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« Je veux connaître Dieu », cria-t-il avec véhémence : il le hurlait presque. Les vautours étaient sur leur arbre habituel, le train ferraillait sur le pont, et le fleuve poursuivait son cours – il était très large ici, très clame et très profond. Tôt, ce matin-là, on pouvait humer de loin l’odeur de l’eau ; du haut des rives escarpées on pouvait la sentir – cette fraîcheur, cette pureté dans l’air matinal. La journée ne l’avait pas encore corrompue. Les perroquets criaient près de la fenêtre, s’en allant aux champs, et plus tard ils reviendraient au tamarinier. Les corneilles, par douzaines, traversaient le fleuve, très haut dans l’air, et plus tard elles descendraient sur les arbres et dans les champs le long du fleuve. C’était un clair matin d’hiver froid mais lumineux, et il n’y avait pas un nuage au ciel. Comme vous observiez la lumière du soleil matinal sur le fleuve, la méditation se poursuivait. La lumière même faisait partie de la méditation alors que vous regardiez l’eau brillante qui dansait dans le matin tranquille.

Vous ne regardiez pas avec un intellect qui donnait un sens à ce qu’il voyait, mais avec des yeux qui ne faisaient que voir la lumière.

La lumière, comme le son, est un phénomène extraordinaire. Il y a la lumière que des peintres essaient de mettre dans une toile ; il y a la lumière que capte la caméra ; il y a la lumière d’une lampe isolée dans les ténèbres nocturnes, ou la lumière sur le visage d’autrui, la lumière qui gît derrière des yeux. La lumière que voient les yeux n’est pas la lumière qui flotte sur l’eau ; celle-ci est différente, si vaste qu’elle ne peut pas entrer dans le champ visuel de l’œil. Cette lumière, telle un son, se mouvait sans cesse – au dehors et en dedans – comme le flux de la mer. Et si vous vous teniez très tranquille, vous alliez avec elle sans le savoir, sans la mesure du temps.

La beauté de cette lumière, tout comme l’amour, n’est pas de nature à être perceptible, ou à être mise en mots. Mais elle était là – dans l’ombre, à l’extérieur, dans la maison, sur la fenêtre de l’autre côté de la route, et dans le rire de ces enfants. Sans cette lumière, ce que l’on voit est de peu d’importance, car la lumière est tout ; et la lumière de la méditation était sur l’eau. Elle serait là de nouveau le soir, et pendant la nuit, et lorsque le soleil monterait au-dessus des arbres, dorant le fleuve. La méditation est, dans l’esprit, cette lumière qui éclaire le chemin que prendra l’action ; et sans cette lumière il n’y a pas d’amour.

 

 

L’homme était grand, rasé de près, et sa tête aussi était rasée. Nous nous assîmes par terre, dans la petite chambre ayant vue sur le fleuve. Le sol était froid, car c’était l’hiver. Il avait la dignité de l’homme qui possède peu et qui n’a pas une crainte excessive de ce que disent les gens.

« Je veux connaître Dieu. Je sais qu’aujourd’hui ce n’est pas à la mode. Les étudiants, les nouvelles générations avec leurs révoltes, leurs activités politiques, leurs exigences raisonnables et déraisonnables, se moquent de toutes les religions. Et ils ont bien raison, car voyez ce que les prêtres en ont fait ! Il est naturel que les jeunes n’en acceptent rien. Pour eux, les temples et les églises représentent l’exploitation de l’homme. Ils ont une méfiance absolue de la notion hiérarchique sacerdotale, avec ses sauveurs, ses cérémonies et toutes ses sottises. Je suis d’accord avec eux. J’ai même aidé quelques-uns d’entre eux à se révolter. Mais j’insiste : je veux connaître Dieu. J’ai été communiste, mais j’ai quitté le Parti depuis longtemps, car les communistes aussi ont leurs dieux, leurs dogmes et leurs théoriciens. J’ai été un communiste fervent ; au début ils promettaient quelque chose – une grande, une vraie Révolution. Mais maintenant ils sont comme tous les capitalistes : ils se sont conformés au monde. Je me suis mêlé de réformes sociales et j’ai eu une certaine activité politique, mais j’ai abandonné tout cela, car je ne vois pas que l’homme puisse jamais se délivrer de son désespoir, de son angoisse et de sa peur au moyen de la science et de la technologie. Peut-être n’y a-t-il qu’une voie. Je ne suis pas du tout superstitieux et je ne pense pas avoir peur de la vie. J’ai dépassé ces stades et, ainsi que vous le voyez, j’ai encore beaucoup d’années devant moi. Je veux savoir ce qu’est Dieu. J’ai interrogé quelques moines errants et ceux qui, indéfiniment disent : « Dieu est : vous n’avez qu’à voir », ainsi que ceux qui prennent des airs mystérieux et vous offrent quelque méthode. Je suis las de tous ces pièges. Me voici donc, car j’ai besoin de savoir. »

Nous demeurâmes quelque temps en silence. Les perroquets passaient devant la fenêtre, poussant leurs cris aigus, et la lumière était sur leurs brillantes ailes vertes et sur leurs becs rouges.

