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La méditation est un dur travail. Elle exige la plus haute forme de discipline – non celle du conformisme, de l’imitation, de l’obéissance ; mais celle qui résulte de ce que l’on est constamment conscient, à la fois du monde extérieur et de la vie intérieure. Donc la méditation n’est pas une activité dans l’isolement, mais une action dans la vie quotidienne, faite de coopération, de sensibilité et d’intelligence. Si la méditation ne pose pas les fondements d’une vie irréprochable, elle devient une évasion et par conséquent n’a absolument aucune valeur. Être irréprochable, ce n’est pas se conformer à une morale sociale, mais être libéré de l’envie, de l’avidité et de la recherche du pouvoir, qui sont des causes d’inimitié. On ne s’en libère pas par une action volontaire, mais en en étant conscient, du fait qu’on se connaît. Si l’on ne connaît pas les activités du moi, la méditation devient une excitation sensorielle et a très peu de sens.

 

 

À cette latitude il n’y a presque pas d’aurore ou de crépuscule, et le fleuve, ce matin-là, large et profond, était de plomb fondu. Le soleil n’était pas encore au-dessus des terres mais il y avait une clarté à l’est. Les oiseaux n’avaient pas encore commencé à chanter leur chœur matinal et les villageois ne s’interpellaient pas encore. L’étoile du matin était haute dans le ciel et, tandis que vous l’observiez, elle devenait de plus en plus pâle jusqu’au moment où le soleil fut juste au-dessus des arbres, alors le fleuve devint argent et or.

Ensuite, les oiseaux s’animèrent et le village se réveilla. Tout d’un coup, apparut au bord de la fenêtre, un grand singe, gris, avec un visage noir et une touffe de cheveux sur le front. Ses mains étaient noires et sa longue queue pendait du haut de la fenêtre, dans la chambre. Il s’assit, très calme, presque figé, nous regardant sans un mouvement. Nous étions tout près l’un de l’autre, à un mètre ou deux de distance. Et soudain il tendit le bras, et nous nous tînmes les mains quelque temps. Sa main était rugueuse, noire et poussiéreuse car il avait grimpé par le toit, par le petit parapet au-dessus de la fenêtre, était redescendu et s’était assis là. Il était tout à fait décontracté, et, ce qui était surprenant, extraordinairement joyeux. Il n’avait aucune crainte, aucune gêne ; c’était comme s’il était chez lui. Il était là, avec le fleuve brillamment doré, maintenant, et, au-delà, la berge verte et les arbres lointains. Nous dûmes nous tenir la main assez longtemps ; puis d’une manière presque fortuite, il retira la sienne mais resta à sa place. Nous nous regardions et on pouvait voir ses yeux noirs briller, petits et pleins d’une étrange curiosité. Il voulut entrer dans la chambre mais hésita, puis allongea ses bras et ses jambes, rejoignit le parapet, fut au-dessus du toit, et disparut. Le soir il fut de nouveau là, niché très haut sur un arbre, mâchant quelque chose. Nous lui fîmes des signes, mais il n’y eut pas de réponse.

 

 

L’homme était un sannyasi, un moine, avec un visage assez beau et fin et des mains délicates. Il était propre et sa robe avait été récemment lavée bien que non repassée. Il dit qu’il venait de Rishikesh où il avait passé plusieurs années auprès d’un gourou qui, maintenant, s’était retiré dans les hautes montagnes et vivait seul. Il dit qu’il était allé dans de nombreux ashrams. Il avait quitté sa famille depuis longtemps, peut-être à l’âge de vingt ans. Il ne se souvenait pas très bien de l’âge qu’il avait à ce moment-là. Il dit qu’il avait des parents et plusieurs sœurs et frères mais qu’il avait perdu tout contact avec eux. Il avait fait ce long chemin pour venir, car plusieurs gourous lui avaient conseillé de nous voir et aussi parce qu’il avait lu quelques bribes par-ci par-là. Récemment il avait parlé à un compagnon sannyasi… Bref, il était là. On ne pouvait pas deviner son âge ; il avait dépassé l’âge moyen, mais ses yeux et sa voix étaient encore jeunes.

« Ce fut mon sort d’errer à travers l’Inde, visitant les différents centres avec leurs gourous, les uns érudits, d’autres ignorants mais ayant une certaine qualité d’authenticité, et enfin ceux qui ne sont que des exploiteurs distribuant des mantras, qui ont souvent voyagé à l’étranger et acquis une certaine notoriété. Ceux qui sont au-dessus de cela sont très rares, mais mon gourou faisait partie de ces exceptions. Maintenant il s’est retiré dans une région lointaine et isolée des Himalayas. Tout un groupe, parmi nous, va le voir une fois par an pour recevoir sa bénédiction. »

Est-il nécessaire de s’isoler loin du monde ?

« Il est bien évident qu’on doit renoncer au monde, car il n’est pas réel, et il faut avoir un gourou pour vous instruire, car le gourou a eu un contact avec la réalité, et il aide un disciple à l’atteindre. Il sait, et nous ne savons pas. Nous sommes étonnés de vous entendre dire qu’aucun gourou n’est nécessaire, car vous vous opposez à la tradition. Vous êtes, vous-même, devenu un gourou pour de nombreuses personnes, et on ne peut pas, tout seul, trouver la vérité. On doit recevoir de l’aide – les rituels et les directives de ceux qui savent. Peut-être doit-on, à la fin se guider seul, mais pas maintenant. Nous sommes des enfants et nous avons besoin de ceux qui ont avancé le long du sentier. Ce n’est qu’en s’asseyant aux pieds de ceux qui savent que l’on peut apprendre. Mais vous avez l’air de nier tout cela, et je suis venu pour – avec beaucoup de sérieux – savoir pourquoi. »

