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L’esprit se libérant du connu ; c’est cela, la méditation. La prière va du connu au connu. Il peut arriver qu’elle produise des résultats ; mais ils ne sont encore que dans le champ du connu, et le connu est le conflit, la misère, la confusion. La méditation est le rejet total de tout ce que l’esprit a accumulé. Le connu est l’observateur, et l’observateur ne peut voir que le connu. L’image est du domaine du passé et la méditation met un terme au passé.

 

 

C’était une chambre assez spacieuse, de laquelle on voyait un jardin avec beaucoup de cyprès taillés en haie, et au-delà un monastère au toit rouge. Tôt le matin, avant que le soleil se lève, il y avait là une lumière et vous pouviez voir les moines aller et venir. C’était une matinée très froide. Le vent soufflait du nord et le grand eucalyptus – qui dominait tous les autres arbres, ainsi que les maisons – se balançait au vent, bien malgré lui. Il aimait les brises venant de la mer, car elles n’étaient pas trop violentes, et il prenait grand plaisir à la douce ondulation de sa propre beauté. Il était là tôt le matin, et il était là lorsque le soleil se couchait, captant la lumière du soir et en quelque sorte exprimant la certitude de la nature. Il donnait de l’assurance à tous les arbres, aux buissons et aux petites plantes. Ce devait être un très vieil arbre. Mais les hommes ne le regardaient pas. Ils le couperaient s’il le fallait, pour construire une maison et personne n’en ressentirait la perte, car dans ce pays les arbres ne sont pas respectés et la nature occupe fort peu de place, sauf peut-être en tant que décoration. Les villas magnifiques avaient dans leurs jardins des arbres qui mettaient en valeur les courbes gracieuses de leur architecture. Mais cet eucalyptus ne décorait aucune habitation. Il était là tout seul, splendidement tranquille, plein d’un mouvement silencieux, et le monastère avec son jardin, et la chambre avec son vert espace clos, étaient dans son ombre. Il était là, une année après l’autre, et vivait dans sa dignité propre.

 

 

Plusieurs personnes étaient dans la chambre, venues dans le but de poursuivre une conversation qui avait commencé quelques jours auparavant. C’étaient surtout des jeunes ; il y avait là des cheveux longs, des barbes, des pantalons très étroits, des jupes très courtes, des lèvres peintes, de hautes coiffures.

La conversation commença sur un ton léger ; ils n’étaient pas très sûrs d’eux-mêmes et ne savaient pas où l’entretien les conduirait. « Bien sûr, nous ne pouvons pas accepter l’ordre établi, dit l’un d’eux, mais nous en sommes prisonniers. Quels sont nos rapports avec la vieille génération et avec tout son univers ? »

La simple révolte n’est pas une réponse, n’est-ce pas ? La révolte est une réaction dont l’effet est de se conditionner elle-même à son tour. Chaque génération est conditionnée par celle qui la précède, et se contenter de se rebeller ne libère pas l’esprit qui a été assujetti. L’obéissance sous toutes ses formes est aussi une résistance, qui provoque des brutalités – agitations d’étudiants, émeutes dans des villes, guerres et tous les conflits lointains ou en vous-mêmes – mais aucune violence ne se résoudra en clarté.

« Mais comment devons-nous agir dans une société à laquelle nous appartenons ? »

Si vous agissez en réformateurs vous ne ferez que replâtrer la société, laquelle ne cesse de dégénérer, donc de soutenir un système qui a produit des guerres, des scissions, des morcellements. Le réformateur est, en vérité, un danger en ce qui concerne le changement fondamental de l’homme. Il vous faut être en dehors de toutes les communautés, de toutes les religions, et de la morale de la société, faute de quoi vous retomberez dans la vieille structure, peut-être quelque peu modifiée.

Et l’on n’est un étranger au monde que lorsqu’on cesse d’être envieux ou vicieux, lorsqu’on cesse de rendre un culte au succès ou à tout ce qui incite à le désirer. Être libre psychologiquement n’est possible que si vous vous comprenez vous-mêmes, puisque vous faites partie de votre milieu, de la structure sociale que vous avez construite – vous, c’est-à-dire les nombreux vous, les milliers d’années, et les nombreuses, nombreuses générations qui ont produit le présent. En intégrant votre humanité vous saurez quels sont vos rapports avec les générations qui se succèdent dans l’histoire.

