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C’était un vieux moine, révéré par des milliers de personnes. Il avait bien entretenu son corps, sa tête était rasée et il portait la robe habituelle, couleur safran, des sannyasis. Il était muni d’un gros bâton qui avait vu de nombreuses saisons et portait des chaussures de plage assez usées. Nous nous assîmes sur un banc placé sur une hauteur ayant vue sur le fleuve. Le pont du chemin de fer était à notre droite, et le fleuve, en bas, à gauche, serpentait en une large courbe. L’autre rive, ce matin-là, était lourde de brume et l’on pouvait tout juste voir le sommet des arbres. C’était comme s’ils flottaient sur un élargissement du fleuve. Il n’y avait pas un souffle et les hirondelles volaient bas, tout près du bord de l’eau. Ce fleuve était ancien et sacré et des gens venaient de très loin pour mourir sur ses berges et pour y être brûlés. Il était l’objet d’un culte, on l’exaltait dans des chants car il était très saint. Toutes sortes d’immondices étaient déversées en lui ; les gens s’y baignaient, buvaient de son eau, y lavaient leurs vêtements ; on voyait sur les berges des gens en état de méditation, les yeux clos, assis très raides et immobiles. C’était un fleuve qui dispensait abondamment, mais l’homme le polluait. À la saison des pluies, il avait une crue de près de dix mètres, qui emportait toute la saleté et qui couvrait la terre d’un limon fertile grâce auquel les paysans sur ses bords parvenaient à s’alimenter. Ce fleuve dévalait en grandes courbes et l’on voyait parfois flotter à la dérive des arbres entiers, déracinés par le fort courant. On voyait aussi des animaux morts sur lesquels étaient juchés des vautours et des corneilles qui se querellaient et, à l’occasion, un bras ou une jambe, ou même le cadavre entier d’un être humain.

Ce matin-là, un charme émanait du fleuve, il n’avait pas une ride. L’autre rive semblait très lointaine. Le soleil était levé depuis plusieurs heures, le brouillard ne s’était pas encore dissipé et le fleuve, tel un être mystérieux, poursuivait son cours. Le moine le connaissait intimement ; il avait passé de nombreuses années sur ses bords, entouré de ses disciples, et tenait pour acquis que ce fleuve serait toujours là, que tant que des hommes vivraient il vivrait aussi. Il s’était habitué à lui, et c’était grand dommage. Il le regardait maintenant avec des yeux qui l’avaient vu des milliers de fois. On s’habitue à la beauté et à la laideur, et la fraîcheur du jour n’est plus là.

« Pourquoi, dit-il d’une voix assez autoritaire, êtes-vous contre la morale, et contre nos très saintes Écritures ?

« Peut-être avez-vous été gâté par l’Occident où la liberté est licencieuse et où, à quelques exceptions près, on ignore ce qu’est la vraie discipline. Il apparaît avec évidence que vous n’avez lu aucun de nos livres sacrés. J’étais ici l’autre matin, lorsque vous parliez, et j’ai été stupéfait par ce que vous disiez au sujet des dieux, des prêtres, des saints et des gourous. Comment l’homme pourrait-il vivre sans eux ? S’il le faisait, il deviendrait matérialiste, mondain, totalement brutal. Vous semblez dénier toute la connaissance qui pour nous est sacrée. Pourquoi ? Je sais que vous êtes sérieux. Nous vous suivons de loin depuis de nombreuses années. Nous vous avons observé comme on observe un frère. Nous pensions que vous étiez des nôtres. Mais puisque vous avez renié tout ce à quoi nous tenons, vous êtes devenu un étranger pour nous et il est grand dommage que nous soyons maintenant dans des voies différentes. »

Qu’est-ce qui est sacré ? Est-ce l’image dans le temple, le symbole, le mot ? Où réside le sacré ? En cet arbre ou en cette paysanne qui porte un lourd fardeau ? Vous introduisez le sacré, n’est-ce pas, dans ce que vous considérez saint, valable, essentiel ? Mais de quelle valeur est l’image confectionnée par la main ou par l’esprit ? Cette femme, cet arbre, cet oiseau, les choses vivantes, semblent n’avoir pour vous qu’une importance passagère. Vous divisez la vie en ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas, en ce qui est immoral et ce qui est moral. Cette division engendre des malheurs et de la violence. Tout est sacré ou rien n’est sacré. Ce que vous dites, vos mots, vos pensées, vos chants sont-ils sérieux, ou sont-ils faits pour séduire les esprits dans une sorte d’enchantement, qui deviendrait une illusion, ce qui ne serait pas du tout sérieux ? Le sacré existe, bien sûr, mais il n’est pas dans le mot, dans la statue, dans l’image que la pensée a voulu construire.

