot, sans commentaires, sans opinion, attentif au mouvement de la vie dans tous ses rapports, tout au long de la journée. Et la nuit, lorsque l’organisme est au repos, l’esprit méditatif n’a pas de rêves, car il a été éveillé tout le jour. Ce n’est que l’indolent qui a des rêves, ce ne sont que les personnes partiellement endormies qui ont besoin d’émissions émanant de leurs propres états de conscience. Mais lorsqu’un esprit vigilant écoute le mouvement extérieur et intérieur de la vie, un silence lui vient, que n’élabore pas la pensée.

Ce n’est pas un silence que l’observateur puisse percevoir en tant qu’expérience. S’il le vit comme expérience, et la reconnaît, ce n’est plus un silence. Le silence de l’esprit méditatif n’est pas inclus dans les limites de la récognition, car il n’a pas de frontières. Il n’y a que ce silence – dans lequel l’espace de la division n’existe plus.

 

 

Les collines étaient portées par les nuages et la pluie polissait les rochers, de grands blocs éparpillés sur les collines. Il y avait une traînée de noir dans le granite gris, et ce matin-là, ce rocher de basalte sombre était lavé par la pluie et devenait plus noir.

Les étangs se remplissaient et les grenouilles faisaient, à pleine gorge, des bruits profonds. Tout un groupe de perroquets arrivait des champs pour s’abriter et les singes étaient en train de grimper sur les arbres, et la terre rouge devint plus sombre.

Il y a un silence particulier lorsqu’il pleut, et ce matin-là, dans la vallée, tous les bruits semblaient avoir cessé : les bruits de la ferme, du tracteur et de la hache taillant le bois. Il n’y avait que le bruit des gouttes tombant du toit, et le gargouillement des gouttières.

C’était vraiment extraordinaire de sentir la pluie sur soi, d’être mouillé jusqu’à la peau et de sentir la terre et les arbres recevoir la pluie avec joie ; car il n’avait pas plu depuis quelque temps, et maintenant les petites craquelures de la terre étaient en train de se refermer. La pluie avait fait taire le bruit des nombreux oiseaux, les nuages arrivaient de l’est, sombres, lourdement chargés, et étaient attirés vers l’ouest ; les collines se trouvaient portées par eux, et l’odeur de la terre se répandait en chaque coin. Il plut toute la journée.

Et dans le silence de la nuit les hiboux hululaient de l’un à l’autre, à travers la vallée.

 

 

C’était un maître d’école, un Brahmin. Il était pieds nus et portait un dhoti propre et une chemise occidentale. Il était soigné, avait un regard aigu, un comportement apparemment doux et sa façon de saluer témoignait de son humilité. Il n’était pas trop grand de taille, et parlait fort bien l’anglais, car il était professeur d’anglais, en ville. Il dit qu’il ne gagnait pas beaucoup et que, comme tous les enseignants à travers le monde, il trouvait très difficile de joindre les deux bouts. Bien sûr, il était marié et avait des enfants, mais il avait l’air de mettre tout cela de côté, comme si cela n’avait aucune importance. C’était un homme fier, de cette fierté particulière qui n’est pas celle de la réussite, qui n’est pas la fierté des bien-nés ou des riches, mais la fierté d’une race ancienne, d’un représentant d’une antique tradition et d’un système de pensée et de morale, qui, en vérité, n’avait rien à voir avec ce qu’il était réellement. Sa fierté était dans le passé qu’il représentait, et sa façon de rejeter les complications actuelles de la vie était le geste d’un homme qui les considère « inévitables-mais-si-peu-nécessaires ». Il avait l’accent du Sud, dur et sonore. Il dit que pendant de nombreuses années, il avait assisté à des conférences, ici, sous les arbres. À vrai dire, son père l’avait conduit ici, alors que, jeune homme, il fréquentait encore le collège. Ensuite, après avoir obtenu sa misérable situation, il était venu chaque année.

« Je vous ai écouté de nombreuses années. Je comprends peut-être intellectuellement ce que vous dites, mais cela ne semble pas me pénétrer très profondément. J’aime la façon dont sont disposés les arbres sous lesquels vous parlez, et je regarde le coucher de soleil lorsque vous le faites observer – ainsi que cela vous arrive si souvent dans vos causeries – mais je ne peux pas le sentir, je ne peux pas toucher la feuille et éprouver la joie des ombres dansantes sur le sol. En fait, je n’ai absolument aucune sensibilité. J’ai, naturellement, beaucoup lu la littérature anglaise et celle de ce pays. Je peux réciter des poèmes, mais la beauté qui réside au-delà des mots m’échappe. Je me durcis, non seulement dans mes rapports avec ma femme et mes enfants, mais avec tout le monde. À l’école je crie davantage. Je me demande pourquoi j’ai perdu la délectation du soleil du soir… si je l’ai jamais eue ! Je me demande pourquoi je ne ressens plus fortement le mal qui sévit dans le monde. Il me semble que je vois tout intellectuellement et que je peux fort bien raisonner – du moins je crois que je le peux – avec à peu près n’importe qui. Pourquoi donc y a-t-il cette brèche entre l’intellect et le cœur ? Pourquoi ai-je perdu l’amour et le sens de la pitié et de la vraie charité ? »

Regardez par la fenêtre, ce bougainvillier. Le voyez-vous pleinement ? Voyez-vous la lumière sur lui, sa transparence, la couleur, la forme, la qualité qu’il a ?

