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C’était un homme plutôt pesant, plein de curiosité et d’allant. Il avait beaucoup lu et parlait plusieurs langues. Il était allé en Orient et avait quelques notions de philosophie hindoue, ayant lu les livres dits sacrés et ayant suivi quelque vague gourou. Et il était ici maintenant, dans cette petite chambre surplombant la verdoyante vallée qui souriait au soleil matinal. Les sommets neigeux étincelaient et des nuages énormes se montraient au-dessus des montagnes. La journée serait belle, et à cette altitude, l’air était clair et la lumière pénétrante. En ce début d’été le froid du printemps était encore dans l’air. C’était à cette époque de l’année, une vallée tranquille, remplie de silence, du son des cloches des vaches, du parfum des pins et de l’herbe fraîchement coupée. On entendait de nombreux enfants crier et jouer et, tôt ce matin-là, il y avait une joie dans l’air et la beauté des terres était en contact avec les sens. L’œil voyait le ciel bleu, la terre verte, et se réjouissait.

« Il existe une rectitude de comportement – du moins, c’est ce que vous avez dit. Je vous ai écouté au cours de plusieurs années, dans différentes parties du monde, et j’ai saisi votre enseignement. Je n’essaie pas de l’appliquer dans la vie, car il deviendrait un autre idéal, donnant lieu à une nouvelle forme d’imitation, à l’acceptation d’une nouvelle formule. J’en vois le danger. J’ai absorbé beaucoup de ce que vous avez dit, et c’est presque devenu une partie de moi-même, ce qui pourrait entraver une liberté d’action, sur laquelle vous insistez tellement. Ma vie n’est jamais libre et spontanée. Je suis obligé de vivre mon existence quotidienne mais je m’observe toujours attentivement afin de ne pas tomber dans un nouveau mode d’existence que je me serais fabriqué moi-même. Ainsi, il me semble que je vis une double vie ; il y a l’activité ordinaire, la famille, le travail et le reste, et d’un autre côté il y a l’enseignement que vous avez donné, qui m’intéresse profondément. Mais si je l’observais, je serais comme le catholique qui se conforme à des dogmes. Quel est donc le critère d’une existence quotidienne si on veut la vivre sans conformisme ? »

Il est nécessaire de mettre de côté l’enseignement, le maître, et aussi le disciple qui essaie de modifier sa façon de vivre. Il ne reste qu’une seule chose : apprendre. L’action véritable consiste à apprendre. Entre apprendre et agir il n’y a pas de séparation. Lorsque celle-ci existe, apprendre n’est qu’une idée ou un ensemble d’idéaux en fonction desquels a lieu l’action, tandis qu’apprendre est un acte sans conflit. Lorsque cela est compris, quelle est la question ? Apprendre n’est pas une abstraction, une idée : on apprend quelque chose. On ne peut pas apprendre sans agir ; vous ne pouvez rien apprendre à votre sujet, si ce n’est dans l’action. Vous ne pouvez pas d’abord apprendre à vous connaître sur un certain point et agir ensuite en fonction de cette connaissance, car l’action deviendrait imitative, elle serait conforme à une accumulation de connaissances.

« Mais, Monsieur, à chaque instant je suis provoqué par ceci ou cela, et je réagis comme je l’ai toujours fait, ce qui souvent veut dire qu’il se produit un conflit. Je voudrais comprendre la pertinence de ce que vous dites en ce qui concerne apprendre dans ces situations quotidiennes. »

Les provocations sont évidemment toujours neuves, sans quoi elles ne seraient pas des provocations, mais les réactions, qui sont anciennes, sont inadéquates, ce qui donne lieu à des conflits. Vous demandez ce qu’il y a à apprendre à ce sujet. Il y a à apprendre tout ce qui concerne vos réactions, comment elles naissent, quels sont leurs éléments et leurs conditionnements. Il y a donc à apprendre toute la structure et la nature de vos réactions. Apprendre n’est pas accumuler des informations qui dicteront votre façon de réagir aux provocations. Apprendre est un mouvement qui n’est pas ancré dans des connaissances. Si vous l’ancrez ce n’est plus un mouvement. En tant que machine, l’ordinateur, lui, est ancré. C’est la différence essentielle entre l’homme et la machine. Apprendre c’est observer, voir. Si l’on se place au point de vue d’une accumulation de connaissances, la vision est limitée et il n’y a rien de neuf en elle.