Il parut quelque peu intrigué, ne sachant pas où tout cela pouvait le mener, alors il interrompit : « Nous ne sommes pas en train de discuter sur ce qui est ou n’est pas sacré, mais nous voudrions plutôt savoir pourquoi vous critiquez la discipline. »

La discipline, telle qu’elle est comprise généralement, consiste à se conformer à de stupides convictions politiques, sociales ou religieuses. Ce conformisme implique, n’est-ce pas, une imitation, un refoulement, ou une méthode spéciale pour transcender l’état où l’on se trouve. Cette discipline comporte évidemment une lutte continuelle, un conflit qui altère la qualité de l’esprit. On se conforme à cause d’une promesse ou de l’espoir d’une récompense. On se discipline en vue d’obtenir quelque chose. Dans l’espoir d’un résultat, on obéit, on se soumet, et le modèle – communiste, religieux, ou personnel – devient autorité. Il n’y a là absolument aucune liberté. Se discipliner doit signifier apprendre et pour apprendre on doit rejeter toute autorité et toute obéissance. Voir tout cela n’est pas un processus analytique. Voir les conséquences de ce que contient toute la structure de la discipline est une discipline en soi, qui consiste à apprendre tout ce qu’il y a à apprendre au sujet de cette structure. Et il ne s’agit pas d’accumuler des informations mais de voir d’une façon immédiate cette structure et sa nature. Telle est la vraie discipline, vraie parce qu’elle consiste à apprendre, non à se conformer. Pour apprendre on doit être libre.

« Est-ce que cela veut dire, demanda-t-il, que l’on doit faire exactement ce qu’on a envie de faire ? Que l’on fait fi de l’autorité de l’État ? »

Bien sûr que non, Monsieur. Il faut évidemment accepter la loi de l’État ou de l’agent de police, tant que cette loi est en vigueur. On doit conduire d’un certain côté de la route, non en zigzag, car il y aussi d’autres voitures, et l’on doit se conformer au code de la route. Si l’on agissait selon sa propre fantaisie – ce que nous faisons en cachette de toute façon – il y aurait un chaos complet ; et c’est d’ailleurs ce qui se produit. L’homme d’affaires, le politicien et presque chaque être humain poursuit, sous le couvert de la respectabilité ses désirs secrets et ses appétits, et cela provoque un chaos dans le monde. Nous voulons camoufler cet état de choses avec des lois, des sanctions, etc. Cela n’est pas la liberté. À travers le monde, des gens lisent des livres sacrés, modernes ou anciens. Ils en répètent des passages, les mettent dans des chants, les citent indéfiniment, mais en leur cœur ils sont violents, avides et cherchent à exercer leur pouvoir. Ces livres soi-disant sacrés ont-ils une quelconque importance ? Ils n’ont aucun sens réel. Ce qui agit dans le monde c’est le total égoïsme de l’homme, sa perpétuelle violence, sa haine, son inimitié – non les livres, les temples, les églises, les mosquées.

Sous sa robe, le moine est effrayé. Il a ses propres appétits, il brûle de désirs, et sa robe n’est qu’une fuite.

En vue de transcender cette indicible souffrance humaine, nous passons notre temps à nous quereller au sujet de savoir quels livres sont plus sacrés que d’autres. C’est un manque si total de maturité !

« Alors vous devez aussi rejeter la tradition… La rejetez-vous ? »

Reporter le passé sur le présent, traduire le mouvement du présent en termes du passé, c’est détruire la vivante beauté du présent. Ce pays, comme presque tous les pays, est surchargé de traditions, retranché dans les enceintes de ses villages. Il n’y a rien de sacré dans une tradition, ancienne ou moderne. Le cerveau est porteur de la mémoire des temps passés lesquels sont surchargés de traditions, et a peur de tout lâcher, car il ne peut pas faire face au neuf. La tradition devient une sécurité et lorsque l’esprit se sent à l’abri, il se corrompt. On doit entreprendre le voyage sans fardeau, détendu, sans aucun effort, sans jamais s’arrêter à aucun autel, à aucun monument à la mémoire d’aucun héros, laïc ou religieux – on doit être seul, avec la beauté et l’amour.

« Mais nous autres moines, sommes toujours seuls, n’est-ce pas vrai ? demanda-t-il, j’ai renoncé au monde et j’ai fait vœu de pauvreté et de chasteté. »

Vous n’êtes pas seul, Monsieur, car votre vœu même vous lie – ainsi que son vœu lie celui qui se marie. Si vous permettez qu’on vous le signale, vous n’êtes pas seul parce que vous êtes un hindou, de même que vous ne seriez pas seul si vous étiez bouddhiste, musulman, chrétien ou communiste. Vous êtes engagé, et comment un homme serait-il seul lorsqu’il est engagé, lorsqu’il s’est consacré à une idéation qui régit son activité ? Le mot même : « seul » désigne ce qu’il dit : non influencé, innocent, libre et entier, non mis en pièces. Lorsqu’on est seul, on peut vivre dans ce monde, mais on sera toujours au dehors. Cet état est le seul qui puisse donner lieu à une action complète et à une vraie coopération ; car l’amour est toujours entier.