« Je le regarde, mais il ne signifie absolument rien pour moi. Et il y a des millions de personnes comme moi. Je reviens donc à ma question : Pourquoi y a-t-il cette brèche entre l’intellect et les sentiments ? »

Est-ce à cause d’une éducation erronée, qui n’a cultivé que votre mémoire, et qui, depuis votre première enfance, ne vous a pas appris à regarder un arbre, une fleur, un oiseau, une étendue d’eau ? Est-ce parce que nous avons mécanisé la vie ? Est-ce à cause de cet excès de population ? Pour chaque emploi, il y a des milliers de personnes qui se présentent. Ou est-ce par orgueil, orgueil de l’efficience, orgueil de la race, orgueil d’une pensée artificieuse ? Pensez-vous que ce soit cela ?

« Me demandez-vous si je suis orgueilleux ? Oui, je le suis. »

Mais ce n’est qu’une des raisons pour lesquelles le soi-disant intellect domine. Est-ce parce que les mots sont devenus si extraordinairement plus importants que ce qui est au-dessus et au-delà du mot ? Ou est-ce parce que vous êtes frustré, bloqué de différentes façons dont vous n’êtes peut-être pas du tout conscient ? Dans le monde moderne, l’intellect est un objet de culte et plus on est habile et retors, plus on avance.

« Peut-être sont-ce toutes ces raisons à la fois, mais sont-elles bien importantes ? Bien sûr, nous pourrions indéfiniment analyser, décrire la cause, mais est-ce que cela remplira le fossé entre l’esprit et le cœur ? C’est cela que je veux savoir. J’ai lu quelques-uns des livres de psychologie et notre propre littérature ancienne, mais cela ne m’enflamme pas et maintenant je suis venu à vous, bien que cela soit peut-être trop tard pour moi. »

Est-ce que vous désirez réellement l’union de l’esprit et du cœur ? Vos capacités intellectuelles ne vous suffisent-elles vraiment pas ? Vouloir unir l’esprit et le cœur n’est peut-être qu’un problème académique. Pourquoi vous souciez-vous de les assembler ? Cette préoccupation appartient encore à l’intellect et ne surgit pas, n’est-ce pas, d’une inquiétude au sujet du dépérissement de votre affectivité, lequel fait partie de vous-même ? Vous avez divisé la vie en intellect et cœur, intellectuellement, vous observez le cœur en train de se dessécher, et cela vous préoccupe verbalement. Laissez-le se dessécher ! Vivez uniquement par l’intellect. Est-ce possible ?

« Mais j’ai des sentiments ! »

Mais ces sentiments ne sont-ils pas réellement une sentimentalité, une complaisance émotionnelle envers vous-même ? Ce n’est pas de cela que nous parlons, évidemment. Nous disons : soyez mort à l’amour, cela n’a pas d’importance. Vivez uniquement dans votre intellect et dans vos manipulations verbales, vos arguments astucieux. Et lorsqu’en toute réalité on vit de la sorte, que se produit-il ? Ce contre quoi vous vous élevez c’est l’effet destructeur de cet intellect que vous vénérez tellement. Cette action destructive suscite une multitude de problèmes. Vous voyez probablement l’effet des activités intellectuelles dans le monde – les guerres, la compétition, l’arrogance du pouvoir et peut-être êtes-vous effrayé par ce qui va se passer, effrayé de l’impuissance et du désespoir de l’homme. Tant qu’existe cette division entre l’affectivité et l’intellect, l’un dominant l’autre, l’un doit détruire l’autre ; il n’y a pas moyen de les réunir. Vous avez pu écouter ces causeries au cours de nombreuses années, et peut-être avez-vous fait de grands efforts pour amener l’esprit et le cœur à s’unir, mais cet effort est exercé par la pensée, laquelle, ainsi, domine le cœur. L’amour n’appartient à aucun des deux, car il n’y a, en lui, aucune qualité de domination. Ce n’est pas une chose assemblée par la pensée ou par le sentiment. Ce n’est ni un mot émanant de l’intellect, ni une réaction sensorielle. Vous dites :

« Il faut que j’aie de l’amour, et pour l’avoir, je dois cultiver le cœur. » Mais ce développement méthodique est mental, et ainsi, vous maintenez toujours les deux séparés ; on ne peut ni jeter un pont entre les deux, ni les unir dans un but utilitaire. L’amour est au commencement, non à la fin d’une entreprise.

« Alors que dois-je faire ? »

Maintenant ses yeux étaient devenus plus brillants, et il y avait un mouvement en son corps. Il regarda par la fenêtre, et, tout doucement, il commença à s’enflammer.

Vous n’y pouvez rien. Restez en dehors ! Et écoutez ; et voyez la beauté de cette fleur.