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Il avait plu assez abondamment cette nuit-là, et maintenant, tôt le matin, alors que vous vous leviez, il y avait un fort parfum de sumac, de sauge et de terre humide. C’était une terre rouge, et la terre rouge semble dégager une odeur plus forte que la terre brune. Le soleil était sur les collines. Elles avaient une couleur extraordinaire de terre de Sienne brûlée, et chaque arbre et chaque buisson scintillaient, lavés, nettoyés par la pluie de la nuit précédente, et tout éclatait de joie. Il n’avait pas plu depuis six ou huit mois, et vous pouvez imaginer combien la terre se réjouissait, et non seulement la terre, mais tout ce qu’elle portait – les arbres énormes, les hauts eucalyptus, les poivriers et les chênes verts. Les oiseaux semblaient chanter autrement, ce matin-là, et comme vous observiez les collines et les lointaines montagnes bleues, vous étiez en quelque sorte perdu en elles. Vous n’existiez pas plus que les personnes qui vous entouraient. Il n’y avait que cette beauté, cette immensité, rien que la terre qui s’étendait et s’élargissait. Ce matin-là les collines qui se prolongeaient lieue après lieue, dégageaient une tranquillité qui rencontrait votre propre calme. C’était comme une fusion de la terre et des cieux et l’extase était une bénédiction.

Ce même soir, comme vous remontiez la gorge vers les collines, la terre rouge était humide sous vos pieds, douce, soumise et pleine de promesses. Vous grimpiez la pente abrupte pendant des kilomètres, puis vous redescendiez brusquement. À un tournant vous rencontriez ce silence total qui déjà se posait sur vous, et comme vous entriez dans la vallée profonde il devenait encore plus pénétrant, plus pressant, plus insistant. Il n’y avait pas de pensée : rien que le silence. Comme vous descendiez il sembla couvrir toute la terre, et c’était surprenant à quel point chaque oiseau et chaque arbre devenaient immobiles. Il n’y avait aucune brise parmi les arbres : avec l’obscurité ils se retiraient dans leur solitude. Ils vous donnaient l’étrange impression de vous accueillir pendant la journée et maintenant avec leurs formes fantastiques, ils étaient distants, comme s’ils s’isolaient, comme s’ils se tenaient à l’écart. Trois chasseurs passèrent par là, avec leurs arcs puissants et leurs flèches, des lampes électriques fixées sur le front. Ils étaient venus pour tuer les oiseaux de nuit et semblaient totalement imperméables à la beauté et au silence qui les entouraient. Ils n’étaient occupés qu’à tuer et tout avait l’air de les observer avec horreur et beaucoup de pitié.

 

 

Ce matin-là un groupe de jeunes était venu à la maison : environ une trentaine d’étudiants, de plusieurs universités. Ils avaient grandi dans ce climat et étaient hauts de taille, robustes, bien nourris et enthousiastes. Seuls un ou deux s’assirent sur des chaises. Pour la plupart nous étions par terre, où les filles avec leurs minijupes étaient mal à leur aise. Un des garçons parla, les lèvres tremblantes, la tête penchée.

« Je veux vivre une autre sorte de vie. Je ne veux pas être victime de ces excès sexuels, des drogues, de toute cette cohue. Je veux vivre en dehors du monde et pourtant j’y suis pris. J’ai des rapports sexuels et le lendemain je suis complètement déprimé. Je sais que je veux une vie paisible et de l’amour dans mon cœur, mais je suis déchiré par mes pulsions, par le harcèlement de la société dans laquelle je vis. Je veux suivre mes instincts et pourtant je me rebelle contre eux. Je veux monter sur la montagne et pourtant je ne fais que retomber dans la vallée, car c’est là qu’est ma vie. Je ne sais que faire. Je suis écœuré de tout. Mes parents ne peuvent pas m’aider, pas plus que mes professeurs, avec qui, parfois, j’essaie de discuter de ces questions. Ils sont dans la même confusion et la même détresse que moi, et en fait, davantage, car ils sont bien plus âgés que moi. »

