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La méditation n’est pas une évasion. Ce n’est pas une activité qui vous isole et vous enferme en vous-même, c’est plutôt une compréhension du monde et de ses évolutions. Le monde a peu à offrir en dehors d’aliments, de vêtements, d’abris, et de plaisirs doublés de chagrins.

La méditation consiste à vaguer en dehors du monde. Il faut être totalement en dehors du monde, alors il a un sens, et la beauté des cieux et de la terre est toujours présente. Alors l’amour n’est pas plaisir, mais le départ d’une action qui ne provient ni d’une tension d’esprit, ni d’une contradiction, ni de la vanité du pouvoir.

 

 

La chambre surplombait le jardin, et dix ou douze mètres plus bas était le fleuve large, étendu, sacré pour certains, mais pour d’autres simplement une belle surface d’eau, ouverte aux cieux et à la splendeur du matin. On pouvait toujours apercevoir l’autre rive, avec son village, ses arbres étalés et le blé d’hiver récemment planté. De cette chambre, on voyait l’étoile du matin, et le soleil se lever doucement au-dessus des arbres ; et le fleuve devenait la route dorée du soleil.

De nuit la chambre était très sombre, la fenêtre grande ouverte montrait le ciel du Sud, et dans cette chambre, une nuit – avec un grand froissement d’ailes – un oiseau vint. Il fallut allumer et se lever : l’oiseau était sous le lit. C’était un hibou. Il avait à peu près cinquante centimètres de haut, d’immenses yeux ronds et un bec redoutable. Nous nous sommes, tout près l’un de l’autre, fixés du regard. Il était effrayé par la lumière et par la proximité d’un être humain. Nous nous sommes regardés un certain temps et il ne s’est jamais départi de la totalité de sa taille et de sa féroce dignité. On pouvait voir ses griffes cruelles, ses plumes légères et ses ailes serrées contre son corps. On aurait aimé le toucher, le caresser, mais il ne l’aurait pas permis. Alors on refit l’obscurité et pendant quelque temps, tout fut silencieux dans la chambre. Puis il y eut un bruissement d’ailes – on pouvait sentir sur le visage un déplacement d’air – et le hibou avait pris la fenêtre. Il n’est jamais revenu.

 

 

C’était un très ancien temple. On le disait vieux de plus de trois mille ans, mais vous savez comme on exagère. Il était certainement vieux ; d’abord bouddhiste, il était devenu, il y a environ sept siècles, hindou, et à la place du Bouddha on avait mis une idole hindoue. L’intérieur était très sombre, avec une atmosphère étrange. Il y avait des salles soutenues par des piliers, de longs couloirs avec de magnifiques sculptures, et l’odeur de chauve-souris et d’encens.

Les dévots, traînassant, arrivaient, fraîchement baignés, mains jointes, faisaient le tour de ces couloirs, se prosternaient chaque fois qu’ils repassaient devant l’idole revêtue de soies brillantes. Dans le sanctuaire le plus reculé un prêtre psalmodiait et il était agréable d’entendre du sanscrit bien prononcé. Il n’était pas pressé et les mots sortaient des profondeurs du temple avec grâce et naturel. Il y avait là des enfants, des vieilles dames, des hommes jeunes. Ceux qui appartenaient aux professions libérales avaient mis de côté leurs complets européens ; revêtus de dhotis, mains croisées et épaules nues, ils étaient assis ou debout, dans une attitude de grande dévotion.

Et il y avait un étang plein d’eau – un étang sacré avec de nombreuses marches y accédant et, tout autour, des piliers de roches sculptées. On arrivait au temple par une route poussiéreuse, pleine de bruit et de soleil, et ici l’épaisseur de l’ombre était paisible. Il n’y avait pas de cierges, pas de gens agenouillés, rien que ceux qui accomplissaient leur pèlerinage autour de l’autel, remuant silencieusement leurs lèvres en quelque prière.

 

 

Un homme est venu nous voir cet après-midi, de religion védantique. Il parlait très bien l’anglais, ayant été instruit dans une université, et avait un intellect brillant et tranchant. C’était un avocat qui gagnait beaucoup d’argent. Ses yeux aigus vous regardaient d’un air spéculatif, vous soupesaient quelque peu anxieusement. Il avait apparemment beaucoup lu, y compris certains textes de théologie occidentale. C’était un homme d’âge moyen, plutôt maigre et haut de taille, possédant la dignité de l’avocat qui avait gagné de nombreux procès.

Il dit : « Je vous ai entendu parler et ce que vous dites est du pur Védanta, mis à jour, mais de la plus ancienne tradition. » Nous lui demandâmes ce qu’il entendait par Védanta. Il répondit : « Monsieur, nous postulons que seul Brahman crée le monde et son illusion, et que l’Atman – qui est en tout être humain – provient de ce Brahman. L’homme doit se réveiller de cette conscience quotidienne de pluralité qui est le propre du monde manifesté, tout comme s’il cherchait à se réveiller d’un rêve. De même que le dormeur crée la totalité de son rêve, la conscience individuelle crée la totalité du monde manifesté, y compris les autres personnes. Vous, Monsieur, ne dites pas tout cela, mais vous pensez tout cela, car vous êtes né dans ce pays et vous y avez été élevé, et bien que vous ayez vécu à l’étranger presque toute votre vie, vous faites partie de cette ancienne tradition. L’Inde vous a produit, que cela vous plaise ou non ; vous êtes le produit de l’Inde et vous avez un esprit indien. Vos gestes, votre immobilité semblable à celle d’une statue lorsque vous parlez, votre apparence même sont une part de cet ancien héritage. Votre enseignement est sans aucun doute ce que nos anciens ont enseigné depuis des temps immémoriaux. »

