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Ce matin-là le fleuve était d’argent bruni, car le temps était nuageux et froid. Les feuilles étaient couvertes de poussière, dont une fine couche se répandait partout – dans la chambre, sur la véranda, sur la chaise. Il commençait à faire plus froid, la neige devait être tombée abondamment dans les Himalayas ; on pouvait sentir le vent pénétrant venu du nord, même les oiseaux en étaient conscients. Mais le fleuve, ce matin-là, avait un étrange mouvement propre ; il n’était pas agité par le vent, il avait l’air d’être presque immobile et de posséder la qualité intemporelle qu’ont toutes les eaux. Comme il était beau ! Il n’est pas étonnant qu’on en ait fait un fleuve sacré. Vous pouviez vous asseoir là, sur la véranda et l’observer sans fin, d’une façon méditative. Ce n’était pas un rêve éveillé, vos pensées n’allaient dans aucune direction – elles étaient simplement absentes.

Comme vous observiez la lumière sur le fleuve, vous vous y perdiez en quelque sorte et alors que vous fermiez les yeux, il y avait une pénétration dans un vide que comblait une bénédiction. C’était cela, la félicité.

 

 

Il revint un autre matin, accompagné d’un jeune homme. C’était le moine qui avait parlé de discipline, de livres sacrés et de l’autorité de la religion. Son visage était fraîchement lavé, ainsi que ses vêtements.

Le jeune homme paraissait assez nerveux. Il était venu avec le moine, qui était probablement son gourou, et attendait que celui-ci se mette à parler. Il regardait le fleuve, mais ses pensées étaient ailleurs. Le sannyasi dit :

« Je suis revenu, mais cette fois pour parler de l’amour et de la sensualité. Nous, qui avons fait vœu de chasteté, avons nos problèmes à ce sujet. Le vœu n’est qu’un moyen de résister à nos désirs incontrôlés. Je suis un vieillard maintenant, et ces désirs ne me consument plus. Avant de prononcer mes vœux j’étais marié. Ma femme mourut, j’ai quitté la maison et j’ai passé par une période de torture, de désirs physiques intolérables ; je les ai combattus nuit et jour. Ce fut une époque très difficile, de solitude, de frustration, de névrose, où j’ai craint de perdre la raison. Même maintenant je n’ose pas trop y penser. Et ce jeune homme est venu avec moi, car je pense qu’il est en proie aux mêmes problèmes. Il veut abandonner le monde et faire vœu de pauvreté et de chasteté, ainsi que je l’ai fait. Je lui en ai parlé ces quelques dernières semaines et j’ai pensé que cela vaudrait la peine de discuter avec vous de ces problèmes : le problème sexuel et celui de l’amour. Vous voulez bien, j’espère, que nous en parlions très franchement. »

Si nous nous proposons d’examiner cette question, il faut d’abord, si je puis le suggérer, éviter de l’aborder à partir d’une position prise, d’une attitude, ou d’un principe, car cela empêcherait l’exploration. Si vous êtes contre les rapports sexuels, ou si vous maintenez qu’ils sont nécessaires à la vie, qu’ils en font partie, ces préalables, ou toute autre idée préconçue, feraient obstacle à une perception réelle. Nous devrions écarter toute opinion pour être libres de voir, d’examiner nos problèmes.

Quelques gouttes de pluie tombaient maintenant, et les oiseaux étaient devenus silencieux, car il allait pleuvoir abondamment et les feuilles seraient de nouveau fraîches et vertes, pleines de lumière et de couleur. Il y avait une odeur de pluie, et l’étrange calme qui se produit avant qu’un orage éclate sur des terres.