Regardez donc ce fleuve – la lumière du matin sur lui, et ces verts champs de blés, étincelants de plénitude, et, plus loin, les arbres. Il y a là une grande beauté et les yeux qui la voient doivent être pleins d’amour pour l’appréhender. Entendre le fracas de ce train sur le pont métallique est aussi important qu’entendre la voix de l’oiseau. Regardez donc – et écoutez ces pigeons qui roucoulent. Et regardez ce tamarinier avec ces deux perroquets verts. Pour que des yeux puissent les voir, ils doivent communier avec le fleuve, avec cette barque qui passe, pleine de villageois qui chantent en ramant. Tout cela fait partie du monde. Si vous y renoncez, vous renoncez à la beauté et à l’amour – à la terre elle-même. Ce à quoi vous déclarez renoncer, c’est la compagnie des hommes, ce ne sont pas les interprétations que l’homme a données du monde. Vous ne renoncez pas à la culture, à la tradition, à la connaissance – tout cela, vous l’emportez avec vous dans votre retraite hors du monde. Vous renoncez à la beauté et à l’amour, parce que vous avez peur de ces deux mots et de ce qu’ils recèlent. La beauté est associée à une réalité sensorielle, avec ses implications sexuelles et l’amour qui y est mêlé. Ce renoncement a eu pour effet, sur les personnes soi-disant religieuses, de les centrer sur elles-mêmes – peut-être à un niveau plus élevé que celui du commun des hommes, mais c’est quand même de l’égocentrisme. Lorsqu’on n’a ni beauté ni amour, on n’a aucune possibilité de contact avec l’immesurable. Si vous observez dans ses profondeurs le domaine des sannyasis et des saints, vous voyez que cette beauté et cet amour sont loin d’eux. Ils peuvent en parler, mais ils se disciplinent durement, ils sont violents dans leurs règles et leurs exigences. Donc essentiellement, bien qu’ils revêtent une robe safran ou une robe noire, ou l’écarlate du cardinal, leurs valeurs sont celles du monde. C’est une profession comme n’importe quelle autre ; elle n’est certainement pas ce qu’on appelle spirituelle. Certains d’entre eux devraient être des hommes d’affaires et ne pas prendre des airs de spiritualité.

« N’êtes-vous pas, Monsieur, un peu dur ? »

Non, nous ne faisons que constater un fait, et le fait n’est ni dur, ni agréable, ni déplaisant ; il est ce qu’il est. La plupart d’entre nous se refusent à affronter les choses telles qu’elles sont. Mais tout cela est assez évident et dit sans ambages. L’isolement est le propre de la vie, il caractérise l’état du monde. Chaque être humain, par son activité égocentrique, s’isole lui-même, qu’il soit marié ou non, qu’il parle de coopération ou de succès. Lorsque l’isolement devient extrême, survient une névrose qui parfois produit – si l’on a du talent – l’art, la bonne littérature, etc. Ce retrait du monde, de ses bruits, de ses brutalités, ses haines et ses plaisirs, fait partie du processus d’isolement, n’est-ce pas ? À cette différence près que le sannyasi s’isole au nom de la religion, ou de Dieu, et que l’homme compétitif accepte que la solitude soit inhérente à la structure sociale. Dans l’isolement, il est certain qu’on acquiert certains pouvoirs, une certaine qualité d’austérité et de frugalité qui donne un sentiment de puissance. Et la puissance qu’elle soit celle d’un champion olympique, du premier ministre ou d’un grand chef religieux est la même. Le pouvoir sous n’importe quelle forme est un mal – s’il est permis d’employer ce mot – et l’homme qui l’exerce ne peut jamais ouvrir la porte à la réalité. Ainsi l’isolement n’est pas la voie.

La coopération est nécessaire pour peu que l’on veuille vivre ; et il n’y a aucune coopération entre le disciple et son gourou. Le gourou détruit le disciple et le disciple détruit le gourou. Dans ce rapport entre celui qui enseigne et celui qui reçoit, comment peut-il y avoir coopération, travail en commun, recherche commune, exploration de groupe ? Cette division hiérarchique, qui est partie intégrante de la structure sociale, que ce soit dans le champ de la religion, dans l’armée, ou dans les affaires, est essentiellement mondaine. Et quand on renonce au monde on est pris dans la mondanité.

Être religieux ce n’est pas porter un pagne, n’avoir qu’un repas par jour, ou répéter quelque mantra ou quelques phrases absurdes bien qu’elles puissent agir comme stimulants. Et c’est être encore mondain lorsqu’on renonce au monde et qu’on en fait partie intérieurement, parce qu’on est envieux, avide et peureux, qu’on accepte l’autorité et la division entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. C’est encore s’attacher au siècle que de rechercher une réussite, que ce soit la célébrité ou la réalisation d’un but que l’on appelle l’idéal, ou Dieu, ou autrement. Ce qui est essentiellement du siècle c’est accepter la tradition d’une culture. Se retirer dans une montagne, loin des hommes, n’élimine pas cette vanité. La réalité, en aucune circonstance, ne se trouve dans cette direction.

Il faut être seul, mais cet état n’est pas un isolement. Il implique un affranchissement du monde de l’avidité, de la haine et de la violence, avec ses subtilités, sa douloureuse solitude et son désespoir.

Être seul c’est être un étranger qui n’appartient à aucune religion, nation ou croyance, à aucun dogme. Être seul est l’état d’une innocence que n’ont jamais atteint les méfaits commis par l’homme. C’est une innocence qui peut vivre dans le monde, avec toutes ses confusions, et pourtant ne pas y appartenir. Elle ne porte aucun revêtement particulier. La floraison du bien n’a lieu le long d’aucun sentier, car il n’y a pas de sentier qui mène à la vérité.