Pensez-vous pouvoir trouver ce que vous cherchez ? Pensez-vous y parvenir par la recherche ? Pensez-vous pouvoir en faire l’expérience ? Pensez-vous que la mesure de votre esprit puisse rencontrer l’immesurable ? Comment vous y prendrez-vous pour le savoir ? Comment saurez-vous ? Comment pourrez-vous reconnaître l’intemporel ?

« Je ne le sais vraiment pas, répondit-il, mais je le saurai lorsque ce sera réel. »

Vous voulez dire que vous le saurez par votre pensée, par votre cœur, par votre intelligence ?

« Non. La connaissance ne dépend pas de ces modes de perception. Je connais fort bien le danger des sens. Je sais combien il est facile de créer des illusions. »

Savoir c’est faire une expérience, n’est-ce pas ? L’expérience implique la récognition, laquelle est mémoire et associations. Si ce que vous entendez par « connaître » est le résultat d’un événement passé, d’une mémoire, de quelque chose qui a eu lieu, c’est la connaissance de ce qui s’est déjà produit. Peut-on connaître ce qui a lieu, ce qui se produit en ce moment même ? Ou ne peut-on le connaître qu’un instant plus tard, lorsque l’événement n’est plus là ? Ce qui a lieu, en fait, est en dehors du temps ; connaître est toujours dans le temps. On regarde l’événement avec les yeux du temps, et le temps le nomme, le traduit, l’enregistre. C’est cela qu’on appelle savoir, soit qu’on analyse l’expérience, soit qu’on la reconnaisse dans l’instant. Vous voulez ramener à l’intérieur du champ de la connaissance ce qui se trouve de l’autre côté de la colline ou derrière cet arbre. Et vous insistez, vous voulez connaître cet inconnu, en faire l’expérience, et le capter. Pouvez-vous retenir dans votre esprit ou dans vos mains ces eaux galopantes ? Ce que l’on conserve c’est le mot, et ce que les yeux ont vu, et cette vision traduite en mots, et la mémoire de ces mots. Mais la mémoire n’est pas l’eau et ne le sera jamais.

« Fort bien, dit-il, mais alors comment parviendrai-je à Dieu ? Au cours d’une vie longue et studieuse j’ai compris que rien ne viendra sauver l’homme – aucune institution, aucune structure sociale, rien ; j’ai donc cessé de lire. Mais il faut pourtant, que l’homme soit sauvé ; il faut qu’il sorte de sa condition d’une façon ou d’une autre et mon urgent appel en vue de trouver Dieu est le cri de ma grande angoisse au sujet de l’homme. La violence qui se répand partout est en voie de le détruire. Je connais tous les arguments pour et contre ces combats. un certain moment j’ai espéré, mais maintenant je suis vidé de tout espoir. Je suis réellement à bout. Ce n’est ni par désespoir que je vous pose ma question, ni pour obtenir un regain d’espoir. Simplement il m’est impossible de voir la lumière. Je suis donc venu vous poser une seule question : pouvez-vous m’aider à mettre à nu la réalité – si elle existe ? »

De nouveau, nous demeurâmes quelque temps en silence. Et le roucoulement des pigeons pénétra dans la chambre.

« Je vois ce que vous voulez dire. Je n’ai jamais été si totalement silencieux. La question est là, hors du silence, je jette un regard sur elle, elle s’éloigne. Vous voulez donc dire que ce n’est qu’en ce silence, en ce silence total, non prémédité, que se trouve l’immesurable ? »

Un autre train ferraillait le long du pont.

Ce que vous dites est une invitation à toute la sottise et à l’hystérie du mysticisme – un sentiment vague et inarticulé qui engendre des illusions. Non, Monsieur, ce n’est pas ce que nous voulons dire. Écarter toutes les illusions – politiques, religieuses, et l’illusion du futur – est un dur travail. Nous ne découvrons jamais rien. Nous croyons le faire, et c’est une des plus grandes illusions : celle de la pensée. C’est un dur travail que de voir clair dans ce chaos, dans cette insanité que l’homme a tissée autour de lui. Il vous faut un esprit très très sain pour voir et pour être libre. La vision et la liberté sont toutes deux absolument nécessaires. Être libéré du désir de voir, être libéré de l’espoir que l’homme accorde toujours à la science, à la technologie ou aux découvertes religieuses. Cet espoir engendre des illusions. Voir cela, c’est être libre, et lorsqu’on est libre, on n’invite pas l’immensurable, car c’est l’esprit qui est devenu l’immesurable.