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La méditation est un mouvement perpétuel. Vous ne pouvez jamais dire que vous êtes en train de méditer, et vous ne pouvez pas réserver un temps pour la méditation. Elle n’est pas à vos ordres. Sa bénédiction ne vous est pas octroyée du fait que votre vie est réglée par un système, une routine ou une morale. Elle ne vient que lorsque votre cœur est réellement ouvert. Non pas ouvert avec la clé de la pensée, ni mis en sécurité par l’intellect, mais lorsqu’il est ouvert comme un ciel sans nuages ; alors elle survient à votre insu, sans avoir été invitée. Mais vous ne pouvez jamais la surveiller, la conserver, lui rendre un culte. Si vous essayez de le faire, elle ne reviendra jamais plus ; quoi que vous fassiez, elle vous évitera. Ce n’est pas vous qui importez dans la méditation, vous n’y avez aucune place, sa beauté n’est pas en vous, mais en elle-même. Et à cela vous ne pouvez rien ajouter. Ne regardez pas par la fenêtre dans l’espoir de la capter à son insu, ne vous asseyez pas dans une chambre tamisée afin de l’attendre ; elle ne vient que lorsque vous n’êtes pas là du tout, et sa félicité n’a pas de continuité.

 

 

Les montagnes dévalaient vers la mer bleue, qui s’étendait à l’infini. Les collines étaient presque nues, brûlées par le soleil, on n’y voyait que quelques buissons, et dans leurs replis, des arbres que le soleil ou des feux avaient brûlés, mais qui étaient encore là cependant, florissants et très tranquilles. Il y en avait un, en particulier, un vieux chêne énorme qui semblait dominer toutes les collines environnantes. Et au sommet d’une autre colline, il y avait un arbre mort, calciné par un incendie ; il était là, debout, nu, gris, sans une feuille. Lorsque vous regardiez ces montagnes, leur beauté, et leur silhouette sur le ciel bleu, cet arbre tout seul semblait occuper le ciel. Il avait beaucoup de branches, toutes mortes, et il n’aurait jamais plus de printemps. Pourtant, il était intensément vivant, plein de grâce et de beauté ; vous aviez le sentiment d’en faire partie, d’être seul, sans aucun appui, en dehors du temps. C’était comme s’il s’était mis là pour toujours, tout comme le grand chêne dans la vallée. L’un était vivant, l’autre mort, et l’un et l’autre étaient tout ce qui importait parmi ces collines, qui, brûlées, calcinées par le soleil, attendaient les pluies d’hiver. Vous voyiez la vie entière, y compris la vôtre en ces deux arbres, l’un vivant, l’autre mort. Et l’amour était entre les deux, abrité, invisible, ne demandant rien.

Sous la maison vivait une mère avec ses quatre petits. Le jour de notre arrivée ils étaient sur la véranda : la mère raton avec ses quatre bébés. Ils se montrèrent tout de suite amicaux – avec leurs yeux noirs, aigus, et leurs pattes veloutées – demandant à être nourris, malgré leur apparente nervosité. La mère se tenait à l’écart. Le soir suivant ils furent là de nouveau, prenant des aliments de vos mains, et vous sentiez la douceur de leurs pattes ; ils étaient disposés à s’apprivoiser, à se laisser caresser. Et vous vous émerveilliez de leur beauté et de leurs mouvements. Au bout de quelques jours ils étaient partout, et vous sentiez l’immensité de la vie qui était en eux.

 

 

C’était une ravissante journée claire, chaque arbre et chaque buisson se détachaient sur le soleil brillant. L’homme était monté de la vallée jusqu’au haut de la colline où se trouvait la maison. Plus bas, on voyait un ravin et au-delà, toute une rangée de montagnes. Il y avait quelques pins près de la maison, et de hauts bambous. C’était un jeune homme plein d’espoir et la brutalité de la civilisation ne l’avait pas encore atteint. Ce qu’il voulait c’était s’asseoir tranquillement, être silencieux, se laisser conduire vers le silence, non seulement par les collines, mais aussi par l’état de calme réflexion où le mettait sa nécessité intérieure.