Écartons la question de savoir si celui qui parle est Indien, élevé dans cette tradition, conditionné par cette culture, et s’il est la somme de cet antique enseignement. Tout d’abord, il n’est pas Indien, en ce sens qu’il n’appartient ni à cette nation, ni à la communauté des Brahmins, bien qu’il y soit né. Il renie la tradition même dont vous l’investissez. Il nie que son enseignement soit la continuité des enseignements anciens. Il n’a lu aucun des livres sacrés de l’Inde ou de l’Occident car ils ne sont pas utiles à l’homme qui se rend compte de ce qui se passe dans le monde et du comportement des êtres humains. Ils répètent leurs théories, ils acceptent des propagandes qui durent depuis deux mille ou cinq mille ans, et qui sont devenues la tradition, la vérité, la révélation.

Pour celui qui rejette totalement et complètement l’acceptation du monde, les symboles et leurs conditionnements, la vérité n’est pas une affaire de seconde main. Si vous l’avez écouté, Monsieur, il a dit dès le début que toute acceptation d’une autorité est la négation même de la vérité et il a insisté sur la nécessité de se situer en dehors de toute culture, de toute tradition et de toute morale sociale. Si vous aviez écouté, vous ne diriez pas qu’il est Indien ou qu’il reprend en langage moderne une ancienne tradition. Il dénie totalement le passé, ses maîtres, ses interprètes, ses théories, ses formules.

La vérité n’est jamais dans le passé. Les vérités du passé sont les cendres de la mémoire. La mémoire appartient au temps. Dans les cendres mortes d’hier il n’y a pas de vérité. La vérité est une chose vivante, elle n’est pas dans la sphère du temps.

Ainsi, ayant mis tout cela de côté, nous pouvons maintenant aborder le point central concernant Brahman, tel que vous le postulez. Il est bien certain, Monsieur, que cette assertion est une théorie inventée par un esprit imaginatif – qu’il s’agisse de Shankara, ou d’un savant théologien moderne.

Vous pouvez vérifier une théorie par votre propre expérience, mais à la façon de celui qui, élevé et conditionné dans le monde catholique, a des visions du Christ : il est évident que de telles visions du Christ sont des projections de son propre conditionnement. De même, ceux qui ont été élevés dans la tradition de Krishna ont des expériences et des visions engendrées par leur culture. L’expérience, donc, ne prouve absolument rien. Reconnaître qu’une vision est celle de Krishna ou du Christ est le fait d’une connaissance conditionnée. Cette vision n’est donc pas une réalité, mais un fantasme, un mythe renforcé par l’expérience et totalement fictif. Quel besoin avez-vous d’une quelconque théorie et pourquoi postulez-vous une croyance ? Cette constante assertion d’une croyance est l’indication d’une peur : peur de la vie quotidienne, peur de la douleur, peur de la mort et d’une vie dénuée totalement de sens. Voyant tout cela, vous inventez une théorie, et plus elle est habile et érudite, plus elle a de poids. Au bout de deux mille ou de dix mille années de propagande, cette théorie, invariablement et sottement, devient « la vérité ».

Mais si vous ne postulez aucun dogme, vous vous trouvez face à face avec la réalité de ce qui est. Alors « cela qui est » est la pensée, le plaisir, la douleur et la peur de la mort. Lorsque l’on comprend la structure de la vie quotidienne – avec ses compétitions, son avidité, ses ambitions, ses luttes pour le pouvoir – on voit, non seulement l’absurdité des théories, des sauveurs, des gourous, mais on peut trouver une fin à la douleur, une fin à toute la structure que la pensée a élaborée.

La méditation consiste à pénétrer dans cette structure et à la comprendre. On voit alors que le monde n’est pas une illusion, mais une réalité terrible que l’homme a construite dans ses rapports avec ses semblables. C’est cela qui doit être compris et non vos théories védantiques, avec leurs rituels et tout le bric-à-brac d’une religion organisée.

Lorsque l’homme est libre, sans motif de peur, d’envie ou de douleur, alors, et rien qu’alors, l’esprit devient naturellement paisible et tranquille. Alors, non seulement peut-il voir la vérité dans la vie quotidienne, d’instant en instant, mais il peut aussi aller au-delà de toute perception, là où l’observateur et l’observé prennent fin et où la dualité cesse.

Mais encore surpassant tout cela, et sans lien avec cette lutte, cette vanité, ce désespoir, il y a – et ce n’est pas une théorie – un flot de vie qui n’a ni commencement ni fin, un mouvement immesurable que l’esprit ne peut jamais capter.

Ayant entendu cela, Monsieur, vous allez naturellement en faire une théorie, et si cette nouvelle théorie vous plaît, vous la propagerez. Mais ce que l’on propage n’est pas la vérité. La vérité n’est là que lorsqu’on est affranchi de la douleur, de l’angoisse et de l’agressivité qui, en ce moment, remplissent votre cœur et votre esprit. Lorsque l’on voit tout cela et qu’on rencontre cette bénédiction qui s’appelle l’amour, on sait que ce qui vient d’être dit est vrai.