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Si l’on entreprend de méditer de propos délibéré, ce n’est pas de la méditation. Si l’on se propose d’être bon, la bonté ne fleurira jamais. Si l’on cultive l’humilité, elle cesse d’être. La méditation est comme la brise qui vient lorsqu’on laisse la fenêtre ouverte ; mais si on la laisse ouverte délibérément, si, délibérément, on invite la brise, elle n’apparaîtra jamais.

La méditation n’est pas dans le processus de la pensée, car la pensée est si rusée qu’elle a d’infinies possibilités de se créer des illusions, mais alors la méditation lui échappe. Comme l’amour, elle ne peut être pourchassée.

 

 

Le fleuve, ce matin-là était immobile. On pouvait y voir les reflets des nuages et du nouveau blé de l’hiver, et, au delà, le bois. Même la barque du pêcheur n’avait pas l’air de le troubler. Le calme du matin s’étendait sur les terres. Le soleil était juste en train de monter au-dessus du sommet des arbres, une voix lointaine appelait, et, tout près, un chant sanscrit était dans l’air.

Les perroquets et les mainates n’avaient pas encore commencé leur quête de nourriture ; les vautours, le cou nu, lourds, étaient perchés sur le sommet de l’arbre, attendant la charogne qui viendrait, portée par le fleuve. Souvent on pouvait suivre du regard quelque animal mort qui flottait, un vautour ou deux s’asseoir dessus, et les corneilles s’agiter autour, dans l’espoir d’un petit morceau. Parfois un chien nageait jusque-là, et ne parvenant pas à y poser les pattes, s’en retournait sur la rive et s’en allait errer ailleurs. De temps en temps un train passait, faisant un bruit de ferraille sur le pont, qui était assez long. Et au-delà, en amont du fleuve, gisait la ville.

C’était une matinée pleine de joie tranquille. La pauvreté, la maladie et la douleur ne marchaient pas encore sur la route. Il y avait un pont chancelant à travers le ruisseau, – brun sale – et l’endroit où ce petit ruisseau rejoignait le grand fleuve passait pour être très saint ; là, les jours de fête, des gens, hommes, femmes et enfants, venaient se baigner. Il faisait froid, mais cela leur était égal apparemment. Le prêtre du temple qui bordait le chemin faisait beaucoup d’argent ; et la laideur commençait.

 

 

C’était un homme barbu, qui portait un turban. Il s’occupait de quelque affaire et d’après son apparence avait l’air prospère et bien nourri. Il était lent dans sa démarche et dans sa pensée. Ses réactions étaient encore plus lentes. Il lui fallait plusieurs minutes pour comprendre une simple assertion. Il dit qu’il avait un gourou personnel, et, comme il passait par là, il avait obéi à l’impulsion de venir et de parler de choses qui lui semblaient importantes.

« Pour quelle raison, dit-il, êtes-vous contre les gourous ? Cela me semble si absurde. Ils savent, et moi, je ne sais pas. Ils peuvent me guider, m’aider, me dire quoi faire, et m’épargner beaucoup d’efforts et de souffrances. Ils sont comme une lumière dans les ténèbres, et on est bien obligé de se faire guider par eux, sans quoi on serait perdu, dans un état de confusion et de détresse. Ils m’ont dit que je ne devais pas venir vous voir, car ils m’ont montré le danger de ceux qui n’acceptent pas la connaissance traditionnelle. Ils m’ont dit que si j’écoutais des personnes autres qu’eux-mêmes je détruirais l’édifice qu’ils ont bâti si soigneusement. Mais la tentation de venir vous voir était trop forte, donc me voici ! »

Il avait l’air assez content d’avoir cédé à la tentation.

Quelle est l’utilité d’un gourou ? Sait-il plus que vous ne savez vous-même ? Et que sait-il ? S’il dit qu’il sait, en vérité il ne sait pas, et d’ailleurs le mot n’est pas la réalité de ce qu’il désigne. Est-il possible d’enseigner cet extraordinaire état ? Ils peuvent peut-être vous le décrire, éveiller votre intérêt, votre désir de le posséder, de le vivre – mais ils ne peuvent pas vous le donner. Il vous faut marcher par vous-même, il vous faut entreprendre le voyage tout seul, et au cours de ce voyage, il vous faut être votre propre maître et élève.