« Quel est mon rôle dans le monde ? Quels sont mes rapports avec tout l’ordre existant ? Quel est le sens de ce perpétuel conflit ? J’aime une femme, je couche avec elle. Et pourtant cela n’est pas une fin. Tout cela m’apparaît comme un rêve lointain, qui disparaît et qui revient, palpitant un instant, vide de sens l’instant qui suit. J’ai observé certains de mes amis qui se droguaient. Ils sont devenus stupides, ils se sont abêtis. Peut-être que, moi aussi, même sans drogue, je serai abêti par la routine de ma vie et la souffrance de ma solitude. Je ne compte pour rien, au milieu de tant de millions de personnes. Je prendrai le chemin que les autres ont pris et ne trouverai jamais le joyau incorruptible que nul ne peut vous voler, que rien ne peut ternir. J’ai donc pensé monter jusqu’ici pour parler avec vous, si vous en avez le temps. Je ne vous demande pas de répondre à mes questions. Je suis troublé : bien qu’encore très jeune, je suis découragé. Je vois la vieille génération autour de moi, elle n’a plus d’espoir, elle est amère, cruelle, hypocrite, arrangeante et prudente. Ils n’ont rien à donner, et curieusement je ne désire rien obtenir d’eux. Je ne sais pas ce que je veux, mais je sais qu’il faut que je vive d’une vie riche, pleine de sens. Je ne veux certainement pas trouver un emploi dans un bureau et devenir un personnage dans cette existence informe et dénuée de sens. Il m’arrive de m’exalter en considérant la solitude et la beauté des lointaines étoiles. »

Nous demeurâmes assis quelque temps en silence, le pin et le bambou remuaient sous la brise.

Dans leur vol, l’hirondelle et l’aigle ne laissent pas de traces ; l’homme de science laisse une trace, ainsi que tous les spécialistes. Vous pouvez les suivre pas à pas et ajouter quelques pas à ce qu’ils ont trouvé et accumulé ; et vous pouvez savoir plus ou moins où mène cette accumulation. Mais la vérité n’est pas ainsi ; c’est réellement une terre qui n’a pas de chemins ; elle peut se trouver au prochain tournant de la route ou à des milliers de lieues. Il vous faut continuer à marcher, et vous la trouverez à vos côtés. Mais si vous vous arrêtez et que vous tracez un chemin pour que quelqu’un le suive ou si vous élaborez le programme de l’existence que vous comptez mener, elle ne viendra jamais à vous.

« Est-ce de la poésie, ou parlez-vous d’une réalité ? »

Qu’en pensez-vous ? Pour vous, tout doit être mis en des catégories pratiques, en vue de construire quelque chose que vous puissiez adorer. Vous pouvez apporter un bâton chez vous, le mettre sur une étagère, placer tous les jours une fleur devant lui : au bout de quelques jours le bâton assumera une signification profonde. L’esprit peut accorder un sens à n’importe quoi ; mais ce sens n’a pas de contenu. Lorsqu’on demande quel est le sens de la vie, c’est comme adorer ce bâton. Ce qu’il y a de terrible c’est que l’esprit est toujours en train d’inventer de nouvelles raisons d’agir, de nouvelles explications, de nouvelles jouissances, et qu’il les détruit toujours. Il n’est jamais tranquille. Un esprit riche dans sa tranquillité ne projette rien au-delà de ce qui est. On doit être à la fois l’aigle et l’homme de science, tout en sachant qu’ils ne peuvent jamais se rencontrer. Cela ne veut pas dire qu’ils soient deux entités séparées. Les deux sont nécessaires. Mais lorsque le savant veut devenir l’aigle et lorsque l’aigle laisse une trace de ses pas, il y a de la détresse dans le monde.

Vous êtes très jeune. Ne perdez jamais votre innocence et la vulnéralité qu’elle comporte. C’est le seul trésor que l’homme puisse posséder, et qu’il doive posséder.

« Cette vulnérabilité est-elle le principe et la fin de l’existence ? Est-elle le seul joyau inappréciable que l’on puisse découvrir ? »

Vous ne pouvez pas être vulnérable sans innocence et bien que l’on puisse avoir des milliers d’expériences, des milliers de sourires et de larmes, si l’on ne meurt pas à tout ce qu’on a vécu, comment l’esprit peut-il être innocent ? Ce n’est que l’esprit innocent – en dépit de ses milliers d’expériences – qui peut voir ce qu’est la vérité. Et ce n’est que la vérité qui puisse rendre l’esprit vulnérable – c’est-à-dire libre.

« Vous dites que l’on ne peut pas voir la vérité sans être innocent et qu’on ne peut pas être innocent si l’on ne voit pas la vérité. Cela n’est-il pas un cercle vicieux ? »

L’innocence ne peut être que dans la mort du passé. Mais nous ne mourons jamais à hier. Nous avons toujours un résidu, un lambeau d’hier qui nous reste accroché et c’est cela qui rive l’esprit au temps. Le temps est donc l’ennemi de l’innocence. On doit mourir tous les jours à tout ce que l’esprit a capturé et à quoi il s’accroche, sans quoi il n’y a pas de liberté. C’est dans la liberté qu’on est vulnérable. Il ne s’agit pas de deux choses qui se produisent l’une après l’autre – c’est un seul mouvement, qui à la fois vient et va. C’est en vérité la plénitude du cœur qui est innocente.