Ainsi, nous avons deux problèmes : l’amour et le sexe. L’un est une idée abstraite, l’autre un intense appel biologique, un fait quotidien, actuel, qu’on ne peut pas nier. Voyons d’abord ce qu’est l’amour, non en tant qu’idée abstraite, mais en réalité. Qu’est-ce que c’est ? N’est-ce qu’une jouissance sensuelle, cultivée par la pensée d’un plaisir, par le souvenir d’une expérience agréable, ou de délices sexuels ? Est-ce la beauté d’un coucher de soleil, ou la feuille délicate que l’on touche et qu’on voit, ou le parfum d’une fleur que l’on hume ? L’amour est-il plaisir ou désir ? Ou n’est-il rien de tout cela ? L’amour peut-il être classé sacré ou profane ? Ou est-ce quelque chose d’indivisible, une totalité qui ne peut être fragmentée par la pensée ? Existe-t-il sans objet ? Ou ne se produit-il seulement qu’à cause de l’objet ? Est-ce parce que vous voyez le visage d’une femme que l’amour surgit en vous – l’amour étant sensation, désir, plaisir, auxquels on donne une continuité ? Ou l’amour est-il un état, en vous, qui répond à la beauté par la tendresse ? L’amour est-il cultivé par la pensée, de sorte que son objet assume de l’importance, ou est-il sans relation aucune avec la pensée, et par conséquent indépendant et libre ? Si l’on ne comprend pas ce mot et la signification qu’il entraîne, on se torture, et les besoins sexuels vous réduisent à une névrose ou à un esclavage.

L’amour ne peut pas être fragmenté par la pensée. Lorsque la pensée le livre en morceaux, dénommés amour impersonnel, personnel, sensuel, spirituel, amour pour mon pays, pour votre pays, pour mon désir, pour le vôtre, il n’y a plus d’amour, c’est quelque chose de tout à fait différent. C’est le produit de certains souvenirs, de certaines propagandes, d’habitudes commodes, etc.

 

 

Le désir est-il un produit de la pensée ? L’érotisme, le plaisir, les délices, les rapports intimes, la tendresse qui l’accompagnent, sont-ils des souvenirs renforcés par la pensée ? Dans l’acte sexuel il y a un oubli de soi, un abandon de soi-même, un sentiment que la peur, l’angoisse, les soucis de la vie n’existent pas. Vous souvenant de cet état de tendresse et d’oubli, et désirant sa répétition, vous le ruminez, pour ainsi dire, jusqu’à l’occasion suivante. Est-ce de la tendresse, ou n’est-ce que le souvenir de ce qui n’est plus là, et que vous espérez capturer par une répétition ? La répétition d’une chose même très agréable, n’est-elle pas un processus destructif ?

Le jeune homme, soudain, retrouva sa langue. « Le désir sexuel est un besoin biologique, ainsi que vous l’avez dit vous-même, et si ce besoin est destructif, alors manger ne l’est-il pas aussi, puisque manger est aussi un besoin biologique ? »

Si l’on mange lorsqu’on a faim, c’est une chose. Si l’on a faim et que la pensée dit : « Je dois goûter à tel et tel mets », alors c’est de la pensée, et c’est une répétition destructrice.

« En ce qui concerne le sexe, comment peut-on savoir ce qui est un besoin biologique tel que la faim, et ce qui est un besoin psychologique, tel que la gourmandise ? » demanda le jeune homme.

Pourquoi distinguez-vous le besoin biologique de l’exigence psychologique ? Et il y a encore une autre question, une question tout à fait différente – pourquoi faites-vous une distinction entre la sexualité et voir la beauté d’une montagne ou la grâce d’une fleur ? Pourquoi donnez-vous une énorme importance à l’un et négligez-vous totalement l’autre ?

« Si la sexualité est tout autre chose que l’amour, ainsi que vous avez l’air de le dire, y a-t-il une nécessité à intervenir dans cette affaire ? » demanda le jeune homme.

Nous n’avons jamais dit que la sexualité et l’amour sont deux choses séparées. Nous avons dit que l’amour est un tout, à ne pas mettre en pièces, et que la pensée, de par sa nature-même, est fragmentaire. Lorsque la pensée domine, il est évident qu’il n’y a pas d’amour. L’homme, en général, connaît – et peut-être ne connaît que – le désir sexuel pensé, qui consiste à ruminer le plaisir et sa répétition. Nous devons donc demander : existe-t-il une autre sorte de besoin sexuel, qui ne relève ni de la pensée, ni du désir ?