« Vous dites que l’on peut apprendre ce qui se rapporte à la structure entière des réactions. Cela voudrait dire qu’il y a, dans ce que l’on apprend, un certain volume d’accumulations. Mais par ailleurs vous dites qu’apprendre, dans le sens que vous lui donnez, est d’une telle fluidité que rien ne s’y accumule ! »

L’instruction qu’on nous donne consiste à amasser un certain volume de connaissances, ce que l’ordinateur fait plus vite et avec plus de précision que nous. Quel besoin avons-nous d’une telle instruction ? Les machines assumeront un jour la plupart des activités de l’homme. Lorsque vous dites, ainsi qu’on le dit, qu’apprendre consiste à accumuler un certain volume de connaissances, vous niez, n’est-ce pas, le mouvement de la vie, qui est relations et comportement. Si les relations et le comportement sont basés sur des expériences précédentes, ces relations sont-elles réelles ? La mémoire, avec toutes ses associations, peut-elle établir de vrais rapports humains ? Elle se compose d’images et de mots et lorsque les rapports s’appuient sur des symboles, des images, des mots, peuvent-ils jamais devenir réels ?

Ainsi que nous l’avons dit, la vie est un mouvement en relations et si ces rapports dépendent du passé, de la mémoire, ils sont limités et deviennent très douloureux.

« Je comprends fort bien ce que vous dites, mais je demande encore une fois : qu’est-ce qui vous fait agir ? N’êtes-vous pas en train de vous contredire lorsque vous dites en même temps qu’apprendre consiste à observer toute la structure des réactions et qu’apprendre exclut toute accumulation ? »

La vision de la structure est vivante, mouvante, mais lorsque cette vision fige la structure, celle-ci devient plus importante que la vision, qui, elle, est le phénomène vivant. En cela il n’y a pas de contradiction. Ce que nous disons est que le fait de voir est plus important que le caractère de la structure. Lorsque vous donnez de l’importance à ce que vous apprenez sur ce caractère, et non au fait d’apprendre à regarder, c’est qu’est la contradiction ; car alors voir est une chose et apprendre ce qui se rapporte à la structure est une autre chose.

Vous demandez, Monsieur, quelle est la source de notre action. Lorsque l’action a une source, celle-ci est la mémoire, l’ensemble des connaissances, c’est-à-dire le passé. Nous avons dit que voir vraiment c’est agir ; les deux actes ne sont pas séparés. Cette vision étant toujours neuve, l’action aussi est toujours neuve. Donc voir les réactions quotidiennes c’est faire surgir le neuf : ce que vous appelez spontanéité. À l’instant précis de la colère il n’y a pas de récognition du fait en tant que colère. La récognition se produit quelques secondes plus tard : on se dit qu’on « est en colère ». Cette vision de la colère est-elle encore un choix basé sur du passé ? Si c’est un choix déterminé par un passé, toutes les réactions qu’entraîne la colère – répression, contrôle, indulgence, etc. sont d’origine traditionnelle. Mais lorsque l’action de voir est sans option, seul subsiste le neuf.

Tout cela soulève une question intéressante : celle du besoin que nous avons de provocations pour nous inciter à nous réveiller, pour nous pousser, par une sorte de défi ou d’appel, hors de la routine, de la tradition, de l’ordre établi, soit par des événements sanglants, des révoltes, soit par quelque autre soulèvement.

« Est-il possible, pour l’esprit, de ne pas du tout avoir besoin de provocations ? »

Cela lui est possible lorsqu’il passe par des changements perpétuels, lorsqu’il n’a pas de lieu où se reposer, aucun havre sûr, pas de biens investis, lorsqu’il n’est pas engagé. Un esprit éveillé, un esprit illuminé – quel besoin a-t-il de provocations d’aucune sorte ?