Ce qui est important c’est de ne pas aboutir à une conclusion, ou à une décision concernant la question sexuelle, de ne pas être pris dans le piège intellectuel des idéologies. Examinons tout le tableau de notre existence. Le moine fait vœu de célibat parce qu’il croit que pour gagner le paradis il faut éviter le contact avec les femmes ; mais le restant de sa vie il lutte contre ses exigences physiques ; il est en conflit avec le ciel et la terre et passe tous les jours qui lui restent dans les ténèbres, à la recherche de la lumière. Chacun de nous est victime de cette bataille idéologique, tout comme le moine, brûlant des désirs et essayant de les refouler pour la promesse d’un paradis. Nous avons un corps physique et il a ses désirs. Ils sont avivés et influencés par la société dans laquelle nous vivons, par la publicité, par des filles à moitié nues, par l’accent mis sur les divertissements, les amusements, les distractions et par la morale de la société, la morale de l’ordre social, qui est désordre et immoralité. Nous sommes stimulés physiquement par des aliments de plus en plus abondants et savoureux, par des boissons, par la télévision. Toute l’existence moderne attire l’attention sur le sexe. Vous êtes stimulés de toutes les façons – par des livres, par la parole, et par une société qui permet tout. C’est cela, votre entourage, fermer les yeux ne sert à rien. Il faut avoir une vue d’ensemble de tout ce mode de vie, de ses croyances, de ses divisions absurdes. Il faut comprendre qu’une vie passée dans un bureau ou une usine manque totalement de sens, et que la fin de toute cette confusion est la mort. Il vous faut voir cette confusion très clairement.

Regardez hors de la fenêtre, maintenant, et voyez ces merveilleuses montagnes lavées par la pluie de cette nuit, et cette extraordinaire lumière de Californie, qui n’existe nulle part ailleurs. Voyez la beauté de cette lumière sur ces collines. Vous pouvez humer l’air pur et le renouveau de la terre. Plus vous en serez conscient, plus vous serez sensible à cette immense, à cette incroyable lumière – et à sa beauté – mieux vous communierez avec elle et vos perceptions en seront aiguisées. Cela aussi appartient aux sens, tout comme voir une fille. Réagir à cette montagne avec vos sens et couper ce contact lorsque vous voyez une fille, c’est diviser la vie, et en cette division trouver la douleur et un conflit. Diviser la montagne en deux : d’une part le sommet, de l’autre la vallée, c’est créer une discorde. Mais si ce tiraillement se produit, ne cherchez pas à l’éviter, ou à vous en évader, et ne pensez pas pouvoir le supprimer en vous plongeant dans des plaisirs sexuels ou autres. Il faut le comprendre, ce qui ne veut pas dire végéter ou devenir bovin.

Comprendre ce conflit c’est ne pas s’y enliser, ne pas lui permettre de vous dominer. Cela veut dire ne jamais rien nier, ne jamais s’arrêter à une conclusion, ne jamais s’inféoder à un principe qui déterminerait votre vie. La seule perception de ce tableau qui est ici déployé devant vous est déjà de l’intelligence. C’est cette intelligence qui agira, et non une conclusion, une décision, ou un principe idéologique.

Nos corps ont été insensibilisés, de même que nos esprits et nos cœurs, par notre habitude de nous conformer aux modèles qu’impose la société, laquelle insensibilise les cœurs. Elle nous oblige à participer à des guerres ; elle détruit notre beauté, notre tendresse et notre joie. L’observation de tout ce tableau, non verbale ou intellectuelle, mais réelle, rendra nos corps et nos esprits intensément sensibles. Les corps exigeront les aliments qui leur conviendront, les esprits ne tomberont pas dans le piège des mots, des symboles, ou des platitudes de la pensée. Nous saurons alors comment vivre à la fois dans la vallée et au sommet de la montagne. Entre une région et l’autre, il n’y aura pas de division, pas de contradiction.