Le sannyasi avait écouté tout ce qui précède avec une tranquille attention. Maintenant il parla :

« J’ai résisté à la sexualité, j’ai prononcé un vœu contre elle parce que, par tradition, par ma raison, j’ai vu qu’on doit avoir de l’énergie pour se dédier à une vie religieuse. Mais je comprends maintenant que cette résistance a absorbé une grande part de mon énergie. J’ai passé plus de temps à résister, et j’y ai gâché plus de force, que je n’en ai jamais dépensé pour le sexe lui-même. Donc ce que vous avez dit – qu’un conflit, quel qu’il soit, est une perte d’énergie – je le comprends maintenant. Les conflits et les luttes sont bien plus traumatisants que la vision d’un visage de femme, ou peut-être, que l’activité sexuelle elle-même. »

Existe-t-il un amour sans désir, sans plaisir ? Existe-t-il une activité sexuelle sans désir, sans plaisir ? Existe-t-il un amour total, sans l’intrusion de la pensée ? L’appel du sexe appartient-il au passé ou est-ce une chose toujours neuve ? La pensée est vieille, évidemment, de sorte que nous opposons toujours ce qui est vieux à ce qui est neuf. Nous posons des questions sur la base de ce qui est vieux, et nous voulons des réponses en ces mêmes termes. Ainsi, lorsque nous demandons : Peut-il y avoir une activité sexuelle sans mettre en œuvre et en action tout le mécanisme de la pensée, est-ce que cela ne veut pas dire que nous ne sommes pas sortis de ce qui est vieux ? Nous sommes si conditionnés de cette façon que nous ne trouvons pas notre chemin dans ce qui est neuf. Nous avons dit que l’amour est un tout, et toujours neuf – neuf, non pas en opposition à ce qui est vieux, car cela encore serait du vieux. Toute assertion concernant le sexe sans désir est totalement dénuée de valeur, mais si vous avez compris en quoi consiste la pensée, peut-être parviendrez-vous à voir ce que cela veut dire. Si, toutefois, vous exigez votre plaisir à n’importe quel prix, l’amour n’existera pas.

Le jeune homme dit : « Le besoin biologique dont vous avez parlé est précisément une telle exigence, car bien qu’il soit sans doute différent de la pensée, il engendre la pensée. »

« Peut-être puis-je répondre à mon jeune ami, dit le sannyasi, car j’ai passé par tout cela. Je me suis entraîné pendant des années à ne pas regarder une femme. J’ai brutalement dominé mes exigences biologiques. La pulsion biologique n’engendre pas la pensée ; la pensée la capte, la pensée l’utilise, la pensée Forme des images, des tableaux au moyen de cette pulsion, et alors celle-ci devient l’esclave de la pensée. C’est la pensée qui, la plupart du temps, provoque la pulsion. Ainsi que je l’ai dit, je commence à voir la nature extraordinaire de nos illusions et de notre malhonnêteté. Il y a beaucoup d’hypocrisie en nous. Nous ne pouvons jamais voir les choses telles qu’elles sont, mais nous avons besoin de créer des illusions à leur sujet. Ce que vous êtes en train de nous dire, Monsieur, c’est de tout regarder avec des yeux clairs, sans les souvenirs du passé : vous l’avez répété si souvent dans vos discours. Alors la vie n’est plus un problème. À mon âge avancé, je commence à peine à m’en rendre compte. »

Le jeune homme n’avait pas l’air pleinement satisfait. Il voulait que la vie soit selon sa propre conception, selon la formule qu’il avait soigneusement élaborée.

Voilà pourquoi il est si important de se connaître directement, non selon une quelconque formule ou selon un gourou. Cette lucidité constante sans option met fin à toutes les illusions et à toutes les hypocrisies.

Maintenant il pleuvait à torrents, l’air était immobile, et il n’y avait que le bruit de la pluie sur le toit et sur les feuilles.