« Mais tout cela est très difficile, n’est-ce pas ? dit-il, et les pas peuvent être rendus plus aisés par ceux qui ont expérimenté cette réalité. »

Ils deviennent l’autorité, et, d’après eux, tout ce que vous avez à faire, c’est simplement suivre, imiter, obéir, accepter l’image, le système qu’ils offrent. De cette façon, vous perdez toute initiative, toute perception directe. Vous ne faites que suivre ce qu’ils croient être la voie de la vérité. Malheureusement, la vérité n’a pas de voie qui y mène.

« Que voulez-vous dire ? » s’écria-t-il, scandalisé.

Les êtres humains sont conditionnés par des propagandes, par la société où ils ont été élevés, chaque religion déclarant que sa propre voie est la meilleure. Et il y a mille gourous qui affirment que leur méthode, leur système, leur façon de méditer, est le seul chemin qui mène à la vérité. Notez que chaque disciple tolère avec condescendance les disciples des autres gourous. La tolérance est l’acceptation civilisée de la division entre les hommes – politique, religieuse, sociale. L’homme a inventé de nombreux sentiers qui réconfortent chaque croyant, et ainsi le monde est fragmenté.

« Voulez-vous dire que je doive renoncer à mon gourou ? Abandonner tout ce qu’il m’a enseigné ? Je serais égaré. »

Mais ne devez-vous pas être égaré pour trouver ? Nous avons peur de nous perdre, d’être dans l’incertitude, donc nous courons après ceux qui nous promettent le paradis dans le domaine religieux, politique ou social. Ils ne font ainsi que renforcer notre peur, et nous retiennent prisonniers de cette peur.

« Mais pourrais-je marcher par moi-même ? » demanda-t-il d’une voix incrédule.

Il y a eu tant de sauveurs, de maîtres, de gourous, de leaders politiques, de philosophes, et pas un d’entre eux ne vous a sauvé de votre détresse intérieure, et de vos conflits. Alors pourquoi les suivre ? Peut-être y a-t-il une tout autre approche à vos problèmes.

« Mais ai-je assez de sérieux pour venir tout seul à bout de tout cela ? »

Vous ne serez sérieux que lorsque vous commencerez à comprendre – non par l’entremise d’un tiers – les plaisirs que vous poursuivez en ce moment. Vous vivez en ce moment au niveau des plaisirs. Non que l’on doive se les interdire, mais si cette poursuite des plaisirs est à la fois le commencement et la fin de votre vie, il est évident que vous ne pouvez pas être sérieux.

« Vous me faites sentir désemparé et sans espoir. »

Vous vous sentez désemparé parce que vous voulez les deux choses : être sérieux et les plaisirs que le monde peut donner. Ceux-ci, de toute manière, sont si médiocres et mesquins que vous désirez par surcroît le plaisir que vous appelez « Dieu ». Si vous voyez tout cela par vous-même, non selon quelqu’un d’autre, cette vision fera de vous le disciple et le maître. C’est le point essentiel. Alors vous serez l’instructeur, celui qui s’instruit et l’enseignement.

« Mais, déclara-t-il, vous êtes un gourou. Vous m’avez appris quelque chose ce matin et je vous accepte comme mon gourou. »

Rien n’a été enseigné, mais vous avez regardé. Regarder vous a fait voir. L’action de regarder est votre gourou, si cela vous plaît de vous exprimer ainsi. Mais il ne tient qu’à vous de regarder ou de ne pas regarder. Personne ne vous y oblige. Si vous regardez parce que vous voulez être récompensé ou par crainte d’un châtiment, cette raison vous empêche de voir. Pour voir, il faut être libre de toute autorité, des traditions, de la peur, ainsi que de la pensée et de l’artifice de ses mots. La vérité n’est pas en quelque lieu lointain, elle est dans l’acte de regarder ce qui est. Se voir soi-même tel que l’on est – en cette lucidité où n’entre aucune option – est le commencement et la fin de toute recherche.