« Mais comment peut-on se libérer du lourd conditionnement du catholicisme ? Il est si profondément enraciné en nous, si profondément enfoui dans l’inconscient. »

Que l’on soit catholique, musulman, hindou ou communiste, la propagande de cent, deux cents ou cinq mille années fait partie d’une structure verbale d’images, structure qui contribue à former nos consciences. Nous sommes conditionnés par ce que nous mangeons, par l’action des forces économiques, par la culture et la société où nous vivons. Nous sommes cette culture, nous sommes cette société. Se révolter contre elles c’est simplement se révolter contre soi-même. Et si vous vous révoltez contre vous-mêmes sans savoir ce que vous êtes, votre rébellion est entièrement perdue. Mais la conscience, sans condamnation, de ce que l’on est – une telle lucidité provoque une action totalement différente de celle du réformateur ou du révolutionnaire.

« Mais, Monsieur, notre inconscient est notre héritage racial collectif et d’après les analystes, il nous faut le comprendre. »

Je ne vois pas pourquoi vous donnez tant d’importance à l’inconscient. Il est aussi ordinaire et contrefait que le conscient et lui donner de l’importance ne peut que le renforcer. Lorsqu’on voit sa vraie valeur, il tombe comme une feuille d’automne. Nous pensons que certaines choses valent la peine d’être conservées et que d’autres peuvent être rejetées. Les guerres amènent, il est vrai, certaines améliorations périphériques mais la guerre elle-même est le plus grand des désastres pour l’homme. L’intellect ne résoudra en aucune façon nos problèmes humains. La pensée s’est efforcée en bien des façons de surmonter, de transcender notre détresse et notre angoisse. Elle a élaboré des églises, des sauveurs, des gourous ; elle a inventé les nationalités, et, dans les nations, elle a divisé les peuples en communautés et en classes qui se combattent. La pensée a séparé l’homme de l’homme et après avoir provoqué l’anarchie et de grandes afflictions, elle s’applique à inventer des structures pour les réunir. Quoi que fasse la pensée, elle ne peut qu’engendrer des dangers et de l’angoisse. Se dire Italien, Indien ou Américain est une insanité, et c’est l’œuvre de la pensée.

« Mais la réponse à cela, n’est-ce pas l’amour ? »

Vous revoilà parti ! Êtes-vous purifié de toute avidité, de toute ambition, ou ne faites-vous que vous servir du mot « amour » auquel la pensée a donné un sens ? Si elle lui a donné un sens, ce n’est pas l’amour. Le mot amour n’est pas l’amour, quelque sens que vous lui donniez. La pensée est le passé, la mémoire, l’expérience ; c’est un savoir d’où surgissent toutes les réponses aux provocations. Ces réponses – ces réactions – sont toujours inadéquates et aboutissent donc toujours à des conflits. Car la pensée est toujours vieille. Elle ne peut jamais devenir neuve. L’art moderne est un réflexe de la pensée, de l’intellect, et bien qu’il prétende être neuf, il est, en réalité vieux comme ces collines et moins beau. C’est toute la structure élaborée par la pensée – qu’on appelle l’amour, Dieu, la culture ou l’idéologie du polit-buro – qui doit être totalement rejetée, pour que naisse le neuf. Le neuf ne peut pas être façonné dans de vieux moules. En réalité vous avez peur de renier totalement votre ancien moule.

« Oui, Monsieur, nous avons peur, car si nous le rejetions, que nous resterait-il ? Avec quoi le remplacerions-nous ? »

Cette question provient de la pensée qui se sentant en danger, prend peur et veut être sûre de trouver de quoi remplacer ses anciens points d’appui. Ainsi, vous voilà repris dans cet enchevêtrement de la pensée qu’il vous faut rejeter en toute réalité – non verbalement ou intellectuellement – car alors, peut-être, trouveriez-vous le neuf : une nouvelle façon de vivre, de voir, d’agir. Nier est l’action la plus positive. Nier le faux sans connaître le vrai, nier l’apparence du vrai dans le faux et nier le faux en tant que faux, telle est l’action instantanée d’un esprit libéré de la pensée. Voir cette fleur avec l’image construite par la pensée, et la voir sans image, sont deux actes totalement différents. Le rapport entre l’observateur et la fleur est l’image que l’observateur a de ce qu’il observe ; il y a donc une grande distance entre les deux…

Mais lorsqu’il n’y a pas d’image, l’intervalle-temps disparaît.