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Méditer c’est transcender le temps. Le temps est la distance que parcourt la pensée dans ses élaborations. Ce parcours s’effectue toujours le long d’un chemin ancien muni de nouveaux revêtements, de nouveaux sites, mais c’est toujours le même, qui ne mène nulle part, si ce n’est à la douleur et à l’adversité.

Ce n’est que lorsque l’esprit transcende le temps que la vérité cesse d’être une abstraction. Alors la félicité n’est pas une idée basée sur la notion de plaisir, mais un fait réel qui n’est pas verbal.

Vider l’esprit de tout ce qui se rapporte au temps c’est y introduire le silence de la vérité. Voir qu’il en est ainsi, c’est faire que cela soit. Il n’y a donc là aucune division entre voir et faire. C’est dans l’intervalle entre voir et faire que naissent les conflits, les misères, les confusions. Ce qui n’est pas dans le temps est l’éternité.

 

 

Sur chaque table il y avait des jonquilles jeunes, fraîches, que l’on venait de cueillir dans le jardin, et qui avaient encore tout l’éclat du printemps. Sur une table placée de côté il y avait des lys blanc crème avec leurs centres jaune brillant. Voir ce blanc crème et le jaune éclatant des nombreuses jonquilles c’était voir le ciel bleu, toujours en expansion, illimité, silencieux.

Presque toutes les tables étaient occupées par des personnes qui parlaient très fort et qui riaient. À une table voisine une femme nourrissait subrepticement son chien avec la viande qu’elle ne pouvait manger. Ils semblaient tous avoir des portions énormes et voir les gens manger n’était pas un spectacle plaisant ; manger publiquement est peut-être une coutume barbare. Un homme, de l’autre côté de la salle, s’était gorgé de vin et de viande et était en train d’allumer un gros cigare ; un air de béatitude apparut sur son visage gras. Sa femme, également grasse, alluma une cigarette. Ils paraissaient tous deux perdus au monde.

Et elles étaient là, les jonquilles jaunes, et personne n’avait l’air d’y prêter attention. Elles étaient là dans un but décoratif et n’avaient absolument aucune signification ; mais comme vous les observiez, leur éclat jaune remplissait la salle bruyante. La couleur a ce curieux effet sur l’œil. Ce n’était pas tant le fait que l’œil absorbait la couleur ; elle semblait remplir votre être. Vous étiez cette couleur ; vous ne la deveniez pas – vous en faisiez partie, sans identification, sans un nom : dans un anonymat qui est innocence. Ce qui n’est pas anonyme engendre la violence, sous toutes ses formes.

Mais vous oubliiez le monde, la salle remplie de fumée, la cruauté de l’homme, et la vilaine viande rouge ; ces gracieuses jonquilles semblaient vous transporter au-delà du temps.

Tel est l’amour. En lui il n’y a pas de temps, d’espace ou d’identité. C’est l’identité qui engendre le plaisir et la douleur ; c’est l’identité qui apporte la haine et la guerre et qui construit des murs autour des gens, autour de chacun, de chaque famille, de chaque communauté. L’homme tend la main à l’homme au-dessus du mur, mais lui aussi est encerclé ; la moralité qui les relie l’un à l’autre est un mot qui devient laid et vain.

L’amour n’est pas ainsi. Il est comme ce bois que traverse le chemin, qui se renouvelle toujours parce qu’il meurt toujours. Il n’y a pas en lui la permanence que recherche la pensée ; c’est un mouvement que la pensée ne peut jamais comprendre, toucher ou sentir.

Ce que la pensée fait éprouver et ce que fait éprouver l’amour sont deux choses différentes ; la pensée mène à la servitude, l’amour à la floraison de la rectitude. Cette floraison n’est dans le champ d’aucune société, d’aucune civilisation, d’aucune religion, tandis que la servitude est le fait de toutes les sociétés, de toutes les croyances religieuses et de la foi en autrui. L’amour est anonyme, donc non violent. Le plaisir est violent, car le désir et la volonté sont en lui des facteurs mouvants. L’amour ne peut pas être engendré par la pensée ou par de bonnes œuvres. Le déni de tout le processus de la pensée devient la beauté de l’action, qui est amour. Sans ce déni, la félicité de la vérité est absente.

Et là-bas, sur cette table, étaient les jonquilles.