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La méditation n’est jamais une prière. Les prières, les supplications, sont dictées par la commisération que l’on a pour soi-même. On prie lorsqu’on est en difficulté, lorsqu’on souffre. Mais lorsqu’on est heureux, joyeux, on ne supplie pas. Cette compassion envers soi-même, si profondément enfouie dans l’homme est la racine de son isolement. Se séparer des autres, ou se penser isolé, aller perpétuellement à la recherche d’une identification avec une totalité, c’est amplifier la division et la douleur. Du fond de cette confusion, on invoque le ciel, ou un conjoint, ou une divinité inventée. Cet appel peut attirer une réponse, mais cette réponse est l’écho, dans sa solitude, de la compassion que l’on a pour soi-même.

La répétition de mots, de prières, vous met dans un état d’auto-hypnose, vous enferme en vous-même, vous détruit. L’isolement de la pensée est toujours dans le champ du connu, et la réponse à la prière est la réponse du connu.

La méditation est fort éloignée de tout cela. La pensée ne peut pas pénétrer dans son champ qui ne comporte pas de séparation, donc pas d’identité. La méditation est à ciel ouvert, les secrets n’y ont aucune place. Tout y est exposé, tout y est clair ; alors la beauté de l’amour est.

 

 

C’était le début d’une matinée de printemps, avec quelques nuages floconneux, venant de l’ouest, qui se déplaçaient doucement dans le ciel bleu. Un coq commença à chanter, et il était étrange de l’entendre dans une ville populeuse. Il commençait tôt et pendant près de deux heures persistait à annoncer l’arrivée du jour. Les arbres étaient encore dénudés, mais quelques feuilles, fines et délicates, se détachaient sur le clair ciel matinal.

Si vous vous teniez très tranquille, sans une seule pensée dans votre esprit, vous pouviez tout juste entendre le son grave d’une cloche de cathédrale. Cette cloche devait être très lointaine et dans les courts silences du chant du coq vous pouviez entendre ses ondes sonores venir vers vous et s’en aller au-delà de vous ; vous les chevauchiez presque, vous alliez au loin, vous disparaissiez dans les immensités. Le chant du coq et la sonorité profonde de la cloche lointaine avaient sur vous un effet étrange. Les bruits de la ville n’avaient pas encore commencé. Il n’y avait rien pour interrompre cette clarté sonore. Ce n’était pas avec les oreilles que vous l’entendiez, mais avec le cœur ; ce n’était pas avec une pensée qui connaissait « la cloche » et « le coq » : c’était un son pur. Il provenait du silence et votre cœur le saisissait et allait avec lui d’éternité en éternité. Ce n’était pas un son organisé comme l’est une musique ; ce n’était pas le son d’un silence entre deux notes ; ce n’était pas le son que l’on entend lorsqu’on a cessé de parler. Ces sons-là sont enregistrés par l’esprit ou par l’oreille. Ce qu’on entend avec le cœur remplit le monde et alors les yeux voient clairement.

 

 

C’était une dame très jeune, d’aspect soigné, aux cheveux coupés courts et on la sentait fort capable de prendre les choses en main. D’après ce qu’elle disait elle n’avait aucune illusion sur elle-même. Elle avait des enfants et une vue assez sérieuse de l’existence. Peut-être y avait-il en elle un peu du romantisme de la jeunesse, mais pour elle l’Orient avait perdu (et c’était tant mieux) son auréole de mysticisme. Elle parlait simplement et sans hésitation.

« Je crois m’être suicidée il y a bien longtemps, lorsqu’un certain événement s’est produit dans ma vie ; ma vie a cessé avec cet événement. Bien sûr, j’ai continué à me comporter comme par le passé auprès de mes enfants et en tout ce qui concerne la vie quotidienne. Mais j’ai cessé de vivre. »

Ne pensez-vous pas que la plupart des personnes, le sachant ou ne le sachant pas, se suicident constamment ? La forme extrême de cet acte consiste à se jeter par la fenêtre. Mais il débute probablement, avec la première résistance et la première frustration. Nous construisons un mur autour de nous, derrière lequel nous menons notre vie isolée, bien que nous puissions avoir des maris, des femmes, des enfants. Cette vie en réclusion est une vie de suicide, et c’est en cela que consiste la morale des religions et des sociétés. Les actes qui séparent sont une chaîne continue qui conduit aux guerres et à la destruction de l’individu. La ségrégation est un suicide, aussi bien dans le cas d’un individu, que dans celui d’une communauté ou d’une nation. Chacun, dans sa vie, veut affirmer sa propre identité, son activité égocentrique ou un morne conformisme qui s’enferme en lui-même. Mais se laisser conduire par une croyance et par des dogmes est un acte de suicide. Avant l’événement que vous évoquez, vous aviez tout misé sur « l’unique » contre ce qui n’était pas lui : votre vie et ce qui l’animait intérieurement. Mais lorsque l’unique est mort ou que le dieu a été détruit, votre vie s’en est allée avec lui et il ne vous est resté aucune raison de vivre. Vous pouvez, si vous êtes très habile, inventer une explication de l’existence – ce que les experts ont toujours fait – mais vous vouer à cette explication serait encore vous suicider. Tout engagement qui limite la liberté d’action est une destruction de soi-même, que ce soit au nom de Dieu, au nom du socialisme ou au nom de tout autre chose.

Vous, Madame – et ceci n’est pas dit par cruauté –, avez cessé d’exister parce que vous n’avez pas pu obtenir ce que vous désiriez ; ou parce que cela vous a été retiré ; ou parce que vous vouliez passer par une certaine porte bien définie, qui était verrouillée. De même que vous vous enfermez en vous-même par la douleur et le plaisir, une acceptation ou un refus obstiné engendrent leurs propres ténèbres qui vous isolent. Nous ne vivons pas, nous ne faisons que nous suicider. Vivre commence lorsque l’acte du suicide n’est plus commis.

« Je comprends ce que vous voulez dire et je vois ce que j’ai fait. Mais, maintenant, qu’y puis-je ? Comment revenir de ces longues années de mort ? »

Vous ne pouvez pas revenir. Si vous reveniez, vous reviendriez à l’ancien conformisme et la douleur vous poursuivrait à la façon dont un nuage est poussé par le vent. La seule chose que vous puissiez faire c’est voir que mener sa propre vie en solitude, en secret, et désirer une continuité de plaisir – c’est inviter cette mort qu’est l’isolement. En l’isolement il n’y a pas d’amour. L’amour n’a pas d’identité. Le plaisir, et sa recherche construisent les murs qui vous enferment et vous séparent de tout ce qui n’est pas vous-même. Lorsqu’aucun engagement ne limite plus votre liberté, la mort n’est plus. La connaissance de soi est la porte ouverte.